Je haïssais ma vie. Et plus encore, je haïssais mes parents. Aujourd’hui, quand je prends du recul sur tout ce qui a pu se passer dans ma petite vie d’adolescente révoltée, je me dis qu’ils avaient raison. Ils avaient fait ce qui était le mieux pour moi. Ça m’arrache encore la bouche de le dire, mais je peux prétendre que mes parents sont de bons parents. Mais à l’époque, quand je n’avais que 16 ans et pensais tout savoir sur la vie, je ne comprenais tout simplement pas leur choix. C’est vrai que j’étais loin d’être l’enfant idéale. En plus de ça, j’étais fille unique, et toutes leurs espérances reposaient sur mes frêles épaules. Des épaules si frêles qu’elles étaient prêtes à se fêler à la moindre occasion.
Ils avaient vite été déçus, mes pauvres parents. Mais comme ils avaient toujours été habités par un amour inconditionnel pour autrui, ils décidèrent que je méritais une seconde chance. Après tout, j’étais jeune, et il était normal que je fasse mes propres erreurs. Pour eux, cette seconde chance consistait à déménager du jour au lendemain, sans m’en parler auparavant. Qui plus est dans le trou du cul du monde, où l’on doit prendre la voiture pour acheter une baguette et où toutes les maisons ressemblent à d’atroces blocs de bétons alignés à la perfection.
J’avais détesté la maison d’emblée. Elle comportait un étage et trois chambres, dont l’une deviendrait le bureau de mon père. On avait dû se trimballer pendant tout le trajet tous les cartons avec ses maquettes de bateaux et autres trucs dont je ne comprenais – et ne comprends toujours pas- l’intérêt. Il avait essayé à de multiples reprises de m’initier à l’art des maquettes, surtout quand j’étais gamine et malléable, mais rien n’y faisait. Devant mes crises de nerfs, il avait fini par capituler, et avait compris que personne d’autre dans cette famille n’estimerai le hobby des maquettes à sa juste valeur. La vie est parfois triste.
Le papier peint décrépi de la cuisine représentait d’immenses fleurs d’un jaune criard. La décoration des autres pièces n’était pas mieux. J’avais hérité d’une minuscule chambre, qui du mur au plafond était teintée d’un rose fuchsia. Il faut le dire, les anciens propriétaires avaient des goûts de merde, et je n’étais pas du tout étonnée qu’ils eussent l’envie de se barrer de cet endroit cauchemardesque. Cela faisait à peine dix minutes que j’étais entrée, et moi aussi, je voulais partir. En deux jours, papa et maman avaient mis la main à la pâte pour enlever le papier peint de tout le rez de chaussée pour le remplacer par quelque chose de plus harmonieux (selon les termes de ma mère). Ils avaient passé deux journées entières et une partie de la nuit à enlever le vieux papier et tout retapisser. En signe de rébellion, j’avais refusé de les aider et m’était cloitré dans ma chambre. Je voulais absolument reparler aux copines de mon ancien lycée, et j’avais passé la majeure partie de la soirée à les harceler de textos. En vain. Aucune d’elles ne m’avaient répondu, et j’avais fini par descendre, complètement abattue.
Un bleu turquoise – la couleur fétiche de la maison – avait remplacé les fleurs jaunes et autres atrocités. Maman voulait absolument que cette maison fut pleine de couleurs. Mais attention des jolies couleurs, celles qui donnent la pêche. Le résultat donnait un peu mal aux yeux, mais papa et moi nous contentions d’obéir à ses ordres. Nous savions pertinemment que cette bataille était perdue d’avance. J’avais un peu aidé papa à placer tous nos vieux meubles, et le résultat final n’était pas trop mal. Le rez de chaussée ressemblait déjà à notre ancien appartement, et j’avais hâte que ma chambre soit elle aussi à mes goûts. Cependant, mes parents me dirent que les travaux du premier étage n’étaient pas d’actualité, et qu’il fallait attendre encore un peu. Heureusement, j’avais eu la présence d’esprit de ne pas piquer une crise de colère (ce qui relevait du miracle) et j’acceptai avec douleur de garder cette chambre pendant encore quelques mois.
Ce que j’avais le plus détesté dans cette maison, c’était le fait qu’elle soit mitoyenne. Ma chambre allait être collée à celle d’un autre, et les murs seraient sûrement aussi fins que du papier de verre. J’avais fait la réflexion à mes parents que je ne voyais pas l’intérêt de déménager en pleine campagne pour avoir aussi peu d’intimité que dans un appartement. Ils ne m’avaient pas répondu et avaient continué à déballer leurs cartons, comme si de rien n’était. Ça m’avait encore plus foutue en rogne. Maintenant, je réalise qu’ils n’avaient pas trop le choix. J’ai appris bien plus tard qu’ils avaient eu de gros problèmes d’argent, et que cet immonde bloc de béton devait sûrement être le seul bien qu’ils avaient les moyens d’acheter. En y réfléchissant, eux aussi devaient haïr cette maison autant que moi, seulement, ils ne le montraient pas.
Enfin, revenons au moment de l’emménagement, l’instant où tous les cartons furent tous déballés. Ce moment où j’ai fait une rencontre fatidique. Aussi bien pour moi que pour lui. Ce jour-là, j’étais remplie d’amertume, et quiconque se trouvait en travers de mon chemin en subissait les conséquences. Je voulais absolument être seule, et pourtant, lorsque mes parents me laissèrent dans ma chambre pour aller faire quelques courses, j’étais encore plus en rogne. Je voulais leur en faire baver, à eux et leur foutue idée de nouveau départ, et voilà qu’ils partaient pendant plusieurs heures. La triste vérité, c’est que j’ai toujours eu peur de me retrouver seule. Je ne supportais pas ce silence pesant. Il me fallait continuellement la présence de quelqu’un. Dans ma vie d’avant, il m’était facile de combler ce vide. Il me suffisait de quitter mon immeuble et je me retrouvais dans une rue bondée de monde, de jour comme de nuit. Je passais rarement de temps à la maison. Mais puisque mes parents avaient eu la brillante idée de déménager en pleine campagne, il m’était impossible de me distraire de cette façon-là. Je ne savais même pas où se trouvait l’arrêt de bus le proche, ni même où est-ce qu’il pouvait bien mener. J’avais enfin défini de déballer toutes mes affaires en milieu d’après-midi. Mes parents m’avaient promis de refaire la décoration de ma chambre au cours de l’année, mais en attendant, j’avais scotché des dizaines de posters sur les murs. Là-dedans, il y avait des groupes que je n’écoutais même pas, mais c’était toujours mieux que ce rose immonde.
Je ne supportais pas d’être dans cette pièce, alors j’avais vite élu domicile dans le salon. Mon immense batterie trônait fièrement là. J’avais insisté pour la garder ici. Le garage était trop petit et j’avais émis un non catégorique quand ils m’avaient suggéré de la vendre. Papa me l’avait achetée le jour de mes quatorze ans. Ça faisait plusieurs mois que je le tannais pour qu’il me l’offre, et il avait fini par céder. Il avait fait tellement d’heures supplémentaires qu’on ne le voyait presque plus le week-end. Pourtant, une fois l’objet de mes convoitises acquis, je n’y avais presque pas touché. J’avais d’autres préoccupations, comme par exemple trouver une robe à me mettre pour l’anniversaire de Lili. Mon père avait contemplé las et impuissant mon désintérêt pour l’instrument, mais ne m’avait jamais rien dit. Cette batterie avait de nouveau un sens. Dans la situation où ma vie sociale était désormais nulle, l’instrument me semblait être une intéressante échappatoire. Je l’avais contemplée longtemps, moi debout dans le salon et indécise, et elle, attendant que je me décide enfin à l’essayer. En y repensant, c’était la seule chose que j’avais laissé tomber. Dans la vie, je suis plutôt du genre à m’accrocher. D’ailleurs, c’est qui m’a valu le surnom « la terreur » pendant de nombreuses années. Quand je commence quelque chose, je n’abandonne pas. Peut-être que l’abandon de la batterie était le signe avant-coureur que je commençais vraiment à foutre ma vie en l’air.
En ce samedi après-midi triste à en mourir, j’avais bien l’intention de rectifier cette erreur de parcours. C’était tout bénef pour moi. Je ferais plaisir à papa, tout en libérant toutes mes frustrations sur les tambours. Et à ce moment-là, je ne pensai pas du tout que mes déboires musicaux pouvaient gêner les voisins.
Je l’avoue, j’étais totalement nulle. La batterie était beaucoup plus complexe que je ne l’avais imaginé, et je réalisé qu’il me faudrait des heures et des heures d’entraînement avant de produire quelque chose de correct. Mais cette réalisation ne me découragea pas, bien au contraire. J’étais plutôt satisfaite car cela signifiait que j’avais un objectif à poursuivre, et je me promis de ne jamais l’abandonner. Ma colère s’amenuisait à mesure que les baguettes s’abattaient sur les cymbales.
L’arrivée de Camille m’avait surprise, et son doigt m’avait laissée une petite douleur dans l’épaule pendant plusieurs minutes. La première impression que j’ai eu de lui était totalement minable. Ses cheveux étaient en désordres, et son visage émacié me faisait presque peur. Lorsque j’appris plus tard qu’il voyait un psychiatre depuis plus de trois ans, je n’avais pas du tout été étonnée. Son aura était si morose qu’elle vous rendait mal à l’aise. Je compris rapidement qu’il était impossible de lui parler et sa dernière phrase me cloua littéralement le bec. Il s’était enfui comme un voleur, et ça m’avait laissée perplexe et intriguée.
Subitement, ma colère refit surface. Je lui en voulais, pour tout et n’importe quoi. Bientôt, mon principal objectif fut de l’ennuyer. En réalité, je voulais qu’il revienne. La solitude commençait à me peser et je savais qu’aucune de mes anciennes copines ne m’enverrait de message. C’était peut-être lui, le mec de la chambre collée à la mienne. J’avais envie de trouver quelqu’un qui détestait autant cet endroit que moi. Je continuai la batterie jusqu’à ce que mes parents arrivent. Les yeux de papa étincelèrent quand il m’entendit, et je lui rendit volontiers son sourire. Ils m’avaient acheté mes pommes préférées, alors je décidai d’établir une trêve.
Le dîner fut enjoué. Maman nous exposait ses idées de décoration du premier étage. Ça allait encore être une explosion de couleur, mais papa et moi l’écoutions attentivement. Pendant un instant, j’avais laissé de côté mes tourments d’ado et discuté de tout et de rien avec mes vieux. Ça faisait longtemps qu’on s’était réunis comme ça, autour d’un bon repas – une pizza réchauffée à la va vite, la spécialité de papa – et je devais avouer que ça m’avait terriblement manqué.
« Quelle idée de manger tout ce ramassis de conservateurs et de produits pas frais ! » avait râlé ma mère, tout en croquant sa part déjà bien entamée. C’était une habitude chez elle. Elle était férue du bio et prônait tous les produits naturels, tout en se goinfrant de produits qui n’avaient rien de naturel. C’était devenu un sujet de plaisanteries entre nous et elle faisait toujours mine de s’en offusquer.
Notre complicité m’avait manqué, mais bien sûr, à l’époque je n’en avais rien montré et j’avais fait comme si tout ça m’ennuyait profondément. Je n’avais pas évoqué l’apparition de Camille. Je voulais garder l’existence de ce garçon étrange pour moi toute seule. Je ne pense pas qu’à ce moment-là j’avais conscience de la place qu’il occupait dans ma vie, mais il était certain que je voulais apprendre à mieux le connaître. Je voulais lui donner la chance de se présenter sous un nouveau jour, de me montrer de quoi il était capable. Moi qui suis si impatiente de nature, je suis encore surprise d’avoir attendu tous ces mois pour que mon Camille me montra qui il était vraiment.
Nos bruits furent bientôt couverts par la voix tonitruante d’un homme de la maison de gauche. Même s’ils étaient fins, les murs empêchaient d’entendre distinctement la conversation. On comprenait toutefois que l’homme en avait après un autre membre de la maison, et les mots calfeutrés ressemblaient beaucoup à des injures. J’avais aussitôt pensé que ces injures étaient destinées au garçon de tout à l’heure. Cela aurait expliqué son air de chien battu.
« Voilà donc notre cher voisin. » ironisa mon père. Je le vis tiquer à mesure que la voix s’amplifiait. Papa avait toujours détesté les gens bruyants. Tout en lui était décontracté, et je ne l’avais vu me crier après que quelques fois. On savait d’emblée que les deux hommes ne s’entendraient jamais.
« Je vous avais bien dit qu’il ne fallait jamais emménager ici » dis-je d’un air triomphant « je suis sûre qu’il passe son temps à gueuler. Tu es certain de vouloir rester ici, papa ? »
Il continua de mastiquer lentement la part de pizza, sans me regarda. Ça m’agaçait encore plus, quand il m’ignorait comme ça, et j’eus envie d’hurler à mon tour.
« Ce sont nos voisins » répondit ma mère à sa place, « on ne peut tout simplement pas frapper chez eux dès le premier jour. On attends un peu, et si ça ne se passe pas, on leur en parlera.
- Et s’ils s’en fichent, hein ? Qu’est-ce qu’on fera ? On les écoutera gentiment tous les soirs se taper dessus ?
- Lou » soupira mon père, « je sais que le déménagement n’est pas facile pour toi, mais mets-y un peu du tien. Je te rappelle que c’est pour toi qu’on fait tout ça. »
Je me terrai dans un silence boudeur. Les cris du voisin avaient plombé l’ambiance et nous finnisâmes notre dîner sans rien dire. La pizza avait soudain un goût fade dans ma bouche, et je n’eus plus du tout faim. J’avais envie de monter dans ma chambre pour enfin dormir et oublier cette journée, mais maman me retint.
« Au fait, Lou, je ne t’ai pas dit, mais en sortant faire les courses, nous avons croisé la voisine de la maison de gauche.
- Celle qui vit avec le taré de tout à l’heure ? »
J’ignorai son regard noir et l’engagea à continuer.
« Ils nous ont invité à dîner demain soir. Elle m’a dit qu’elle avait un fils de ton âge, c’est chouette non ? Comme ça, vous pourrez prendre le bus ensemble pour aller au lycée.
- Je ne veux pas prendre le bus » répondis-je d’un ton buté.
« Mais on t’a déjà payé ton abonnement.
- Papa travaille juste à côté du lycée, je ne vois pas pourquoi il ne m’emmènerait pas. »
Les deux adultes se concertèrent du regard. Depuis le temps, je connaissais chacun de ces coups d’œil. Et celui-là signifiait que j’avais gagné.
« Très bien » concéda mon père, « et pour demain soir, tu comptes venir ? »
Je n’étais pas enchantée à l’idée de passer un dîner avec des adultes et un ado muet, mais je n’avais pas vraiment le choix. J’avais peur de devenir folle si je passais une soirée seule ici, et la perspective de manger autre chose que de la nourriture congelée avait quelque chose d’attrayant. Et le mieux dans tout ça, c’était que j’allais pouvoir étudier d’un peu plus près le garçon étrange de tout à l’heure. Je n’avais plus qu’à espérer qu’il vienne. Il ne me paraissait pas friand de ce genre de dîners.
« D’accord » dis-je, « mais j’espère que la bouffe sera bonne. »
Cette différence entre les personnages principaux est plutôt bien réalisé et ont peut facilement s'identifier à l'un des deux.
Tu exprimes très bien les soucis de Camille et Lou, je suppose que c'est justement ça qui va les réunir.
Les personnages n'ont pas l'air de s'apprécier eux même, et justement il cherche peut être quelqu'un de différents d'eux vu qu'il ne s'aime pas.
Bonne continuation, je vais continuer ma lecture de ce pas.
Bonne journée.
La relecture n'est pas mon point fort. :(
J'aime énormément aussi ta 2e narratrice ! Elle a une personnalité très différente de celle de Camille et pourtant elle est tout aussi complexe et vivante. Chapeau !
Je suis fan de ton style, vivement la suite ^^
Quelques remarques :
"Mais attention des jolies couleurs," -> mais attention : des
"où se trouvait l’arrêt de bus le proche, ni" -> le plus proche
"et je réalisé qu’il me faudrait" -> je réalisais
"et nous finnisâmes notre dîner" -> nous finîmes
"et l’engagea à continuer."-> l'engageai
Un plaisir de te lire,
A très très bientôt !