A l’entente de la sonnerie, il sorti douloureusement une main de la couverture pour la faire taire. Mais Alexandre n’eut même pas le temps de se rendormir, car son père ouvrit la porte en allumant l’immense lampe murale éblouissante.
« On va être en retard, Alex ! »
Sachant que la réponse ne serait que des grognements intempestifs, William ne prit même pas la peine de s’attarder davantage. Retournant dans le salon, embrasser Charlie accoudée au bar avec une tasse de café, ils attendirent sans le dire que leur fils émerge pour sa rentrée au lycée.
« Eh oui, la cigale ! C’est ça d’avoir fait la fête tout l’été ! »
En voyant la tête d’Alexandre, son parent ne put s’empêcher de rire. Le jeune homme avait les traits tirés et une coupe de cheveux affreuse comme s’il était tombé du lit. Il traînait des pieds, était complètement débraillé, et s’assit lourdement sur une chaise de bar aux cotés de ses parents. Plus compatissant, William lui tendit la cafetière :
« Tu en veux ?
– Non, c’est dégueu, répondit-il d’une voix rauque.
– Alex, parle bien, réclama Charlie.
– Je parle très bien ! S’exclama Alexandre en prenant du jus de fruit. Mais c’est dégueu.
– Et tu es prêt, là ? S’inquiéta William. Il faut qu’on parte dans dix minutes !
– Deux secondes… Je prends mon sac et j’y vais.
– Un sac, avec un peigne et une brosse à dent à l’intérieur, j’espère ? Répliqua Charlie avec un air faussement inquiet. »
Pour toute réponse, il se prit un morceau de pain dans la figure. Avec un soupir de fatigue en voyant Alexandre et Charlie commencer à faire des catapultes avec la nourriture qui traînait sur le bar, William annonça en se levant :
« Je vais commencer à charger la voiture avec mes affaires. Tu n’oublies rien, Alexandre, hein ?
– Bien sûr que non ! S’exclama l’adolescent alors qu’il allait taper sur le bord d’une cuillère avec le poing. Vous avez du vérifier au moins trois fois chacun que tout était bien en place, si je rate quelque chose, c’est vraiment que vous n’avez pas bien fait votre boulot.
– C’est exact, sergent Will ! S’exclama Charlie en attrapant une noix propulsée en plein vol. Faites confiance aux compétences de votre capitaine et de votre caporal !
– Voilà que vous vous liguez tous les deux contre moi, maintenant, soupira l’homme. Très bien ! Si vous n’êtes dans ma voiture dans les dix minutes, caporal, je pars sans vous !
– Compris, Chef ! Répondit l’adolescent avec amusement, commençant enfin à se réveiller. »
Mais alors qu’il attendait dans le froid d’un matin de septembre, le jour a peine levé, allumant le moteur de sa voiture pour se réchauffer comme pour partir plus vite, il ne pouvait pas s’étonner qu’Alexandre traînait la patte à ce point. L’observant fermer la porte de la maison avec perte et fracas et s’approcher de la voiture d’un poids lourd, il se rappelait avec inquiétude des pleurs et des cauchemars qu’il avait entendu, au milieu de la nuit, à travers la porte close. Mais Alexandre voulant ne rien laisser paraître de son angoisse, il avait choisi d’en faire de même.
« Alors ? Je croyais que tu allais partir sans moi ! S’exclama son fils en s’asseyant à ses cotés dans la voiture.
– Ah, ça t’aurait fait plaisir, hein ? Et bien non, je suis quelqu’un de fidèle, répondit William en enclenchant une vitesse.
– Pas fidèle à ta parole, en tout cas.
– Non, mais fidèle aux gens, ça on ne pourra pas me le reprocher.
– Mais tu vas être en retard…
– Serai-tu désolé, Alexandre ? »
Se renfrognant sur son siège, l’adolescent ne répondit pas. S’engageant à grande vitesse sur les routes de campagne, William se risqua à lui jeter un regard accompagné d’un sourire léger.
« Ça va bien se passer, Alex. Et puis, c’est ce que tu voulais, non ?
– Oui, mais… Mais je ne connais personne ! Et puis, est-ce que j’aurai le niveau ? Je ne suis jamais allé en conservatoire ou en école de danse, et c’est un établissement spécialisé dans les arts ! Je n’ai peut-être pas toutes les connaissances !
– Tu as passé un concours d’entrée, tu as été pris, et on a travaillé ensemble tout l’été. Ce serait quand même un comble si tu n’avais pas le niveau après tout ça ! Et je te rappelle que moi j’ai été diplômé d’une des plus prestigieuses écoles de Belfast, je suis quand même bien placé pour juger ton niveau, non ?
– Oui mais… Toi, tu as étudié en Irlande, et c’était il y a longtemps ! Les critères ont pu changer depuis, et c’est peut-être même pas les mêmes attentes, toi tu étais en danse traditionnelle… Mais en danse française, en art français, l’exigence pourrait être différente.
– Mais j’entendrais presque un jugement de valeur entre le traditionnel irlandais et le classique nord-européen dans ces paroles, releva William avec sarcasme. Je suis un danseur folklorique, d’après toi ?
– Non ! Pas du tout ! Mais… »
Le visage d’Alexandre passa par toutes les expressions. Mais aucun propos intelligible ne sorti de sa protestation. Sans répondre, William lui accorda un sourire incisif, qui le fit se recroqueviller à nouveau sur lui-même.
« Mais je sais pas, fini-t-il par murmurer. Tu as gagné. Je ne sais pas.
– Ce n’est pas de gagner, qui m’intéresse, répliqua William en s’engageant dans un rond-point. Mais que tu prennes confiance en toi. Quand je te dis que tu as le niveau, c’est que tu l’as. "Irlande", "France", "traditionnelle", "classique", "moderne", tout ceci reste de la danse et de la technique corporelle. Je ne suis peut-être pas le meilleur danseur du monde, mais je sais quand même encore ce que je regarde quand je te vois faire.
– D’accord… Mais si ça passe mal ? Si ça fait comme au collège ? On va encore se moquer de moi, aussi bien !
– Doucement, mon grand. Tu verras bien au moment venu, ça ne sert à rien de s’inquiéter à l’avance. Si jamais il y a le moindre problème, on essayera de trouver une solution, comme on a pu le faire avant. D’accord ? »
Évitant son regard, Alexandre avait appuyé sa tête contre la fenêtre de la voiture. Il regardait distraitement les montagnes disparaître alors que le soleil commençait à peine à se lever. Il s’éloignait, comme si c’était rien, des routes qu’il avait toujours connu. Inquiet, William ne put que dire simplement :
« Alexandre.
– Oui, papa. On se débrouillera. »
Mais son air restait grave, empli de doute, de tristesse et d’inquiétude. Malgré tous ses efforts, malgré tous ses combats, il n’avait jamais réussi à se faire le moindre ami. Et les années s’enchaînaient dans une solitude que sa famille ne pouvait jamais entièrement combler. Et William, désolé, impuissant, pouvait à peine le regarder, concentré sur la route qu’il n’avait pas encore l’habitude de prendre. Ne sachant pas quoi dire ni quoi faire pour rassurer ou consoler son enfant, il inspira longuement avant d’entonner d’une voix forte.
« Her voice was enchanting melodious, which left me scarce able to go. My heart, it was soothed with solace, by the cailín deas crúite na mbó.
– Si tu parles de Pama, tu devrais transformer ’’her’’ par ’’their’’, remarqua Alexandre doucement.
– Et cailín, je le transforme en en quoi ?
– Ne le transforme pas… Personne ne sait ce que ça veut dire. On peut tricher. »
William rit de bon cœur. Il reprit sa chanson, d’une voix forte et claire, et son fils amusé s’autorisa à l’accompagner et le suivre d’une voix moins assumée, plus doucement, pour lui-même. Le moteur de la voiture créait un accompagnement musical, comme un bourdon ronronnant en rythme, s’intensifiant ou se réduisant en fonction du pied de William. Alexandre oublia, le temps de la musique lente et mélancolique, son angoisse et sa peur en se laissant aller à l’admiration sans borne et l’amour qu’il portait à son père, soutien indéfectible et modèle sans faille.
William s’arrêta une centaine de mètres avant l’entrée du lycée, sous ordre impérieux de son fils. Ayant fait la même demande, des décennies plus tôt, il ne s’en offusqua pas. Alexandre sorti alors de la voiture en claquant la portière. Il sembla tourner le dos à son père sans un mot, mais du coin de l’œil il regarda la voiture s’éloigner dans la brume qui s’évaporait avec le jour qui s’installait dans les rues de la ville inconnue. Quand ses oreilles ne purent plus entendre le moteur du véhicule qui grondait en disparaissant, il parti en direction de son nouvel établissement. Il était vitré, flambant neuf, pourtant Alexandre n’avait pas à cœur de s’en émerveiller. Il passa le portail avec un cœur battant jusque dans sa gorge, qui lui donnait des nausées et lui faisait baisser le regard. La tête rentrée dans ses épaules, protégé du bruit de la foule par un casque audio diffusant la chanson que chantait son père plus tôt, il traça tout droit, en direction des panneaux annonçant sa classe et sa place. Sans se préoccuper des autres noms que le sien, il s’enfuit en direction de la salle qui était annoncée pour sa classe.
Il ne regarda le visage de personne. Il vit simplement une chaise vide, près de la fenêtre, et s’y assit en sortant des feuilles. Mais alors qu’il commence à noter la date et faire un tableau pour noter son emploi du temps, une voix étrange le sortit de ses rêveries :
« Alexandre ? C’est bien toi ? »
Plus apeuré que surpris, son premier réflexe fut de se recroqueviller. Le fait d’avoir l’impression de connaître cette voix lui faisait peur. Aucune voix qu’il connaissait méritait un accueil enjoué, au contraire. Mais cette voix-là n’était ni agressive, ni moqueuse. Ses inflexions semblaient innocentes et particulièrement sincère.
« Je reconnaîtrais cette bouille boudeuse entre mille ! Alexandre, c’est bien toi, n’est-ce pas ? Comment va ton pama ? »
Dans un éclair de lucidité, il redressa immédiatement la tête. En voyant ces yeux noisettes, derrière ces lunettes rondes et ces cheveux châtains attachés en une longue et large tresse étudiée, il perdit la capacité de respirer. Béatrice, la petite fille de l’école, sa seule amie d’enfance et de vie entière, la petite Béatrice qu’il avait tant aimé et qu’il avait oublié dans les années d’enfer, cette Béatrice lui faisait face avec un sourire amusé. Son visage n’avait qu’a peine changé depuis la primaire. Ses traits s’étaient affinés, passant de petite fille à jeune femme, mais tout en elle était unique, comme si tout s’était figé entre la primaire et le lycée. Alexandre devait avoir un visage complètement décomposé, car la jeune fille laissa échapper un petit rire délicat.
« Je le savais, qu’on se reverrait un jour, affirma Béatrice avec sourire adorable. Après tout, nous sommes tous les deux des danseurs !
– Béatrice, je… »
Il se redressa sur ses pieds avec maladresse pour lui faire face. Même si la jeune fille avait grandi, il était désormais bien plus grand que lui. Mais il était si choqué, si surpris, qu’il avait quand même l’impression d’être minuscule même en la surplombant. Son émotion se décupla jusqu’à emplir tout son être quand celle-ci le prit dans ses bras.
« Je suis très heureuse de te revoir, Alexandre. Tu m’avais beaucoup manqué.
– Moi… moi aussi, Béatrice, bégaya le jeune garçon comme il pouvait. Tu m’as manqué. »
En entendant sa voix tremblante, la fille laissa entendre à nouveau son rire doux. Il était désormais impossible pour Alexandre que la journée se passe mal. Toute son angoisse et son inquiétude avait fondu avec l’étreinte surprise et pourtant agréable de Béatrice. Quand elle se détacha de lui, il senti avec bonheur ses doigts s’attarder sur son avant bras. Désormais, il fixait sans peur les magnifiques noisettes aux reflets cuivrés de ses yeux.
« J’ai hâte de travailler avec toi, assura Alexandre. Ça fait du bien de voir un visage connu, ici !
– Toi non plus, tu ne connais personne ? Soupira Béatrice. Moi non plus ! C’est pour ça, quand j’ai cru te reconnaître, je ne pouvais pas faire comme si je ne t’avais pas vu. Est-ce que…
– Oui ?
– Tu me laisserais m’asseoir à côté de toi ?
– Bien sûr ! S’exclama Alexandre en poussant fébrilement ses affaires. Il n’y a aucun soucis.
– Merci beaucoup, répondit Béatrice d’une voix douce, en prenant place sur la chaise. »
Se sentant rougir, Alexandre reprit place sur la sienne, fixant les arbres derrière la fenêtre sale, pendant qu’il jouait avec son stylo. Avec une grande délicatesse, Béatrice sortait ses affaires de cours, faisant comme le jeune homme plus tôt, un petit tableau, fait à la règle et en plusieurs couleurs. Elle se tenait droite sur sa chaise, se préparant avec un sérieux qui la suivait depuis l’enfance. Mais quand elle était ainsi, enfermée dans ses bonnes manières et sa politesse, elle pouvait créer sans même l’imaginer une bulle entre elle et le reste du monde. Comme si plus rien ni personne ne pouvait l’atteindre. Son attention et sa volonté de bien faire était charmant, mais il semblait à ce moment dénoter une certaine tristesse, comme si sa timidité s’exprimait en se rattachant désespérément à des principes et à un respect formel de la pudeur. Remarquant tout ceci en l’observant du coin de l’œil, et alors que le professeur n’arrivait pas, Alexandre prit un petit crayon et passa la limite entre son bureau et celui de Béatrice. Il gribouilla sur sa feuille. Surprise, elle s’arrêta d’écrire, mais elle le laissa faire : alors, sur sa feuille quadrillée naquit un petit coquelicot, rouge vif sur le papier blanc. Soufflée, elle ne dit rien. Mais ses yeux ne pouvaient s’en détacher, tant il semblait briller.
« Tu as vraiment un bon coup de crayon, chuchota-t-elle.
– Tu trouves ? Merci, répondit Alexandre sur le même ton. »
Tous les autres élèves s’étaient alors installés sur les chaises restantes. Tous ceux qui avaient retrouvés leurs amitié anciennes ou récentes avaient créé des groupes qui plaisantaient et riaient ensemble, profitant d’un dernier instant de liberté et des dernières secondes de vacance. Mais pour Alexandre, plus rien d’autre n’existait que cette jeune fille, qui, assis à côté de lui sans rien dire, l’aidait à faire pousser des coquelicots rouges et noirs sur une feuille de cours autrefois blanche. Ils ne disaient rien, dessinant l’un sur l’autre, griffonnant sur la même feuille : mais personne dans cette classe ne pouvait pourtant avoir plus de proximité avec quelqu’un qu’eux.
Ils restèrent ensemble toute la journée. Personne n’avait a cœur de les embêter. Ils parlaient de tout et de rien, comme pour rattraper tout ce qu’ils avaient pu perdre de l’autre en des années d’absence. La discussion coulait tranquillement entre eux, et Alexandre se sentait pousser des ailes. Tout était si naturel entre eux qu’il n’eut aucune angoisse, aucune difficulté en s’installant face à elle avec un plateau de cantine. Il était tellement pris dans la conversation, capturé par ses yeux, qu’il se rendait à peine compte de ce qu’il faisait.
« J’ai hâte de commencer les cours pratiques ! Pas toi ?
– Évidemment que si ! Même si l’histoire de la danse, l’étude de ses différents concepts et genre dans le monde, la découvertes des plus grands danseurs du monde … En voyant toutes les matières qu’on a, je me rend compte à quel point je ne sais rien !
– C’est d’un ennui, soupira Béatrice plus doucement. Pour moi, la danse est justement l’une des rares pratiques où l’on devrait se passer de mots et d’histoire. C’est notre corps qui s’exprime, et donc notre liberté !
– Tu trouves ? Je trouve aussi qu’on est libre quand on danse, mais… Je peux comprendre l’intérêt de connaître ce qu’on aime. En apprenant, on enrichit ses capacités. En écoutant, on s’inspire et on peut créer avec plus de finesse. On élargit les champs de possible !
– Oh, vraiment ? Répondit Béatrice avec amusement. C’est appréciable que tu puisses défendre la théorie avec autant de fièvre. Serais-ce du au métier de ton parent ?
– Pama… est très bon dans son domaine, murmura Alexandre avec un peu de gêne.
– Je n’en doute pas ! Comme tout bon parent qui se respecte, il t’a transmis ses passions.
– Je ne pense pas vraiment… Sa passion à lui, c’est de raconter, c’est de transmettre les histoires. Moi, je ne suis pas à l’aise avec ça. Les mots qui sortent de ma bouche… D’ordinaire, c’est compliqué de les trouver.
– Ah oui ? Je trouve pourtant que tu parles beaucoup, depuis tout à l’heure ! Tu as même manqué de te faire gronder pour bavardage.
– C’est… C’est pas pareil ! S’exclama Alexandre, sur la défensive.
– Et bien, explique-moi, dans ce cas. »
Béatrice était très polie, avec un langage qui ne s’osait jamais au familier. Alexandre, avec sa maladresse, avait du mal à s’adapter à ceci. Il avait presque parfois l’impression qu’elle lui faisait passer un entretien. Même s’il savait que c’était simplement sa façon d’être et de parler… ce raffinement très étudié qu’il admirait chez elle n’était pas quelque chose qu’il pouvait appliquer à ses mots, plus bruts, plus compliqués à trouver. Même si elle ne semblait pas se choquer du langage d’Alexandre, le jeune garçon voulait absolument faire en sorte d’être à son niveau. Il essaya alors :
« Ce n’est pas cette passion de langage que m’a transmis pama. Au contraire, même. Comme elle parle constamment, j’ai appris à l’écouter. Je passe mon temps à l’écouter, parler, rire, chanter, crier… Et c’est ça, ce que j’aime. Ce n’est pas quelque chose qu’il fait. C’est ce qui découle de ce qu’il est.
– Et tu ne penses pas qu’un conteur, avant de connaître ses histoires, a pour obligation naturelle d’écouter les autres ?
– Comment ça ?
– Comment pourrait-il connaître les histoires qu’il raconte, s’il n’avait pas pris le temps de les écouter auparavant ? L’écoute fait partie du conte. C’est l’essence même de son métier. Tu ne trouves pas qu’il passe beaucoup à écouter ?
– Tu en parles comme si tu le connaissais, répliqua Alexandre en détournant le regard.
– Je ne peux pas dire que je le connais. Mais je l’ai déjà écouté quelques fois, avec ton père.
– C’est vrai ? Quand ça ?
– Assez récemment, à vrai dire. Il y a un café où je passe souvent mon temps, et ils ont embauché tes parents pour faire de l’animation les mercredi soir.
– Mais… J’y ai passé tout l’été ! »
Surpris, Alexandre eut un léger mouvement de recul. Avec un air malicieux, Béatrice se releva pour guider son plateau vers la sortie. Il mit un léger temps pour enregistrer l’information avant de la rejoindre en courant.
« Tu ne m’avais pas vu ?
– Comment aurai-je pu ne pas te voir ? Tu as dansé plus d’une fois avec ton père.
– Mais… Mais pourquoi tu n’es pas venue ?
– Tu avais déjà l’air bien assez occupé avec ta famille. Je n’avais pas ressenti le besoin de déranger le tableau.
– Mais…
– C’est normal, si tu ne m’as pas vue, je ne t’en veux pas le moins du monde. Tu sais, je suis de nature assez discrète.
– C’est tellement dommage ! S’écria Alexandre en attrapant ses cheveux d’un geste nerveux. Je regrette… J’aurai du te voir, je n’ai vraiment pas fait attention !
– Je viens de te le dire, répliqua Béatrice d’une voix tranquille, je ne t’en veux pas.
– Oui, mais moi, je m’en veux ! »
Ils marchaient dans la cours de récréation, immense et bruyante, au milieu du reste de la foule, invisible comme des poissons dans l’eau. Alexandre, en marchant, ne pouvait pas détourner son regard des lunettes rondes de la jeune fille. Quand elle le fixa droit dans les yeux, il dut prendre sur lui pour ne pas se détourner, espérant que son sentiment se transmette par la droiture de son regard.
« Il n’y a pas lieu à s’en vouloir, Alex. Après tout, le contrat n’est pas encore rompu, non ?
– Comment ça ?
– Tu m’inviterais à danser, la prochaine fois ? »
Surpris par la demande, Alexandre resta les bras ballants. Les yeux de noisettes de Béatrice semblaient vibrer d’une puissance insoupçonnée. Il n’y avait qu’une seule réponse possible, pour le sien :
« Évidemment, que je t’inviterai ! Dès après-demain, si tu le souhaites. Il faut profiter d’avoir encore de beaux jours pour danser sur la terrasse !
– Vraiment ? Tu accepterais d’être mon partenaire de danse, Alexandre ? »
La question le perça en plein cœur, qui s’emballait d’une émotion inconnue, qu’il n’arrivait pas à comprendre et qu’il semblait pourtant avoir enfermé en lui depuis des années. Se grattant la joue en espérant cacher le sang qui lui montait à la tête, c’est en accrochant ses yeux sur les branches de ses lunettes qu’il répondit :
« Évidemment que j’accepte d’être ton partenaire de danse. »
Elle ne laissa paraître aucune gêne, comme s’il n’y avait rien derrière cet échange. Elle ne prononça pas un mot, alors qu’ils traversaient la cours pour trouver un endroit silencieux au milieu de la cohue. Mais Alexandre remarqua son petit sourire, un sourire si particulier, qui n’était cette fois-ci pas contrôlée par l’unique envie de faire plaisir.