La pluie dégoulinait sur les hautes vitres de Poudlard. Pourtant, Albus ne semblait pas remarquer les rigoles qui s'étaient formées sous ses yeux, son regard errant sans but sur le parc, s'attardant sur le lac. Son esprit était loin, bien loin de cette fin d'après-midi pluvieuse. Ce n'était pas ce qu'il avait espéré dans sa jeunesse.
Non. Depuis toujours il avait voulu devenir professeur dans cette si prestigieuse école de magie. Enfin... jusqu'à ce qu'il Le rencontre. Dès qu'il L'avait vu, il avait eu la certitude, ancrée au plus profond de lui-même, qu'Il était spécial. Qu'Il irait loin ! Cette pensée avait un goût amer : ça oui, Il était allé loin... c'était même ça qui les avait séparé...
Albus soupira et se passa la main sur les yeux dans un geste fatigué. Il regretterait ce fameux jour toute sa vie... Il aurait dû faire plus attention, il aurait dû se rendre compte qu'ils suivaient un mauvais chemin. Mais non, il avait été le pire des dupes. Et il ne se le pardonnerait jamais. Abelforth non plus d'ailleurs. Mais comment le blâmer ? Tout était de sa faute... Albus secoua la tête.
Les épaules tombantes, il se retourna et scruta son bureau dans les moindres détails, adossé à la chambranle de la fenêtre. Son habituel regard bleu perçant paraissait terne maintenant, accordé à la pénombre grisâtre qui avait pris possession des lieux. Les chandelles s'étaient éteintes. Cela non plus, il ne l'avait pas remarqué. L'air las, il se dirigea vers son fauteuil et s'y laissa tomber, apathique.
Il Lui en voulait tellement... d'avoir profité de sa jeunesse, de son inexpérience, de sa candeur, de son arrogance... Mais il ne pouvait empêcher son cœur de rater un battement à chaque fois qu'il lisait Son nom dans les journaux. Il ne pouvait s'empêcher de repenser à Lui, au moment merveilleux qu'ils avaient partagés. Il ne pouvait s'empêcher de rêver à Ses yeux, Son sourire, Sa manière de le fixer avec malice, lors de leurs moments les plus intimes.
Albus avait bien essayé de Le remplacer, une ou deux fois, mais il s'était bien rendu compte qu'il n'y arriverait pas ; et plus le temps passait, plus il pensait « sans doutes jamais ». Cela faisait longtemps, pourtant, qu'ils s'étaient dit Adieu... Et maintenant, malgré la sensation de brûlure que laissait dans son âme cette décision, maintenant, il tentait plus mal que bien de détruire la dernière chose qui le reliait à Lui, à leurs jeunes années.
Albus laissa ses doigts glisser le long de la chaine et joua un instant avec la clé de leur Pacte de Sang.
Comment avait-il pu être aussi aveugle ? Pourquoi n'avait-il pas vu que s'Il lui proposait ce pacte, c'était pour ménager Son règne, pour empêcher Albus de L'arrêter. Pourquoi avoir cru à Ses promesses, ces fadaises ?
Dumbledore grimaça. Bien sûr qu'il avait la réponse : il avait bu Ses paroles, comme lorsqu'Il lui exposait Ses projets d'avenir, comme à chaque fois. Mais comment, comment résister à un jeune éphèbe, à Sa beauté slave, à Son charisme magnétique, plus encore, à l'homme que vous aimez, alors qu'Il vous promet, presque sur le ton de la confidence, milles et une merveilles auxquelles vous avez toujours secrètement rêvé ?
Ils étaient jeunes, audacieux, puissants ; ils avaient le Monde à leur pieds... Et cela L'avait séduit, quand Albus aurait voulu Le séduire : car il ne se faisait pas d'illusion. Plus maintenant en tout cas. Jamais Il ne l'avait aimé comme il L'aimait, et L'aimait encore. Albus s'était escrimé en vain à faire sien un cœur qui ne lui appartiendrait jamais. Le professeur laissa échapper un sanglot. Pourquoi était-ce si dur ?
Pourquoi sa gorge se nouait-elle, pourquoi son esprit se débattait-il face à la vérité : Il s'était servi de lui... Tout du long. Mais quel imbécile il avait été, Merlin ! Nul doutes qu'Il s'en était vite aperçut, Il était observateur, et Il avait joué de cette faiblesse pour atteindre son but. Et lui, Albus, nigaud qu'il était, n'y avait vu que du feu et avait joué au brave petit soldat, au bras droit fidèle et concerné... Et ce manège aurait pu continuer longtemps, s'il n'y avait pas eu cet Accident.
Comment cela avait-il pu arriver... Elle ne méritait pas ce sort ! Albus se prit la tête entre les mains, les larmes coulant silencieusement le long de ses pommettes pour venir se perdre dans sa barbe rousse et rouler le long de la chaine qui pendait de ses mains, jusqu'à la clef.
Les souvenirs qu'il avait de ce jour funeste restaient confus, il demeurait incapable de se remémorer ce qui avait pu conduire à cela exactement, mais une chose était sûre. Tout était de sa faute. Sa naïveté, cet accident, son amour... Tout cela était intrinsèquement lié et lui broyait la poitrine, jour après jour sans que la douleur ne s'atténue. Il n'avait pas besoin de la présence accusante de son frère à Pré-au-Lard pour le lui rappeler. Chaque sort, chaque vision d'une famille, d'une amitié forte, d'un couple lui frappait la poitrine d'une douleur lancinante...
Un hoquet secoua ses épaules, alors que ses doigts crispés resserraient leur prise sur ses cheveux. Ce jour avait marqué la fin de son adolescence, de son innocence. Car oui, il avait été innocent derrière ses bravades et ses airs conquérants, il avait bêtement cru à ce qu'Il lui racontait, comme un enfant croit son maître d'école.
Mais ce jour-là tout s'était brisé, son cœur avait éclaté. Il ne pouvait depuis décemment plus avoir une relation normale avec son frère - si tant est qu'il en ait déjà eu une. La mort de leur sœur avait jeté un froid irrémédiable entre eux deux ; elle avait brisé leur famille. Et il ne pouvait pas non plus chercher du réconfort auprès de Lui, ç'aurait été trahir sa mémoire à Elle.
C'était à ce moment qu'il avait commencé à ouvrir les yeux. Et ce qu'il avait vu l'avait effaré. Tout ce qu'ensemble ils avaient rêvé, caressé, lui semblait désormais un cauchemar, une dystopie d'autant plus atroce qu'elle lui avait paru douce, et qu'elle s'était construite sur des vœux de progrès. Le mirage s'était dissipé, emportant avec Lui les restes de sa candeur passée.
Mais il n'avait pu Le détester. Car il fallait bien le reconnaitre un jour : l'amour qu'il Lui portait n'avait pas pour autant diminué. A travers un sanglot, Albus raffermit sa prise sur la clef. Il fallait qu'il trouve un moyen de la briser. Ainsi, il pourrait peut-être enfin se débarrasser de Lui. Dans tous les sens du terme.
Une nouvelle crise de larmes secoua l'homme. C'était plus fort que lui : il ne pouvait pas. Il ne voulait pas. Mais s'Il avait tenu à conclure ce pacte, c'était pour une raison. Il n'avait jamais été du genre à faire quelque chose pour rien. C'est parce qu'Il avait pensé qu'Albus serait capable de se mettre en travers de Sa route, et serait en mesure d'ébranler Ses plans.
Le professeur renifla, mais planta un regard déterminé sur un cadre renversé, qui ornait une des étagères qui meublaient le bureau. Lui laisser faire ça était au-dessus de ses forces. Le monde qu'Il voulait créer serait un Enfer. Et par honnêteté avec lui-même, Albus ne pouvait se convaincre, ou encore se persuader de refermer les yeux. Au grand jamais il ne laisserait quelqu'un, pas même Lui, faire de lui un lâche.
Agir restait donc la solution, et il lui semblait qu'il était le seul capable de mettre un terme à cette mascarade pseudo-bienfaitrice qui conduisait doucement mais sûrement le monde sur une pente glissante... Merlin ! Etait-il un Griffondor oui ou non ? Faire honneur à sa maison, au moins pour expier ses fautes, voilà ce qui importait. Ô ! Comme il aurait été simple de baisser les bras, sous prétexte qu'un Pacte de Sang était irrévocable !
C'aurait été plus simple, personne ne lui en aurait tenu rigueur. Enfin, à l'exception d'Abelforth. Celui-ci n'aurait pas manqué de lui rappeler, par un quelconque moyen, qu'il était considéré comme l'un des plus grands esprits de tous les temps malgré son jeune âge, et que par conséquence il aurait dû se mettre corps et âme au service de sa cause. Ne faisait-il pas parti de ceux qui prétendaient lutter pour endiguer le Mal ? Il fallait qu'il réussisse.
D'un certain côté, ses peines de cœur seraient réglées s'il y arrivait, n'est-ce pas ?
Aussi, d'une main tremblante, Albus attrapa à tâtons un des livres qui couvraient son bureau depuis plusieurs semaines, et, les yeux rouges et le cœur en brisé, se replongeât dans ses recherches, le poing toujours crispé autour de la clef.