J’ai toujours su qu’Anselme me tuerait avec le plus gros morceau d’un verre de vin cassé. Je le voyais dans son regard, entre deux jets d’expression vifs et muets, contre la pupille. La pupille petite et trop noire. La pupille comme un trou noir qui attend son heure et qui mangera tout, même ce qui est sale. La pupille plus collée que les lèvres sur les tanins et les toisons…
Je le sentais aux relents d’alcool qui émanent de son urine quand il pissait bruyamment dans la cuvette, et au parfum affolant du curry qu’il parsemait dans tous ses plats lorsqu’il pensait à se nourrir. Je devais le regarder en silence, ne pas trop m’approcher, me mêler de ce qui me regarde. J’avais du mal à retourner me coucher.
Je l’entendais à son râle, sa dureté d’homme qui n’a connu que la dureté et à qui on n’a appris qu’à être dur, et parfois à ses larmes secrètes que je n’arrivais pas à consoler, malgré mon désarroi. Je l’entendais à son nez lorsqu’il essayait d’agripper toute la vie mal aérée qui l’entourait.
Je le savais, essentiellement. Ça ne m’empêchait pas de penser à lui à chaque minute de son absence, dans la direction unique de mon désir pour son attention, ses soins. Ni quand il refusait de me parler, de me toucher, de me regarder de toute la soirée. Ni quand il m’enfermait la journée entière, parfois la nuit. Ni quand il me réprimandait dès que je voulais m’approcher de qui que ce soit. Pas même quand il contrôlait, parfois avec une sévérité sans but, ma nourriture et mon eau.
Il avait toujours, derrière ces brusqueries, une peine immense qui avait disparue à ses propres yeux, pas aux miens. Il y avait une douceur dans sa voix rauque et un amour entre nous. Je n’ai pas imaginé une seconde me passer de lui, comme si c’était dans mes gênes, et à l’extérieur, pas une âme pour s’alerter, m’alerter, l’alerter.
Alors quand il a trop bu, ce matin-là, quand dans ma fatigue et mon désir pressant, trop pressant j’ai fait un geste maladroit et cassé le verre, je me suis mis à confondre la tâche de vin avec mon sang, mon eau et mon pissat, avec sa colère et sa douleur, peut-être même son propre sang, son eau, son pissat, et j’ai abandonné mes flancs, sans jamais le quitter du regard.
J’ai toujours su ces choses, excepté qu’en les sachant je m’affranchissais un peu de ma condition, et que peut-être j’étais, alors, un peu plus que ma nature de chien, juste un peu plus libre, et ainsi, peut-être, un peu moins mort.
J'adore ton style. Ça chante, c'est mélodieux et rythmé ! Merci pour cette histoire, qui change de tes poèmes mais où l'on trouve un style très poétique.