S'il l'a mérité, ça ne compte pas pour meurtre

Si un jour vous vous réveillez avec le nouveau don de pouvoir revenir dans votre passé et si vous êtes minimum intelligents, vous allez instinctivement établir une règle d’or : à tout prix éviter d’en parler. 

Comme dans ma jeunesse j’étais maximum intelligent, ma règle d’or était légèrement différente : pourquoi en avoir quand on peut manipuler le temps ? Cette idée dont je perçois maintenant les problèmes me mena à la tête d’un nouveau texte de loi et une déclaration de guerre pleine de fautes d’orthographe. 

2050 était, ou plutôt sera, une année assez compliquée. Je ne parle pas du surpeuplement, du réchauffement climatique ou de la pénurie des ressources, mais surtout de la suprématie mondiale et autrement plus néfaste des réseaux sociaux. 

Loin de moi d’avoir une dent particulière contre eux ! Je leur trouve au contraire une utilité terrifiante. Comment se soulagerait un individu frustré par la petitesse de son existence s’il ne pouvait déverser toute sa haine primaire en toute impunité et anonymat ?

Mais voyez-vous tous les réseaux sociaux qui ont fait alors fureur (linkedin, myspace, j’en passe et des meilleurs) vont entièrement disparaitre pour laisser place à Utuo, immense réseau social à la portée planétaire qui a écrasé la concurrence et les protestations. Portant un nombre de comptes réguliers à quelques milliards, il était désormais possible d’échanger poliment et civilement des insultes racistes avec un pauvre campagnard de la Corée du Nord.

Autant vous dire que tout cela transforma radicalement l’idée de « célébrité ». Si on la jouait fine, attachant mais pas trop, subversif mais toujours du bon côté, atypique mais selon les règles, on pouvait atteindre des millions et des millions d’abonnés. Je vous assure qu’il y a pas de sensation plus cocaïnée que de poster une vidéo de vos pets qui sera vue et aimée par des millions d’inconnus. Et si on avait de la chance et un minimum de talent, alors on pouvait se constituer une communauté de fanatiques, où vous seriez le chef d’une secte adorateur des vidéos de vos pets.

Et que se passe-t-il, selon vous, si dans ce prodige de mondialisation se répand la rumeur que vous avez la capacité de prévoir le futur ?

Tout naturellement j’ai mise cette théorie à l’œuvre. Lorsque j’étais témoin d’évenements un tant soit peu spectaculaires, je revenais dans le passé et décrivait ces phénomènes à l’avance. Après avoir prédi les cours de la bourse, les résultats des prochaines élections, la progression du réchauffement climatique dans certaines zones, l’avancée de la guerre en Afrique et l’aggravation de la peste rouge en Europe, je devins enfin réputé lorsque j’exposais au grand jour la liaison secrète de deux célébrités d’Utuo. 

Je devins alors littéralement incontournable. Utuo se divisa en deux camps : ceux qui croyaient en mon pouvoir et que j’étais la réincarnation de quelque divinité ; et ceux qui avaient d’autres choses à faire de leur vie. Je vous laisse deviner quel camp était plus nombreux et bruyant que l’autre. En un rien de temps, le compte « cist-96-sis-2431 » amassa la plus grande masse d’abonnées enregistrée dans toute l’histoire des dérives de l’humanité.

Et ce n’était que le début des emmerdes, car j’eus la riche idée de pousser le bouchon un peu plus loin. Pour ma défense, n’importe qui aurait été tenté de voir jusqu'où pourrait aller des millions d’inconnus qui l’acclamaient comme la réincarnation de Jesus. 

Littéralement : certains ont fait le rapprochement entre la première lettre de mon compte et le Christ en personne. Il m’a paru raisonnable de ne pas leur dire que j’avais choisi ce compte par la suggestion aléatoire du site. Je ne suis pas un monstre.

De ce fait, j’ai peut-être eu un peu la folie des grandeurs. Peu importe ce que je mettais, il suffisait d’écricre « Précepte » devant pour que mes sottises soient prises pour parole d’évangile. Je pouvais écrire littéralement n’importe quoi, et cela était pris au sérieux par des millions de fanatisme. J’ai écris « Toute viande animale consommée est marque du péché » et le monde a vu naître en un instant 7 millions de végétarien.

Fort de ce succès, je décidai de mettre en application cette influence pour une juste cause. Je ne me rappelle plus les détails, mais j’avais établis Trois Grandes Lois pour bien les diriger. Il me semblait que la première loi était « Tu feras gaffe à ne pas tuer les gens », et la deuxième était « J’ai toujours raison ». Après tout, ça ne devait pas être si compliqué d’écrire et de faire appliquer des lois.

Mais ce n’était pas assez pour exprimer toute la subtilité de ma pensée, alors je rajoutais plusieurs alinéas, exceptions, lois secondaires, sous-textes, post-scriptum… Au bout d’un moment, je ne savais plus trop ce que je faisais (ma pensée est bien trop subtile, même pour moi), et comme à chaque règle postulée toute ma communauté m’acclamait, je me disais que tout allait bien.

En 2053, ma secte comptait environ 156 millions de membres. Lorsque votre communauté religieuse fait pratiquement plus de deux fois la population de la France, vous commencez à remettre les choses en perspective. Surtout lorsque quelques quidams commencent à usurper votre identité. 

Bien sûr ils étaient tous rapidement découverts, jugés et pour finir lynchés en public.

Parce que oui, c’est peut-être là que j’ai constaté les contrecoups de mon projet. Voyez-vous, si ma première loi interdisait le meurtre, un de mes sous-textes établissait « Quiconque tuera sera puni » et un alinéa « une punition sera administrée en fonction de la faute commise ». Tout semblait parfait, si c’était sans compter la formidable imagination de mes fidèles.

L’usurpation de mon identité n’a pas tellement été appprécié. Certains ont alors réinterprété ledit alinéa, et tant que ce n’était pas un meurtre… 

Alors j’essayais de publier des lois pour les calmer. Et ce n’était pas facile, car chacun de mes mots étaient lus, décryptés, décomposés et détournés. J’avais ordonné « Tu ne lyncheras point » : on m’a acclamé, applaudi pour ma compassion, pour ensuite commencé à dilapider les accusés. J’ai alors écris « Tu ne dilaperas point » : on m’a acclamé, loué pour ma sagesse, puis on a fouetté en public quiconque se montrant un tant soit peu irrespectueux. 

Et dès qu’une faute comme cela arrivait, je revenais dans le temps, j’établissais une nouvelle loi, mais les fidèles la détournait pour commetre d’autres délits en mon nom. Et plus le nombre de délits augmentait, plus j’écrivais des lois, plus ma religion était détestée tout en attirant de plus en plus de fidèles. Allez comprendre : la religion dans le futur ne sera pas autant civilisée que dans le passé.

Fin 2054, le jour de Noël, quelqu’un pirata mon compte et révela mon identité : je fus arrêté par le gouvernement pour « incitation à la violence » et plein d’autres choses. Je pense qu’ils cherchaient juste un coupable pour tout ce beau merdier et je les comprenais : tout cela me tapait sur les nerfs également. J’étais prêt à me coucher pour revenir dans le temps avant que tout cela ne commence, mais la journée fut chargée.

Mon arrestation se déroula à 9 h, ma condamnation à 9h02 (la justice sera un tantinet plus expéditive, que voulez-vous). À 9h29 toute ma secte publia une déclaration de guerre suivie d’un ordre de me libérer sous menace de déclarer la guerre. Je pense que dans leur précipitation, ils se sont trompés dans l’ordre des publications. À 10h00 mes 60 millions d’abonnés présent en France se rassemblèrent. À 10h30 ils procédèrent à un vandalisme en règle pour me sauver. À 10h33, un immeuble de centre-ville explose, faisant 122 morts. À 10h34, ma secte revendique l’explosion, se justifiant par le fait qu’aucune loi n’interdisait l’explosion comme punissement. À 10h35, je menacais les gardes de me laisser faire une sieste, sans succès. À environ midi, certains fidèles firent la remarque que la loi interdisant toute consomation animale ne mentionnait pas la consommation de viande humaine...

À 16h02, un policier fut submergé par la foule et tué. Cependant cette fois-ci j’avais déjà précédemment établi une règle punissant l’écrasement de mort. La réponse fut immédiate : le coupable fut promptement tué par un de mes fidèles. Mais comme le meurtre était lui-même interdit, le fidèle lui-même bourreau fut exécuté par un autre, qui fut égalemment promptement éliminé, et ainsi de suite.

Si c’était un sacré spectacle de voir toute une foule de fanatiques s’exécutant de façon ordonnée les uns après les autres, le gouvernement decida d’arrêter le massacre : je devais alors prendre mes responsabilités et stopper mes fidèles. Je réfléchit rapidement, sourit à l’idée de génie que j’avais et postai le message suivant : « Précepte 0 : S’il l’a mérité, ça ne compte pas pour meurtre. » 

En un instant, les exécutions en série s’arrêtèrent. Très fier de moi, je ne laissa pas le temps au gouvernement de me remercier et je me couchai tranquillement le soir, pensant très fort au jour où j’ai créé mon compte. 

Des fois, je me demande maintenant à quoi ressemblerai un monde utopique où plus de 200 millions de fanatiques obéissant corps et âme à un compte au nom établi aléatoirement avaient l’idée que le meurtre était interdit… sauf si c’est mérité.