Slang
Usager : Anonyme
Le 11/07/20XX à 03h14 (SAD)
>> Je sais qu’il y a personne ici
>> Ou j’imagine
>> Il est si tard… on dirait que la terre entière somnole
>> Pas moi
>> Trois heures, bientôt et quart, c’est l’heure du Rêve
>> Et le Rêve se vit éveillé
>> Est-ce que vous connaissez aussi le Rêve ?
>> Je poste ce message, mais j’imagine que je n’aurais pas de réponse.
>> Il n’y a personne dans le coin
>> Peut-être que j’ai choisi cet endroit exprès pour ça
>> J’ai besoin d’écrire à quelqu’un de vrai pour savoir où est le réel
>> Car je connais plus le réel
>> Car je connais le Rêve
>> J’en vends
>> Pour le labo BH
>> J’en prends
>> Pour moi
>> Le Rêve est si beau, des songes lucides et éternels, scintillants sans dormir
>> Pourquoi s’encombrer de la réalité
>> Quand on peut Rêver ?
>> Mais maintenant, je sais plus
>> Ce qui m’encombre
>> Ou ce que j’aime
>> Depuis que je Rêve de couleurs neuves
>> Je dors plus, je vois ma vie qui s’échappe dans l’eau
>> Comme une étoffe qui déteint à la rivière
>> Depuis que j’ai posé mes lèvres sur la bouche d’un Rêve
>> Seul le Rêve
>> compte
>>
>> C’est grave, vous pensez ?
>>
>>
>>
>> L’IA dit que non
>>
>>
>>.
>>
>> C’est grave, vous pensez
>>
>> ?
>>
>>
>>
Le doigt de Bonnie tremble dans son sommeil, seul à ruisseler de lumière quand tout son corps est plongé dans l’ombre d’une gerbe de lavande ; Slang l’observe, accroupi au pied du canapé. Est-ce la chaleur qui fait bouger le doigt ? Comme le papier de soie qui frémit au-dessus d’une bougie ; tout est en feu aujourd’hui, d’ailleurs, ce matin, Slang s’est réveillé avec un goût de cendres sur la langue. Bonnie respire par petits chuintements. La strie du volet trace une barre incandescente dans la pénombre, dessine une parallèle au-dessus d’une commode chargée de plantes assoiffées et de bijoux argentés en toc pour finir par se perdre contre un mobile de verres colorés. Leurs éclats rouges, orange, jaunes, colorent les nombreux tatouages de fleurs qui recouvrent Bonnie jusqu’aux joues : alors un léger courant d’air bouscule les minces tiges de bois et balaie les cheveux blonds et gras.
Slang n’a pas bougé. Il observe Bonnie, le grain de sa peau plus lâche près du nez, le frémissement de sa gorge, le souffle presque muet qui s’échappe de sa bouche et de ses narines, les veines vertes à l’entournure pâle de sa peau si l’on soulève son bras, le début de bide à bière, les plis plus fins au creux du poignet. Le tremblement du doigt cesse. Slang ne respire plus. Dehors, le monde disparaît. Toute la pièce est suspendue à l’arc brisé de l’ongle soutenu par les phalanges et la peau. Seul le mobile se meut doucement au gré de la brise.
Puis le tremblement reprend et Slang se laisse couler contre la table ; ses vertèbres cognent dans un son sourd contre le plateau en vieil aggloméré. Il peut de nouveau respirer.
Un jour, lui avait dit Bonnie, le jour où elle mourrait, il pourrait récupérer sa peau, la tanner la momifier ou n’importe quoi encore, en faire même un tapis et Slang pourrait l’accrocher sur les murs de velours de son salon de tatouage. De cette peau, Slang connaît chaque fleur, chaque feuille, chaque tige, pistil, pédoncule, sépale, chaque fibre gravée à l’encre, chaque hésitation, chaque beauté, il les a tracées des heures et des heures, jour et nuit qui coulaient le long de la vitrine, son mémorial floral, Bonnie, la tombe de toutes les fleurs qui se sont éteintes et dont il ne restait jusqu’alors que des vestiges sur du papier — si fragile ! Rien ne vaut la peau rien ne vaut le cuir pour la longévité. Bonnie a accepté d’être l’œuvre de sa vie, elle a dit oui quand il lui a demandé un jour de chaleur identique à celui-ci, c’était août alors et Slang a jamais trop su pourquoi.
Si bien qu’au moment où Bonnie avait dit que quand elle mourait, Slang pourrait récupérer sa peau, Slang avait cru que toutes les fleurs du monde fanaient. Pendant un bref instant il n’avait plus rien senti. Il avait simplement dit qu’il faisait pas dans le mortuaire, que sinon il se serait fait moine copiste pour colorier des parchemins, enterré dans la poussière d’une tour dévorée de lierre. Qu’elle devrait pas sortir des choses pareilles. Puis il n’avait plus prononcé un mot, trois jours d’affilée jusqu’à ce que l’odeur revienne à son nez.
Elle était composée d’un mélange de sueur, d’encre, de plastique, de terre arrosée, de la bière de Bonnie et des plantes séchées de son salon de tatouage. Slang eut l’impression de respirer pour la première fois. Ce jour-là, il avait dessiné une saxifrage de Gizia — portée disparue voici vingt ans — le long de la cheville de Bonnie.
Il murmure : tu me fais peur quand tu dis ça, Bonnie.
Un bruit résonne sous le parquet. Slang se lève, Gui doit être arrivé au salon, il va être temps pour lui d’ouvrir, au revoir chuchote-t-il. Il glisse sur le parquet pour ne pas réveiller son amie. Dors bien.
Souvent, Slang se dit que son être n’avait pas tenu à grand-chose, un hasard moins heureux et tout aurait été stérile ; qu’il avait fallu croiser Bonnie pour que Slang existe.
Dans le salon, ce n’est pas Gui qui l’accueille. Enfin, si, Gui est bien là, il ouvre le rideau de fer en fumant un plot d’herbe caché par ses lunettes roses. Mais ce n’est pas Gui qui a fait le bruit. Salut Julius, marmonne Slang. Dans le même temps, il se glisse derrière son comptoir comme derrière une muraille pour pointer — comme chaque jour — sur le logiciel LaborFrance. Il aura bientôt atteint les cinquante-cinq heures de travail hebdomadaires qui lui donneront le droit de s'offrir quelques luxes, à condition d’avoir assez pour se payer les coupons de consommation : deux heures d’eau chaude, quatre heures de ventilateur, un trajet en train pour aller voir les fleurs au Vivarium de Montreuil, une nuit de lumière électrique… Julius n’a pas ce problème, non, Julius porte une montre qui rutile à la lueur rouge velours du salon de tatouage, Julius prend une douche chaude quand il le souhaite et voyage. Sa tunique anti-canicule Yves Saint Laurent est taillée dans une soie crème doublée de fils indigo — Julius lui avait déjà dit que tout était teint de pigments naturels et tissé à la main.
Slang ajoute — pour Julius — que Bonnie est pas là.
Julius dit : je crois pas. Bonnie est là et je viens la chercher. Elle a volé tout le stock de Rêve qu’elle devait vendre pour le labo. On la cherche depuis trois jours, alors tu vas pas me mentir, Slang, pas à moi.
Derrière, Gui a fini de remonter le rideau métallique ; il s’enfonce dans le canapé en feuilletant le catalogue de Slang, parfois se penche pour tapoter son plot et la cendre tombe dans une coupe de verre vide.
Je crois pas que Bonnie ait volé, de toute façon elle est pas là, fait Slang et il se baisse pour sortir un chiffon, manière de dire qu’il va être l’heure pour lui de faire le ménage, mais aussi pour cacher à Julius qu’il doute, qu’il est quand même pas si sûr que ça.
Après tout, Bonnie a toujours eu un problème avec le Rêve.
Après tout, ça serait pas la première fois qu’elle consomme ce qu’elle est censée vendre.
Une suée chaude glisse dans son col. Accroupi près du comptoir, Slang reprend mentalement les listes des fleurs en latin, il a besoin de calmer les battements erratiques de son cœur ; à la dernière visite de Julius, il s’était arrêté à la lettre H, les hortensias : hydrangea aspera, hydrangea quercifolia, hydrangea macrophylla, hydrangea petiolaris… Il se les répète et il se met à frotter le fond du placard.
Tu sais, et Julius prend sa voix menaçante, là-haut, ils seront pas aussi patients que moi. Elle a déjà beaucoup de crédit en retard, Bonnie.
T’étais amoureux d’elle, avant.
Ça a échappé à Slang ; Julius se tait. Dans l’air s’écharpe à nouveau le goût de cendres. Par réflexe, Slang lèche ses dents, le relent de métal le rassure, il aime sentir le grillz grincer entre ses mâchoires, ça lui permet de sentir son corps. Et le corps l’empêche de partir trop loin.
Hydrangea…
Tu sais quoi ? demande Julius. Pas de traitement de faveur. Bonnie a deux jours pour rendre le stock ou l’argent, après je réponds plus des supérieurs. Ils déconnent pas au labo, la compta c’est un truc sérieux, on peut pas se permettre d’avoir des trous comme ça dans le bilan. Deux jours. Tu lui diras.
Hydrangea… quoi déjà ?
Oublie pas, Slang, deux jours, sinon je serai obligé de revenir. Et crois-moi, si c’est moi qu’ils envoient, c’est encore ce qui pourra t’arriver de meilleur. Dis-le bien à Bonnie. Deux jours.
Hydrangea, hydrangea…
Julius peut bien partir, Slang sait que ça ne sert à rien de remonter dans l’appart au-dessus du salon : Bonnie s’est déjà envolée, il le sent comme on sent le vent, comme on devine un courant d’air, une porte entrebâillée, une cage d’escalier qui coulisse vers les caves de Paris et ses mille bouches ouvertes et ses mille paupières closes.
Bonnie a fui sans lui.
x
Gui marmonne :
Quel connard. Désolé pour le retard… Un embouteillage bœuf, je te raconte pas…
T’as bu ? demande Slang. On annule alors. J’te tatoue pas dans cet état. Pas après t’être fait largué en plus. Faut qu’tu repenses au motif. Tu me mens pas, hein, t’étais sobre quand tu pris le rendez-vous ? Tu veux vraiment un portrait de Dalida sur l’pec ?
Dalida sur le pec, ouais. Je me suis pas fait larguer. C’est moi qui l’ai quittée. C’est Domi qui demandait n’importe quoi. Que je range mes livres. Que j’arrête de parler qu’en allemand à son père. Pire, que je cesse de citer Kant pendant le sexe.
Faut pas faire ça aux gens qu’t’aimes… Domi était chouette.
À propos de taré… T’as plus de blonde au frigo ?
Y’en a dans le bac à légumes…
Non, t’en as plus. Bonnie a dû embarquer la dernière. Si tu veux mon avis, tu la reverras pas.
Elle reviendra. Elle me laissera pas seul avec Julius, c’pas son genre de faire ça.
On a tous le droit de rêver, j’imagine. Du coup, c’est OK pour Dalida ?
Que dire à part : waouh, la claque !
J’ai eu l’impression de lire ce premier chapitre en retenant ma respiration tout du long. Ton écriture a quelque chose de brut et sans filtre, qui donne cette étrange illusion que tout s’écoule d’un trait de ta plume. Et pourtant, on sent toute l’intention et la précision derrière chaque mot. C’est vivant, épatant et hyper maîtrisé.
J’ai envie d’en lire plus, plus, encore plus !
Mille merci pour ce commentaire adorable !! ça fait super plaisir d'entendre que ça marche !
Et je retrouve Slang et Bonnie avec grand plaisir :)) Ravie de voir qu'ils n'ont pas changé !
J'aime beaucoup le début sous forme de chat text, ça donne une accroche originale et c'est un bel exercice d'écriture. Je me suis demandé si c'était Bonnie ou Slang qui écrivait, j'imagine que c'est Bonnie mais l'écriture me semble un brin trop littéraire et poétique pour elle.
J'aime aussi toujours autant ton écriture et ces deux personnages <3
Je m'interroge du choix de ne pas mettre d'incise ou de guillemets pour les dialogues. J'ai trouvé ça un peu perturbant mais j'imagine que tu as choisi pour une bonne raison.
J'ai hâte de voir où cette histoire va mener sans Emmatine et Prêt (Faust?) !
À bientôt <3
Merci beaucoup héhé et oui, ils changent finalement assez peu
Et pour qui a écrit au début, qui sait... Peut-être aucun des deux ?
Pour les guillemets et les incises, effectivement, c'est un choix :)
Merci encore à toi <3
Par curiosité, qu'est-ce qui a motivé ce choix ?
Utiliser des marqueurs de dialogue trop prononcés viendrait briser la continuité de la perception de son intériorité, il intègre aussitôt les paroles comme un flux qui ne brisent pas l'écart qu'il place entre le monde et lui
Finalement les seules parties vraiment dialoguées sont en italique, dès qu'il est hors de la scène et qu'on sort de son intériorité pour juste devenir spectateurs de l'échange
je suis tellement heureuse de retrouver ta plume :)
En lisant la thématique, je me suis dit, impossible de passer à coté. Je suis droguée aux rêves. Rêver est une activité à part entière, comme écrire, dessiner ou cuisiner. C'est également une activité trèèèèès addictive.
J'imagine même pas si je devais être un personnage de ton histoire, je sais une juncky XD
J'aime beaucoup comme en un chapitre, les personnages existent, avec leur propre personnalité.
Je retrouve ce mélange de brut et de délicatesse que j'aime tant chez toi. Hate de découvrir la suite!
Ouii je tente un petit retour sur PA, depuis le temps <3
Et je comprends TOUT A FAIT, c'est incroyable de rêver haha rien vaut la sensation
Merci beaucoup encore <3