Seuls sur la lande

Nielle monta au sommet de la colline. Autour d’eux, il n’y avait rien sinon de l’herbe et des roches à perte de vue. À croire qu’ils étaient vraiment perdus dans la lande. Aucun signe de vie n’était perceptible : pas de route témoignant de la présence d’habitation proche. Ce n’était pas encore ce soir qu’ils mangeraient…

Évidemment, ce n’était pas un problème pour elle, comme tous ceux de son espèce, elle pouvait absorber en masse de la nourriture, afin que l’énergie lui soit restituée quand elle en aurait besoin. De plus, la région pullulait de lapin.

Ayant pris connaissance du paysage, Nielle tourna les talons au pas de course. Une silhouette maigre et souffreteuse se mouvait avec difficulté. Elle se glissa à son côté et passa son bras autour de ses épaules pour la soutenir.

– Encore un petit effort, Dasno. Nous y sommes presque.

Il ne répondit pas, se contentant de darder ses prunelles vides vers elle. Plus le temps passait, lui ses fonctions motrices et visuelles se détérioraient.

Sans un mot, avec une lenteur plein de tendresse, la jeune femme l’aida à gravir l’obstacle. Une fois en haut, elle le fit s’asseoir. Il chuta gauchement sur le talus, finissant plus allongé qu’autre chose.

Défaisant sa cape, Nielle la roula en boule pour la passer sous sa tête. Elle récupéra sa gourde dans le sac et la porta délicate jusqu’à la bouche de son compagnon. Le goulot se posa sur ses lèvres craquelées, et l’eau qui coula sur sa langue violacée ne parut lui apporter aucun réconfort. Cela lui serra le cœur.

Rangeant la boisson sans même en prendre une goutte, elle se contenta de poser la main sur la sienne. Sa peau parcheminée collait à ses os, laissant apparaître par transparence ses muscles. Par endroits, la jeune femme aperçue des craquelures sur son corps. La chair en dessous y était à vif d’une couleur brune virant de plus en plus au noirâtre.

– Dasno, ça ne peut pas continuer. Tu as trop faim…

Sans l’élixir de son peuple pour conserver son corps dans un état acceptable, le jeune homme voyait celui-ci se détruire petit à petit. La putréfaction le menaçant à mesure que l’horloge tournait. C’était à une mort lente qu’on le condamnait. S’il ne mangeait pas rapidement, ses fonctions intellectuelles déclineraient rapidement, ne laissant plus qu’un monstre avide de nourriture, incapable de se contrôler.

Quelle injustice ! Tout cela parce qu’il avait osé tomber amoureux d’elle.

Caressant son front, Nielle vint se coller contre lui.

– Il faut que tu manges…

Ils le savaient tous les deux. Lâchés en pleine nature, ils avaient fait leur maximum pour faire tenir le liquide miracle qui l’empêchait de changer. Ensuite quand il n’y en avait plus eu, tous les deux avaient progressé du plus vite qu’ils pouvaient, forçant leur marche, et rognant sur leur temps de sommeil.

– Humain ?

Malheureusement, il n’en avait aucun dans le coin. C’était dommage, ces créatures à l’apparence semblable à la leur, avaient le bon goût de se reproduire rapidement et la capacité à survivre dans tous les environnements, même les plus hostiles. Il s’en restait néanmoins fragile et avec une espérance de vie limitée. Au fond, peut-être, était-ce les peuples magiques qui avait décidé de leur ressembler pour les piéger. En tous cas, ils faisaient de la nourriture de choix, pour un zombie en détresse comme l’était Dasno. Celui-ci avait besoin de se repaître de proie ayant développé une certaine intelligence, les autres ne lui apportant pas l’énergie dont il avait besoin pour survivre.

– Il n’y a pas la moindre habitation.

Le jeune homme s’enfonça un peu plus dans la cape comme s’il voulait disparaître dans le sol.

Elle savait combien la situation lui pesait.

– Je vais te porter pour avancer.

Il lui jeta un regard suppliant.

– Je ne t’abandonnerais pas. C’est nous deux contre le reste du monde !

Se penchant sur lui, elle laissa ses lèvres se poser sur les siennes. Le contraste des deux en était saisissant. Elle, brûlante, si pleine de vie. Lui, froid comme la tombe, paraissant à demi-mort. Il leva le bras et l’espace d’un instant, elle crut que c’était pour la repousser, seulement, il se contenta de poser une main rugueuse sur sa joue.

– Si tu as vraiment trop faim, je peux d’aider.

Dasno se contenta de cligner des yeux, sûrement trop fatigué pour le reste. A peine quelques jours auparavant, il s’était élevé contre cette idée. Cela prouvait bien dans quel état de fatigue et de dénutrition, il se trouvait.

– Tu as besoin de ça, pour te maintenir en vie. Plus encore pour te régénérer.

Aucune réponse ne lui parvint.

– Est-ce que tu as encore suffisamment de pouvoir pour me mordre ?

Sa bouche s’ouvrit lentement, alors qu’elle posait son bras contre son visage.

Ils échangèrent un regard, le sien embrumait de tristesse, alors que celui de la jeune femme rayonnait de détermination.

– Vas-y. Ce n’est pas grand-chose pour moi.

Sûr d’elle, Nielle colla sa peau contre ses dents. Poussé par un instinct primaire, il les referma avec force. Face à la douleur, elle crispa sa mâchoire. Il lui fallait être forte. Du sang jaillit de la plaie lui dégoulinant jusqu’au coude avant de goûter sur le sol et les vêtements du jeune homme. Celui-ci mâcha avec une vigueur nouvelle. Il lui parut reprendre un peu plus de force.

Dasno se redressa et planta encore une fois, ses crocs dans sa chair. La jeune femme fit son possible pour ne pas hurler, tant sa souffrance était grande. Tant que ses nerfs étaient rattachés à sa tête, cela n’aurait pas de fin.

– Attends.

Elle se recula et fit le vide dans son esprit faisant appel à sa puissance. Il lui fallait se mettre dans un certain état d’esprit : un état de fureur. Pour invoquer celui-ci, elle n’eut pas à réfléchir longtemps et concentra son attention sur le peuple de son amoureux. Comment avaient-ils pu lui faire ça ? Plus que le condamner à mort, ils le condamnaient à la bestialité. Heureusement, elle ne l’abandonnerait pas.

Retenant son souffle, Nielle se saisit de son bras gauche avec le droit et tira un grand coup, y mettant toute sa force. Face à celle-ci, les os se déboîtèrent, la chair s’arracha et les tendons craquèrent. Rapidement, elle se retrouva avec le membre dans la main. Aussitôt, la jeune femme activa ses fonctions régénératrices. Cela prendrait du temps pour qu’il repousse, et dévorerait de l’énergie qu’elle avait accumulée. Les lapins en feraient sans doute les frais, mais qu’importe puisque c’était pour Dasno.

Avec amour, elle lui tendit son bras. Il l’attrapa avec avidité, pour le porter à sa bouche. Ses dents se plantèrent dans la chair la retirant de l’os pour l’avaler goulûment. Les bruits de mastication véloce cédèrent bientôt la place aux craquements des cartilages. Il était déterminé à prendre soin de ce cadeau en n’en laissant aucun morceau.

Nielle le regarda faire avec un sourire attendri. Nul doute qu’il irait bientôt mieux. Quand se serait le cas, elle partirait elle-même à la chasse. En attendant, elle veillait sur lui, le couvant du regard.

Rapidement, il n’y eut plus rien. Dasno avait englouti le bras de sa compagne, et se laissa retomber sur la cape. C’était comme s’il fallait lui laisser le temps de digérer. Son regard était à nouveau vif. Son corps avait entrepris de se régénérer tout comme le faisait actuellement celui de la jeune femme.

– Nielle…, murmura-t-il.

Un sourire sur le visage, elle s’approcha pour caresser ses joues de sa main restante.

– Tu ne souffres pas trop ?

– N’aie crainte. Ce n’est rien pour quelqu’un de ma race. Demain, j’aurais un nouveau bras.

– Ma douce…

À nouveau, elle l’embrassa. Cependant, son baiser se fit plus passionner que le précédent.

– Je t’aime Dasno, et je te nourrirais autant de fois qu’il le faudra.

– Je t’aime Nielle. Je te dois tant, ma vie, ma santé mentale… Je ne sais même pas par où commencer.

– Repose-toi, nous aurons tout le temps qu’il faudra pour en parler plus tard.

Elle s’assit à son côté alors qu’il fermait les yeux.

Les femmes de son espèce ne pouvaient aimer qu’un seul homme. Pour celle, c’était le petit zombie à son côté. Tous les autres malheureux finiraient dans son estomac. Elle sourit. Au moins, elle pourrait les partager avec Dasno.