Que j’étais bien à l’autre bout du monde. Loin de tout ça. Les voitures passaient leur temps à rugir jusqu’au bout de la nuit, on les entendait du quarante-quatrième étage. Mais c’était très calme. Les singes nous regardaient tranquillement, les étoiles aussi. Les vagues étaient gentilles. Les gens aussi étaient gentils.
Je ne voulais pas revenir, je le savais avant même le départ. Dès que la voiture s’est mise en route, j’ai demandé à ma mère : as-tu ce sentiment, quand tu pars en voyage, que peut-être ne reviendras-tu jamais ? Elle a cru que j’avais peur de mourir dans l’avion ou qu’il se passe quelque chose comme ça. Mais je parlais de cette envie enfouie au fond de là, cette envie de déchirer le billet du retour. Je voulais le soleil. La mer, la mer. Loin d’ici, loin de tout ça.
Il a bien fallu revenir. Je n’ai pas aimé ce retour. Il a été trop rapide, je n’ai pas eu le temps de comprendre que je rentrais, que je m’éloignais de l’espace et des heures. Il a été un paradoxe temporel : j’avais bien trop le sentiment de l’éternité, même du non-temps quand j’étais là-bas. Je sentais des émotions gigantesques. Mais elles étaient loin de moi. J’étais loin de moi-même, mais j’étais très bien. C’était calme. Peut-être me suis-je retrouvée et je n’ai plus l’accès à ce moi-même, ce moi-maître de l’œil du cyclone maintenant que je suis de nouveau ici.
Ai-je pensé à toi, depuis le bout de la terre ? Je ne me souviens pas. J’ai envie de répondre sincèrement que non. J’ai beau regarder bien attentivement dans ma tête, je n’en trouve pas le moindre souvenir. Je sais que j’ai pensé à quelqu’un d’autre qui me manquait et que pourtant je ne veux jamais revoir, j’en ai fait un poème. C’était sur le thème du deuil et s’il est vrai qu’il me fait inévitablement penser à toi par analogie, c’était bien de lui qu’il s’agissait, et toi, non, je ne m’en souviens pas.
Pourtant, on le sait tous les deux, n’est-ce pas, que tu n’es jamais loin ? Je suis partie pour fuir. Ça n’avait rien à voir avec toi, pour une fois, ai-je envie d’ajouter. Non, ça n’avait rien à voir, j’ai fui autre chose, quelque chose de très précis, quelque chose qui n’est pas un être mais ce travail qui m’étouffe. Sauf que parfois je me dis que c’était peut-être bien de ta faute, ce travail qui étouffe : lui ai-je couru après pour te fuir éperdument ? Ce serait une belle, une jolie interprétation, oui. Mais elle n’est pas vraie. Ce n’est pas comme ça que j’ai raisonné quand j’ai fait ce petit choix de vie. C’est ensuite que j’ai réalisé que tu étais encore là, que tu t’étais logé là-dedans.
Tu n’es jamais parti, tu sais. C’est bête, c’est un comble, pour celui qui n’a jamais été là. Pourquoi est-ce que je te parle. Je ne sais pas. Je sais que je ne comprends pas. Je sais que le temps passe… Les années passent… Vois-tu comment elle est étroite, la rue dans laquelle je me suis engouffrée, la rue qui ne débouche nulle part ? Je tourne en rond, ce n’est pas neuf.
Le temps passe… Les années passent…
J’étais bien, à l’autre bout du monde. Sur la terre vierge. Pleine peut-être de plus de petits animaux que je n’ai de neurones. De toutes façons tu les calcines. C’est fou, une partie de moi reste incapable de t’en vouloir parce qu’elle sait. Je t’ai comme déchiré en deux : une partie de toi est venue envahir la santé de mon esprit tandis que l’autre, c’est le vrai toi, celui qui est dehors et qui ne me parle pas, celui avec lequel je ne m’entends pas. Je ne m’entends pas.
Je pense que je ne te reverrai jamais. Je n’en ai pas la conviction parce que j’y pense trop souvent pour ça. À te recroiser, oui, j’y pense. Mais je connais la couleur de l’impasse, parce que j’ai eu le temps, avec toutes ces années, j’ai eu le temps de faire tous les scénarios possibles et impossibles dans ma tête, je les ai tellement tous passés et repassés que je sais qu’aucun n’est le bon, aucun n’est le vrai. Si nous nous recroisons, ce sera sans doute comme avant : comme au moment où je savais au fond de moi-même que ce n’était pas fini et que ce n’était pas la dernière fois que je te voyais, et qu’effectivement je t’ai revu, plus tôt que ce à quoi je m’attendais, plus vite, j’étais dans la voiture, tu attendais de traverser au passage piéton et la voiture a passé et je n’ai rien fait, j’ai détourné le regard, toi aussi, mais je crois que tu m’as vue. Je ne pouvais rien faire, il n’y avait rien à faire. Ma mère conduisait et il fallait que j’aie l’air de rien.
De toute façon tout est gâché. Mettons que je te revoie, que l’on s’entende même. Comment pourrais-je assumer que tu n’es jamais parti alors que rien ne se passe jamais. Je n’en avais pas le droit. Je n’ai pas fait exprès. Et pour cette incapacité à te dédaigner et pour cette déchirure de toi je suis vraiment désolée.
Comment pourrais-je jamais en parler. C’est une histoire sans histoire. Elle est aussi fade que scandaleuse. Comment puis-je être hantée à ce point. C’est comme si je le voulais. Bien sûr que je le veux, j’entretiens ce petit fantôme dans ma tête, ce fantôme que je déteste, et j’essaie de me convaincre que c’est parce que je n’aime pas perdre. Parce qu’un jour j’ai fait le pari du bien, que je l’ai esthétisé, que j’espère encore avoir raison.
Mais c’est plus que cela, n’est-ce pas. C’est un sentiment qui n’a rien à faire là : le sentiment de tendresse. La question est pourquoi. Ça ne ressemble à rien. Tu n’es rien. Je ne pourrai jamais t’aimer, toi qui n’es pas mon fantôme. Je ne pourrai que m’engluer dans le dégoût profond de ta personne, pas parce que je te hais mais parce que tu t’intéresses à ce que j’abhorre. Mais cela veut-il dire..?
Tel est le mystère. Je ne saurai jamais s’il nous eût été possible de nous entendre. Nous entendre parmi les étoiles. Nous entendre malgré nos différences, nos divergences incomparables et incompatibles, notre hétérogénéité fondamentale. C’est juste que je vois des choses, des choses. Que nous aurions peut-être en commun.
Peut-être suis-je partie parce que je n’en pouvais plus de la solitude. Quelle idée, de partir à l’autre bout du monde pour ça. Si ça peut te rassurer, ça n’a rien changé, je suis restée seule, bien seule. Mais c’était supportable parce que je savais pourquoi j’étais dans le désert, c’était normal, il était géographique ce désert. J’avais hâte de rentrer pour fêter les retrouvailles et tout raconter, tout partager. Que j’étais bien à l’autre bout du monde, c’est vrai.
Elle m’accompagne comme tu m’accompagnes la solitude.
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so einsam wie das letzte haus der welt
aussi seul que la dernière maison au monde
rainer maria rilke