Slang - 2

Quand Slang verrouille la porte du salon, sa main s’attarde un instant sur le laiton brûlant de soleil de la poignée. Il fait si chaud encore ! — il transpire déjà.  La nuit est tombée et Paris souffle en une haleine vénéneuse tout ce que les pierres et le bitume ont siroté de soleil ; l’air immobile ajoute à cette sensation d’attentisme que dégagent les volets clos du mois de juillet. Un bourdonnement lointain s’intensifie avant de disparaître. Sous les façades pâles de calcaires s’estompent les silhouettes de ce gigantesque cimetière. Paris attend, mais quoi ? Personne ne sait plus. Il n’y a personne pour répondre.

Slang s’attarde encore sur la poignée. S’il la lâche, il sera pris dans le courant de la rue qui dégouline en contrebas, si elle lui échappe, qui sait où cette rue mène, à quelle route, quel port, quelles grèves inhospitalières ? Il pose prudemment le pied sur le trottoir. Retire un doigt. Puis un deuxième.

Dans les globes de verre des réverbères, les algues bleues frémissent, avec, c’est toute la rue qui s’agite comme si l’on tendait un suaire à la surface de la mer.

Slang sait qu’il n’a pas le choix. C’est peut-être le plus dur.

Il pose le deuxième pied. Lâche la poignée.

Il est sorti de chez lui.

Et cette fois, pas simplement pour faire quelques courses puis rentrer — il a tout la nuit devant lui pour trouver Bonnie. Toute la nuit, un jour et une autre nuit. Pas plus ! a dit Julius.

Alors que Bonnie n’a laissé aucun indice…

Par bonheur, Slang connaît ses coins préférés, ses soirées, bars, caves, catacombes, jardins, squares là où elle traîne, souvent avec d’autres Rêveuses comme elle ; quelqu’un aura forcément vu quelque chose quelque part.

Un plan dans sa poche, la tunique anti-canicule, une gourde pleine… Il a soigneusement préparé l’expédition avant de partir à l’aventure entre les hautes façades. Déjà sous ses pieds gronde une présence monstrueuse. En suivant la ligne de métro, Slang devrait déboucher à proximité de la Seine — il commencera par les quais.

 

Longeant la masse lumineuse de l’eau qu’éclaire la ville, les quais grouillent d’ombres hâves. Les silhouettes accroupies des Rêveurs forment des amas de corps agglutinés sur les pavés, en grappe autour des lampadaires bleus - certains ont même pris la peine de se ménager un nid avec des cartons et des oreillers. Ils ne dorment pas — on dort peu quand on prend du Rêve, Bonnie par exemple enchaîne parfois trente-six heures d'insomnie. Certains soupirent, sourient. Il y a des tremblements, des chamboulements parfois près de l’aine, des gorges qui palpitent, des yeux clos, des joues mouillées, ces souffles réguliers, la bouche entrouverte.

Parfois, certains pleurent. Des petits sanglots couvrent les soupirs.

Slang n’avait pas souvenir qu’il y avait autant de Rêveurs avant, pas sur les quais en tout cas, dans son souvenir, le Rêve se prenait caché chez soi. On se dissimulait. C’était pas beau de Rêver en public.

Slang appelle au-dessus des corps : Bonnie !

Parfois, le gyrophare d’une voiture de police jette un rideau rouge sur les têtes enchevêtrées puis se dissipe.

La scène se recouvre alors d’un bleu granuleux.

À Châtelet, les sphinx de la fontaine du Palmier l’observent déambuler en silence. Slang s’assoit un instant, leur glougloutement l’apaise sous la lueur tiède des rares fenêtres éclairées. Il passe le doigt dans l’eau croupie, soulevant la vase tapissée au fond.

Slang se répète : Bonnie…

Bonnie, Bonnie…

Personne n’a vu Bonnie. Ni les Rêveuses ni les sphinx ni les rats. Personne ne l’a vue nulle part. Slang continue pourtant à sillonner Paris ; il interroge les ombres qui attendent d’entrer dans les clubs, leur demande est-ce que vous n’avez pas vu Bonnie mais elles ne savent pas ; il va interroger les squatteurs des squares où elle Rêvait parfois mais les balançoires sont vides ; il va même jusqu’à guetter la lumière en bas de son appart avant de repartir quand sonne quatre heures à une vieille horloge quelque part, enfin c’est ce qu’il croit jusqu’à ce qu’il lève les yeux et constate qu’il n’entend rien.

Bonnie.

C’était elle qui lui avait parlé la première ; Gui avait insisté pour que celui qui deviendrait Slang l’accompagne à un spectacle d’impro. Domi devait jouer. Pour Gui, pour Domi, il avait accepté, précisant bien que c’était exceptionnel.

Dire qu’à un hasard près, tout aurait été stérile ; qu’il avait fallu qu’existe Bonnie pour que Slang vive.

À l’entracte, il avait vu Bonnie seule avec son verre, appuyée contre un mur. Bonnie n’avait pas de nom encore. Elle était cette femme teinte en brun — on voyait ses racines châtain — voûtée contre les moellons, perdue dans une tunique anti-canicule trop grande et tachée, avec des yeux au bord des larmes, un regard tordu et rouge et qui pourtant avait une faim d’empire. Elle dégageait quelque chose à cet instant, une onde qui troublait la lumière, la distordait pour qu’elle se coule derrière. Slang avait l’impression de se tenir sur un perron baigné de soleil. Un soleil d’automne qui lui brûle la peau sur un fond d’air frais ; le froid s’échappe des coulisses de l’hiver, l’automne est si fragile. Un battement de paupières et tout pouvait s’évaporer. Le soleil, l’automne, la lumière.

Bonnie a toujours été prête à basculer.

Slang est allé la voir. Je suis une amie de Domi, elle a dit. Puis elle a ajouté : j’ai mon copain qui arrive.

Elle avait un copain.

Julius.

C’était y’a quoi, dix ans déjà ?

Slang erre dans Paris, au milieu des rues sans nom et des immeubles vides. Quand le soleil se lève, l’air se charge de paillettes ; le bleu tire sur le gris. Un vertige le saisit. La chaleur, encore la chaleur…

Pour tenir, il repense au salon de tatouage. À l’encyclopédie qui l’attend, son plus grand trésor. Il s’imagine la relire, se récite des noms de fleurs en latin et repart vers les boulevards. Sous ses pieds gronde le métro qui reprend sa tournée. Il essuie sa langue avec sa manche, mais peine perdue : le goût de cendres est revenu avec le soleil. 

Alors, les cheveux collant de sueur, un pas après l’autre, Slang appelle le long des rues : Bonnie ! Bonnie !

Personne ne sait où est Bonnie.

 

X

 

T’es v’nue pour le spectacle d’impro ?

Non. Je suis venue pour vendre de la drogue.

Ah…

Je vends du Rêve. T’en veux ?

Non… J’aime pas trop l’Rêve. Ça va trop loin.

Et toi, tu connais quelqu’un ici ?

J’suis un ami de Gui, le copain de Domi.

?

Domi, c’est celle qui jouait l’chameau.

Ah ! D’accord…

J’suis tatoueur aussi. Je tatoue des fleurs, mais pas que. Parfois j’fais aussi des feuilles ou des arbres.

Mais t’es pas tatoué ?

C’est parce que j’connais personne pour me tatouer. J’connais que Gui et un peu Domi.

Moi j’ai que Julius aussi. C’est mon dernier ami.

C’est ton copain ?

Ouais… Je crois ?

Mmmmh… Et t’aimes bien les fleurs ?

Ouais…

C’bien, ça. J’aime bien les fleurs aussi.

Dans tous mes Rêves, y’a toujours des fleurs.

Des fleurs comment ?

Très douces et très chaudes. J’en fais une couverture qui me tient au chaud.

C’est une bonne idée. Le froid aime pas les fleurs, c’pour ça que le printemps revient.

T’es poète toi un peu.

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Cocochoup
Posté le 02/02/2025
C'est marrant comme les mots rêveurs et Rêveuses peuvent donner un côté léger, presque romantique et en même temps ans ton histoire, on comprends vite qu'il n'y a pas de romantisme. Juste des fugueurs de réalité.
Ce qui accroche mon attention, c'est la personnalité de Slang. Il prends pas de drogue et en même temps, je le sens tellement pas ancré. Peut être trop désabusé?
Je trouve un truc de différent dans ta plume par rapport à d'autres histoires que j'ai pu lire de toi. J'attends de continuer les chapitres, pour parvenir à mettre le doigt sur ce que c'est 😊
Alice_Lath
Posté le 02/02/2025
Et en même temps, tenter d'échapper à la réalité est une velléité romantique quelque part haha
Et oui Slang est ailleurs :')
Pour la plume, je pense que je sais ce que c'est, comme c'est dans les bottes de Slang, j'ai twisté un peu le style
Merci encore pour tes retours ☺️
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