« Camille, tu es dépressif. »
Il fixait son ordinateur, la mâchoire serrée et les muscles tendus, prêt à pulvériser son écran à tout moment. Cela faisait déjà plusieurs heures qu'il était assis là, à chercher cette maudite inspiration et à se triturer l'esprit pour que des phrases cohérentes s'affichassent devant ses yeux. Il avait pourtant toutes ses idées en tête, et les imaginaient grandioses sur papier, prêtes à émouvoir n'importe qui. Tous ses professeurs de français le lui avaient dit, Camille avait une belle plume. À chacune de ses dissertations, les mots se couchaient harmonieusement sur le papier, les phrases sortaient habilement de son stylo pour finalement lui ramener des notes capables de satisfaire ses parents. On lui avait dit à maintes reprises, Camille avait un don et devrait songer sérieusement à écrire un livre. Seulement, il ne suffit pas d'avoir une belle plume pour écrire son propre bouquin, et Camille en faisait amèrement les frais depuis quelques temps. Frustré, il se passa la main dans les cheveux et se balança d'avant en arrière sur sa chaise. La veine sur sa tempe droite commençait à apparaître et ses yeux se révulsaient.
« Bordel ! Pourquoi ça m'arrive à moi ? »
Malgré lui, les mots de Desmoulins s'entrechoquaient dans sa tête, sans qu'ils n'eussent le moindre sens pour lui. Il se souvint des yeux du vieil homme en face de lui, de ses cheveux blancs parsemés sur le haut de son crâne, de son haleine fétide et de ses dents jaunes dans un triste état. Ces mêmes dents qui avaient prononcé des mots dénués de sens. Il s'était toujours demandé comment un docteur pouvait laisser son hygiène dentaire dans un état aussi lamentable. Ses parents l'avaient entraîné de force vers le psychiatre, et Camille avait accepté à contrecœur. En seize ans de vie, il avait vite appris une chose essentielle, ne pas contredire son père. L'homme avait pour ainsi dire le sang chaud. Les souvenirs de son père cassant la gueule au moindre péquenaud irrespectueux s'étaient multipliés ces dernières années. À vrai dire, Camille avait même fini par trouver ça normal.
« Camille, tu es dépressif. »
Mais qu'est-ce que cela voulait dire, bordel ? Les yeux du psychiatre avaient cherché les siens, souhaitant y déceler la moindre émotion. De l'incompréhension, de la colère, de l'angoisse, ou pourquoi pas de l'amusement. Tout sauf ce vide total, cette indifférence. Desmoulins s'attendait à tout, sauf au silence du corps en face de lui. En vérité, le mot « dépressif » n'avait strictement aucun effet sur Camille. Il ne savait pas ce que cela voulait dire, et ne l'avait jamais su, pas même entrevu la moindre hypothèse. Ce n'était pourtant pas faute d'avoir essayé. Mais rien n'y faisait, même après avoir épluché tous les livres et dictionnaires qu'il avait sous la main, et même interrogé le vieux Desmoulins, ce mot restait toujours aussi vide de sens pour lui.
Avec ses mots à elle, sa mère le lui avait expliqué, et ça d'une voix encore plus douce que d'habitude. Du haut de ses treize ans, Camille s'était contenté de regarder sa mère droit dans les yeux tandis que ses lèvres remuaient et sortaient des mots qui ne l'éclairèrent en rien.
« Mon chéri, ça t'empêche d'être heureux. Tu es malade, tu comprends ? Tout ne se passe pas comme il le faudrait dans ta tête. C'est pour ça, monsieur Desmoulins va t'aider à régler tout ça. »
Empêcher d'être heureux ? Mais est-ce que les gens autour de lui étaient heureux ? Ils faisaient semblant de l'être, ça oui. Un sourire forcé lors d'un repas entre amis, des photos affichées dans toute la maison prétendant montre le bonheur du cocon familial. Tout ce que Camille voyait, c'étaient des gens prétendant d'être heureux, dans leur petite maison confortable, quasiment identique à celles d'à côté. Il le voyait avec sa mère, tous les jours, et la vérité lui faisait atrocement mal. Dès qu'un inconnu ou un couple d'amis était dans la maison, son rire retentissait dans la pièce. Ses yeux rieurs étaient communicatifs, et on ne pouvait s'empêcher de se dire « quelle belle petite famille, si pleine de vie ». Pourtant, dès que la porte se refermait sur ces gens, le rire de sa mère s'éteignait, ses yeux perdaient de leur éclat pour devenir ternes et distants. Un rien l'agaçait, et les faits et gestes de son père la faisaient pousser un long soupir. Ses parents n'étaient plus heureux ensemble depuis un long moment, mais la vie, les enfants et aussi la famille les retenaient de tout envoyer valser pour découvrir ce qu'était réellement la vraie saveur de la vie. Tout ce qu'ils faisaient, c'était prétendre, suivre un modèle établi depuis des générations, et puisqu'ils avaient un travail stable, des enfants pas trop ravagés, et un couple qui durait depuis des années, ils pouvaient considérer avoir réussi la longue épreuve qu'est la vie.
Camille n'était pas certain de vouloir tout ça. Il n'en avait pas la force, et jouer à faire semblant n'avait jamais été sa tasse de thé. Ce qu'il voulait à tout prix, c'était de se débarrasser de ce vieux psychiatre qui lui faisait perdre son temps depuis déjà trois longues années. Et si pour cela il fallait prétendre, et bien tant pis, Camille se plierait à ce jeu.
Mais en attendant, l'inspiration ne venait toujours pas. Pourtant, tout s'y prêtait. Ses parents et Juliette n'étaient pas là. La maison était baignée du calme tranquille qu'il adorait tant, absente de la voix stridente de sa sœur, des chantonnements ininterrompus de sa mère et des grognements de son père. Rien n'y faisait, les phrases se mélangeaient dans sa tête pour devenir qu'un brouillon inintelligible, et tous les mots venaient mourir au bout de ses doigts. Son regard balaya la salle, en quête d'une illumination, et se posa sur son étagère de livres. Tous les grands noms de la littérature française y étaient, Hugo, Balzac, Zola, Proust, Camus, et son ventre s'enflamma de l'envie folle mais si poignante de figurer un jour parmi ses grands noms. Il ne vivait que pour cela, ce rêve si fou et démesuré. Il se foutait de franchir les étapes du parfait petit citoyen. Il haïssait les enfants par-dessus tout, les relations amoureuses étaient pour lui une perte de temps, sans parler des relations familiales qui étaient pour lui une véritable corvée. Ce n'est qu'en écrivant qu'il entrevoyait la place qu'il pourrait obtenir un jour, qu'il pourrait se sentir chez soi, et non pas un constant étranger. Il voulait qu'on connût son nom, que dans un siècle tous les professeurs parleraient de son image mystérieuse et charismatique et que ses œuvres produisissent un grand respect.
Mais que devrait-il écrire, que faire pour transporter les gens dans un autre monde, leur faire oublier le cours du temps le temps d'une centaine de pages, et leur donner l'envie de continuer de lire, encore et encore, pour arriver à la ligne finale ? Il n'en avait fichtrement aucune idée. Les mots et les personnages qu'il mettait en formes lui semblaient faux, vides de sens. Il écrivait pour aussitôt tout effacer.
Encore une fois, il s'apprêtait à abandonner. Les excuses étaient faciles à trouver ; « j'ai le temps, je ferais ça une prochaine fois », « ça sert à rien de se forcer », « l'inspiration viendra un jour ». Les jours, les semaines et les mois s'effilaient, et ces excuses revenaient inlassablement. Camille commençait à se dire qu'écrire était loin d'être facile, et qu'un roman demandait un trait de caractère essentiel ; de la persévérance, trait qu'il ne détenait absolument pas. Au lieu de le rendre plus fort, chaque obstacle le rendait de plus en plus las, et le plongeait dans une léthargie profonde pendant plusieurs jours.
Les nerfs à vif mais résigné, Camille éteignit son ordinateur d'un mouvement vif et s'abandonna à la douceur réconfortante de son lit. Dans tous les mauvais moments, son lit était la seule chose qui le retenait d'exploser. Parfois, quand la colère s'accumulait, il collait son visage contre son oreiller et criait. Il restait là, la bouche collée contre le tissu, et ne cherchait pas à reprendre son souffle, jusqu'à ce que son faible instinct de survie le force à détourner la tête et à inspirer, puis expirer. Le secondes passaient, et le bruit de son souffle saccadé se répercutait sur les murs. Son lit était son seul refuge, et sa famille avait de plus en plus de difficultés à l'en extirper. Décidé à calmer ses nerfs une bonne fois pour toute, il s'empara du livre posé sur sa table de chevet. L'histoire n'était pas très travaillée et était loin d'un chef d'œuvre, mais elle avait le don de distraire Camille pendant quelques minutes. Le bruit de la pluie dehors l'apaisait et accompagnait le seul bruit de sa respiration. C'est dans ces moments là que le jeune homme se réjouissait d'être en vie. Mais comme d'habitude, ces moments là ne duraient jamais bien longtemps.
« BOOM », le bruit d'une batterie se répercuta dans toute la maison, avant de recommencer de plus belle, la cadence des cymbales et des tambours s'accélérant et s'amplifiant dans toute la maison. Camille se mit à maudire ses parents pour avoir eu la stupide idée d'emménager dans une maison mitoyenne. Les murs de sa chambre étaient si fins que le lit grinçant de ses anciens voisins le maintenait éveillé une bonne partie de la nuit. La semaine dernière, lorsqu'il avait vu le grand camion de déménagement s'éloigner avec toutes leurs affaires, il avait cru être enfin délivré de ces bruits gênants. Mais voilà que les nouveaux voisins, à peine arrivés la veille, se mettaient à jouer de la batterie d'une façon exécrable.
« Pourquoi il a fallu que ce soit eux, hein ? Pourquoi pas une gentille petite mamie avec son chat ? Putain, ça aurait été trop beau. »
Las à l'idée de parler à quelqu'un de nouveau, Camille se leva, dévala les escaliers et enfila les premières chaussures qui lui tombèrent sous la main. À ce moment, il se foutait complètement de son apparence, et encore moins de paraître malpoli envers les nouveaux voisins. Il avait vite appris que le silence avait un prix inestimable, qu'il l'aidait à apaiser sa tête, et qu'il était prêt à tout pour l'obtenir, quitte à froisser quelques égos par ci par là. Sans prendre plus de précautions, il tambourina à la porte, et essaya de surpasser le bruit infernal qui surgissait de derrière la porte.
« Hey, ouvrez ! C'est votre voisin d'à côté ! Ça vous dirait pas de la mettre en veilleuse ? »
À mesure que les sons ne se désamplifiaient pas, la patience de Camille, elle, s'amenuisait. En réalité, il était à deux doigts de faire exploser la maison tout entière. La seule chose qui le retenait, c'était qu'à côté de cette foutue maison, il y avait la sienne, et ses petites expériences explosives seraient loin de ravir sa mère. Il ne lui restait plus qu'une solution, rentrer, secouer la source du problème comme un prunier, faire un sourire forcé pour ne paraître trop psychopathe, puis rentrer chez soi comme si de rien n'était. La porte s'ouvrit dans un grand fracas, et ses yeux s'écarquillèrent devant le spectacle devant lui. En vérité, il était sidéré. Ils n'étaient arrivés qu'hier, et pourtant, ils étaient parvenus à changer entièrement tout le papier peint de ses anciens voisins. Devant ses yeux se tenait un joyeux bordel, ou comme le disait si bien son père, ce n'était qu'« un délire de hippie à la con ». Une myriade de couleurs s'affichait sur les murs, les meubles semblaient tous vieux, et pourtant, l'ensemble était doucement harmonieux. Un peu moins confiant que tout à l'heure, Camille se déplaça lentement vers le salon à sa droite. La batterie prenait place au milieu du salon, et une jeune fille se tenait de dos. Il voyait les os de ses omoplates se soulever à mesure que les baguettes s'abattaient maladroitement sur son instrument, et sa tête oscillait de gauche à droite, comme pour approuver le capharnaüm qu'elle produisait.
« Salut. » Il se racla la gorge et haussa le ton pour attirer son attention, mais son corps était toujours captivé par ce qu'elle faisait, rien d'autre ne pouvait la détourner. Exaspéré, Camille par s'approcher d'elle en deux enjambées et enfonça son doigt dans son épaule d'une manière un peu trop brutale. Bon, niveau courtoisie, j'ai encore merdé. Bien joué Camille.
« Hm, salut. Excuse-moi mais qui es-tu ? Et qu'est-ce que tu fais chez moi au juste ? » Elle lui avait dit ça d'une voix fluette, qui paraissait presque innocente, et ses yeux grands yeux marrons le regardaient curieusement, attendant une réponse. Bizarrement, les remontrances que Camille avait préparées moururent sur ses lèvres. Il resta là à la dévisager un peu trop longuement pour paraître sain d'esprit, et il se mit à paniquer en son for intérieur. Il fallait qu'il se ressaisît, et vite.
« Est-ce que tu sais parler, au moins ? », l'amusement était visible dans ses yeux, et elle semblait vouloir le sortir de sa torpeur. L'idée qu'un inconnu s'introduise chez elle alors qu'elle jouait de la batterie et avait le dos tourné n'avait pas l'air de l'effrayer le moins du monde, et pour la première dans sa vie, Camille se rallia à l'avis de son père. Les hippies sont vraiment des gens bizarres. Tout cet environnement nouveau, et cette inconnue en face de lui le mettaient de plus en plus mal à l'aise. Il voulait retourner en lieu sûr au plus vite, mais la fille ne lui disait rien qui vaille, il était prêt à parier qu'elle était du genre à discuter avec tout le monde et ça à tout bout de champ. Sans réfléchir, il dit la première phrase qu'il lui passa par la tête.
« La batterie. Tu es une brêle. Tu ferais mieux de laisser tomber. »
Eh merde. Camille se gifla mentalement et maudit son manque de tact. Sa sœur avait peut-être raison, si ça continuait, il finirait vieux célibataire grincheux, n'ayant connu aucune relation amoureuse. Elle accusa le coup pendant quelques secondes, mais très vite, ce stupide sourire reprit sur son visage, avec cependant une légère teinte d'ironie.
« Merci, ça fait toujours plaisir. Mais je te l'accorde, je suis bien une brêle. Je viens tout juste de m'y mettre, mais dans quelques semaines, ça devrait déjà être un peu plus harmonieux. Tu es donc le voisin d'à droite ou de gauche ? »
« De gauche. »
« Je vois. T'es pas du genre bavard, toi. » Elle haussa vaguement les sourcils avant de se lever de son siège et de se mettre en face de lui. Camille sentait son regard l'examiner de haut en bas. Il avait l'impression d'être une bête curieuse, un nouveau spécimen rare qui allait bientôt être examiné de long en large, jusque dans ses entrailles.
« Et bien voisin de gauche, enchantée. Moi c'est Lou. » Camille fixa la main qu'elle lui tendit, et un sentiment de répulsion le prit tout de suite. Il n'était pas venu ici pour discuter avec elle, toute cela le rendait anxieux. Sans prendre la peine de lui lancer un dernier regard, il tourna les talons et s'élança vers la porte d'entrée.
« Hé ! Mais qu'est-ce qui ne va pas chez toi ? »
Une fois de plus, il ignora la fameuse question qu'un nombre incalculable de gens lui avaient posé. Il se sentait atrocement mal, il savait que quelque chose ne tournait pas rond chez lui. Personne dans son entourage ne réagissait comme ça. Mais il n'y pouvait rien, son corps agissait avait que son esprit détraqué ne puisse prendre une décision. Il lui fallait fuir avant tout, car on ne sait jamais ce que les gens peuvent nous faire. Le moindre geste amical lui semblait faux, et il avait l'horrible sentiment que tout le monde se jouait de lui. Alors, il restait seul, car même s'il était capable de se blesser soi-même, il pouvait s'y préparer, ça ne le prenait pas au dépourvu. Le souffle court, il s'assit au bord de son lit et se prit la tête entre les mains. Tous les soirs, il priait pour que ce vide disparaisse, mais tous les matins il le retrouvait. À force, il avait cessé de tenter de l'annihiler, c'était même devenu une sorte de vieil ami. Il resta là à contempler le mur en face de lui, et le silence commençait à calmer les battements de son cœur.
Puis, le bruit de la batterie recommença.
Camille est un personnage intéressant avec une vision du monde que j'apprécie qui rajoute une touche de mélancolie.
Bonne continuation.
C'est une super découverte pour moi cette histoire ! Tu as une super plume et je me suis aussitôt attaché à Camille.
C'est un personnage que tu rends vivant et complexe dès le premier chapitre, c'est très fort !
Le voyage dans les pensées du narrateur est riche en enseignements, je me reconnais pas mal dans certaines de ses observations, je suis devant mon ordi à penser "il a raison" xD.
Le personnage de Lou m'a l'air aussi très cool, c'est incroyable la façon dont Camille est mal à l'aise face à quelqu'un d'aussi bienveillant.
"l'inspiration ne venait toujours pas. Pourtant, tout s'y prêtait." tellement vrai ! l'inspiration ne vient pas sur commande
A la fin de ce premier chapitre je ressens beaucoup d'enthousiasme ! Je me lance dans le chapitre 2 tout de suite et j'espère que tu écriras vite les suivants (=
Bien à toi !