L’inspection de LaborFrance est passée en l’absence de Slang ; on — un bout de courrier coincé dans la porte — lui demande de charger sur le portail les justificatifs de son temps de travail ces cinq dernières années. Quelle curieuse feuille, si polie, avec ces Monsieur, merci de, veuillez agréer… Slang plie et replie machinalement le papier. S’il ne peut pas prouver qu’il atteint ses cinquante-cinq heures de travail hebdomadaires, ses droits sociaux seront réduits de la proportion jugée adéquate par quelqu’un qu’il ne connaît pas, dans un bureau avec un soupirail et un néon pâle. Un cadeau du labo BH — et surtout de Julius.
Heureusement, Slang est méticuleux. Très méticuleux, au point d’archiver et trier les documents chaque jour pendant deux heures quand il n’a pas de client.
Une heure suffit à réunir les éléments et les charger ; puis il transfère le mail de confirmation à Julius. Avec un sujet : Pour information. Sans doute que cela ne lui plaira pas.
Le temps que Julius réponde, Slang monte se déshabiller à l’appartement, sa peau est cloquée par le soleil, il plie sa tunique anti-canicule au sommet du panier de linge sale et se récure à l’eau froide après ces heures à errer dans Paris, gratte sa peau jusqu’au sang, frotte sous les aisselles, le cou, au creux des jambes, racle les marques de pollution cendreuses, enfile ses habits noirs, prend le temps de passer un peu de crayon bleu gras, refait son vernis sombre, brosse ses cheveux bruns.
Alors seulement, il redescend dans le salon.
Julius ne devrait pas tarder à réagir ; déjà son silence est suspect.
L’air s'infuse de la saveur du plomb ; dehors, le soir tombe et avec une pellicule de métal se dépose sur la peau.
En attendant que quelque chose se produise, Slang sort de sous le comptoir son trésor le plus précieux : une vieille encyclopédie florale fin XIXe siècle, aux gravures à l’eau-forte — sa reliure s’élime. Slang tourne les pages avec délicatesse. Bientôt, comme la plupart des fleurs des gravures, ce livre aussi disparaîtra. Le papier deviendra poussière, et la poussière rejoindra les caniveaux de Paris, seulement quand Slang sera mort depuis longtemps il espère, c’est ce qu’il prie le soir, mort ou endormi.
Mais il a encore un peu de temps d’ici là…
Sitôt que Slang fait craquer les pages sèches entre ses doigts, son temps à lui reprend son cours. Il songe souvent qu’au fond tout ce qu’il a construit, c’est pour ces quelques instants de paix. Quand il ouvre l’encyclopédie, il lui semble regarder depuis la berge un ruisseau gonflé de bruit et de fureur puis faire demi-tour, s’en éloigner pour somnoler plus loin, à l’ombre d’une colline en fleurs.
Bonnie lui déjà a proposé du Rêve à plusieurs reprises, pour vraiment voir et sentir ces fleurs disparues, qu’elle disait. Pour se glisser dans ce monde ancien quelques instants. Vivre son Rêve à lui.
Slang a toujours refusé.
Pour lui, ce qui compte dans cette encyclopédie, c’est qu’elle soit du passé. Elle est d’un temps différent du sien et contempler la distance qui les sépare, ce ruisseau qui coule au milieu, explique l’origine de son attrait. Slang n’a jamais voulu vivre ce qu’il n’a pas connu, comme il n’a jamais eu d’idole ni cherché à rencontrer les artistes qu’il admirait. Slang est en paix avec la distance. Elle ne nourrit ni illusion ni déception, simplement un doux trouble déposé sur le monde.
Alors qu’il tourne les pages pour arriver aux orchidées, la sonnette de la porte d’entrée tinte ; il glisse aussitôt l’encyclopédie dans le placard qu’il ferme du bout du pied.
Tu avais deux jours.
Julius le dit alors qu’il est flanqué de deux grandes tours d’ombres dont les tuniques Dior bleu nuit se fondent dans le décor de la vitrine.
Deux jours, deux jours, deux jours…
Il faut se souvenir des fleurs essaie Slang, il cherche à retrouver où il en était dans sa liste la dernière fois que Julius est venu.
Hydrangea, hydrangea…
Bonnie a disparu sans lui.
Dans sa poitrine les soubresauts de son cœur vibrent des côtes aux vertèbres, battent au bout des doigts, bouillonnent dans sa gorge étrécie.
Julius a pas fini de parler, il raconte des choses comme On pense toujours qu’on a tout le temps du monde puis le drame arrive. Finalement, tout passe très vite. T’as jamais voulu bouger d’ici, jamais eu d’ambition, jamais eu de rêves. Tu pourris et ton salon sent le renfermé.
Pendant qu’il parle, Slang a ramassé un briquet sur le comptoir ; Bonnie l’aura probablement oublié là, il joue avec clic une flamme au cœur bleuté surgit puis s'éteint clic voici qu’il rallume le briquet sitôt qu’elle disparaît, quitte à ce que derrière, ça sente un peu la couenne grillée.
Regarde-moi quand je te parle, Slang.
Julius s’est penché si près de lui qu’il peut deviner que juste avant de venir, il a croqué une pastille mentholée. Pourquoi une pastille mentholée ? C’est très curieux, comme choix, une pastille mentholée. Julius se rapproche encore si bien que ses lèvres frôlent le duvet pâle des joues de Slang.
Regarde-moi.
Dans un même mouvement, Julius lui arrache le briquet des mains et recule vers les deux tours sombres qui ont — Slang ne le remarque que maintenant — chacune deux yeux cerclés de blanc et une bouche à la langue rouge. Le pouce de Julius fait claquer le briquet clic la flamme surgit et Julius l’observe, songeur, un songe qui évoque à Slang le goût de cendres qui persiste depuis le jour où Bonnie a disparu.
Où est Bonnie ?
Personne n’a posé la question, mais Slang ne peut s’empêcher de l’entendre ; elle carillonne de ses oreilles jusqu’à son crâne ; il a passé deux nuits et deux jours blancs à force de ne plus trouver le silence. Il y a aussi ses variantes :
Pourquoi Bonnie l’a abandonné ?
Est-elle morte sans lui ?
Les deux tours écartent Slang, l’éloignent du comptoir tandis qu’il cherche Hydrangea, hydrangea …, l’extraient doucement vers l’extérieur, on l’amène au bord du trottoir, près d’une voiture noire, Julius lui répète qu’il lui avait pourtant laissé deux jours, qu’il a de la chance que ça soit lui qui s’occupe de son cas, que la hiérarchie, là-haut, ils auraient pas été aussi sympas…
Dans le même temps plic ploc tombent les gouttes huileuses du jerrican que Julius tire sur la route.
Plic ploc sur le perron, sur le paillasson offert par Gui avec écrit : Bienvenue à la maison !
Plic ploc alors que tinte une seconde fois ce soir le carillon du salon.
Un vagissement remonte des profondeurs du ventre de Slang ; un sanglot qui chamboule les entrailles, un tremblement de terre, J’vais te buter Julius, tu fais ça, jvais te buter, te buter ! il hurle, il frappe des jambes. Les deux tours le tiennent, Slang rue, l’œil fou, se cabre, mord, sans succès. Il griffe ; ses ongles s’enfoncent dans les bras. Une tour le plaque contre le macadam. Sa tête rebondit durement, tout s’embrouille un peu plus. Sa bouche écume d’une mousse rouge. Alors, il rejette la tête en arrière et son cri est terrible, il tonne depuis les tréfonds de ses viscères un hurlement sans nom, un hurlement qui touche à l’antiquité sombre et ténébreuse d’une malédiction chuchotée par les anciens Chaldéens.
J’te jure, tu fais ça, j’te bute !
Plic ploc.
Clic.
Clic.
Paresseusement, un long panache gras s’étend dans la rue. Il est d’autant plus lent que Slang, la voix brûlée, vagit : Aidez-moi ! Quelqu’un, quelque part, aidez-moi !
Personne ne répondra, fait Julius en sortant une cigarette de son étui de cuir brodé d’argent. Je t’avais prévenu pourtant, je t’avais prévenu… Il secoue la tête d’un air attristé alors que les langues de feu lèchent les murs de velours ; ces derniers s’évaporent en liseré d’or, dévoilant les murs de béton nus.
Le corps de Slang se met à trembler. Ça prend d’abord ses mains, puis son dos, ses jambes, tout son corps enfin est agité de spasmes. On le colle sur la banquette arrière de la voiture noire, recroquevillé contre une vitre. À l’avant, Julius joue avec le briquet.
Clic.
Les dents de Slang claquent ; leur métal dérape en crissements aigus.
Il y a ces pages d’encyclopédie qu’il aurait pu sauver, les lettres de Bonnie, de Gui, de ses amis, les photos de son ex, les cartes de ses parents, son matériel de tatouage, ses centaines de dessins de fleurs qui s’effeuillent en pétales de cendre, les squelettes suspendus, les plantes qu’il arrosait avec amour chaque matin et chaque soir, des carnets à foison, des recueils de poésie, des BD d’aventures, des souvenirs, des baisers, les monologues de Gui, un livre qu’il devait rendre à Domi, les bières de Bonnie, la table qu’elle a abîmée quand avec Gui, ils avaient voulu apprendre l’escrime, les gribouillages sur les murs des toilettes, l’odeur du canapé, la lueur chaude qui coule des fenêtres alors que le soleil se couche, et… et…
Hydr… Hydrage…
Son souffle se bloque, il suffoque, griffe ses bras, sa gorge. Les égratignures de la douche se réouvrent ; ses ongles pissent le sang.
Un bout de cendre s’écrase contre la vitre — une feuille sans doute, un dessin illisible.
Derrière, une poutre s’écroule en un fracas de braises.
Tout brûle très vite. Les pompiers — arrivés trop tard — abandonnent une fois le feu circonscrit au salon et à l’appartement de Slang.
Julius l’oblige à regarder jusqu’à la fin.
X
Bonnie a l’air fatigué, une cigarette aux lèvres, elle a Rêvé toute la nuit et sous ses paupières, elle a les cernes de ceux qui vivent la vie comme une longue insomnie.
Julius m’a proposé un taf. De la revente de Rêve, j’ai juste à aller dans les rues et écouler un stock.
J’savais pas que vous étiez encore en contact…
Tu devrais être content.
J’aime pas Julius. J’veux plus que tu pleures.
C’était avant… Maintenant il me voit plus. Il porte des fringues de luxe, il se parfume. Il m’a proposé un job, pas qu’on se remette ensemble.
…
Il me fera plus rien, juré. Je sais. Mais j’ai besoin d’un taf. Je perds mes droits sociaux dans deux jours et après je ferai comment s'il faut que j'aille à l’hosto ? Pour continuer à louer mon appart ?
Tu peux rester ici. J’te prête le canapé. Je t’embauche même si c’est c’que tu veux.
T’as pas le fric de me payer un salaire. Ton dernier client, c’était y’a trois jours.
C’est l’temps que la mode change. Les gens vont revenir. J’fais tout à la main, c’est joli, les fleurs. Qui aiment pas les fleurs… tout l’monde aime les fleurs.
Justement. Ça leur fait des économies de faire ça chez eux, avec des dessins IA. Ils reviendront pas, Slang, c’est plus le temps à ça. Puis ça coûte trop cher ce que tu fais.
Tu vas prendre l’boulot proposé par Julius alors ?
Ouais…
…
Je sais. Mais j’ai besoin de Rêve, Slang. J’en ai besoin.
Si tu l’dis… Mais j’trouve que te laisser seule avec un stock de Rêve, c’est une idée bête qu’il a eu.
Je crois pas qu’elle soit bête.
?
Je pense qu’ils savent très bien ce qu’ils font. Avec tout l’argent que je gagnerai, ils savent qu’une partie retournera dans leur poche. Ça fait une part de salaire en moins.
Et ça te va ?
Je sais pas si j’ai le choix.
Parfois j’me dis…
Tu te dis…
J’sais plus à partir de quand on s’est dit qu’on avait plus le choix.
On l’a jamais eu.
J’sais pas… J’ai l’impression d’un souvenir brumeux là-dessus. Parfois, tu sais, j’suis plus très sûr que ça soit vrai.
D'ailleurs cette obsession pour les fleurs... a mon avis c'est pas anodin. Surtout avec ta dernière phrase. J'ai plein de théories qui défilent dans ma tête!
Je reste dans un style de commentaires en mode lectrice, est-ce que ca te convient ou tu aimerais un retour plus poussé ?
Merci encore pour tes retours ! Et je n'en dis pas plus
Merci Coco