Soleil orange (1)

Par Pouiny

Le compte à rebours, silencieusement, s’était arrêté. Aïden ne vint plus me voir, et les jours s’enchaînèrent à nouveau sans que je puisse les différencier. J’étais seule, constamment seule. Passaient les docteurs, les infirmières, parfois même mon père ; mais malgré tout, dans l’obscurité, je n’avais plus personne. Personne n’était capable de remplacer mon frère dans la place toute particulière qu’il avait dans le monde des ombres.

 

Tout passait au-dessus de moi. J’étais devenu spectatrice en loge ; j’observais peu depuis une mauvaise place. Je regardais les démarches des infirmières et des docteurs qui allaient et venaient dans ma chambre. Immobile, silencieuse, ce qu’elles pouvaient me dire ou me prescrire me semblait désormais sans importance.

 

Je ne faisais qu’une action par journée, toujours la même. A chaque jour où je devais recevoir une photo de soleil, je trouais une feuille vierge, pour inscrire la date, comme je pouvais le faire autrefois. Même si le soleil avait disparu, même si tout ceci devenait vide de sens… ce fut la seule action que je continuai.

 

« Béryl ? Béryl ! »

L’infirmière à la voix douce était celle qui m’était le plus proche, aussi proche qu’elle pouvait l’être pour une infirmière que je ne connaissais pas.

« On m’a raconté qu’il y a longtemps, tu t’occupais de myosotis. C’est vrai ? »

Elle avait beau poser la question, elle savait que je ne répondrai pas. Depuis le départ de mon frère, je ne parlais à personne. Mais peut-être avait-elle l’espoir de me piéger.

« Du coup, je me suis dit que retrouver une jardinière dans ta chambre te ferait plaisir. Et voilà ! Des belles myosotis ! »

Elle espéra sans doute une réaction de ma part. Mais je ne jeta même pas un regard aux fleurs. Elle eut un léger soupir.

« L’arrosoir est posé à coté. Si tu t’en occupes pas, je le ferai. Mais ce serait bien si tu le faisais ! »

Je restai silencieuse. Elle eut un regard de pitié, avant de quitter la pièce. Je fis face aux myosotis. Ils me semblèrent fade, monochrome, minuscule. Ridicule. Rien en elles ressemblaient aux fleurs lunaires d’une autre époque. Ce n’était que des sombres copies, qui n’avaient en elle aucune saveur, aucune âme. Je ne m’occupai jamais de ces fleurs. En revanche, a chaque jour, je me levai pour leur arracher une pétale. Ces pétales d’un bleu que je ne percevais pas, je les trouais, une par une, pour l’ajouter à la date que je marquais chaque jours. Ces pétales inutiles et sans saveur remplaçaient dans mon livre de soleil, les photos que je pouvais recevoir auparavant. Elles étaient tout ce que je méritais. L’infirmière ne remarquais même pas que les fleurs dont elles s’occupaient se déplumait, jour après jour. Elle ne voyait pas assez bien dans l’obscurité pour le remarquer.

 

Puis, un jour particulier, mon père vint me voir. Il me posa des questions, mais je ne lui parla pas plus qu’aux autres. Un médecin oncologue vint dans ma chambre. Je savais pertinemment de quoi ils allaient parler ; ce n’était plus la première fois que ça arrivait.

– Bien… comme vous vous en doutez, la santé de Béryl s’est dégradée, et nous devons faire face à un nouveau cancer. »

Je voulus faire une remarque sur l’utilisation du nous. Mais je ne voulais pas parler. Mon père me prit la main avec douceur. Je le laissai faire.

« Il serait envisageable de recommencer à nouveau un traitement chimiothérapique, tant que le cancer n’est pas encore trop avancé. Nous sommes déjà en train de voir pour la dose et le nombre de fois il faudrait prendre le traitement dans une semaine. Il faudrait sans doute que cette fois ci le traitement passe par la perfusion. Est-ce que vous êtes d’accord avec ça ?

– Combien de temps, cette fois ci ?

– Je dirais bien six mois…

– Non. »

Le médecin et mon père se tournèrent vers moi. Ma voix était fatiguée, mais claire. Dans le doute, je répétai :

« Non. Je refuse.

– Quoi ?

– Je refuse la chimiothérapie. »

Je regardai mon père dans les yeux. Il blêmit. Surpris, le médecin rangea son dossier.

« Mais enfin, Béryl, essaya mon père, tu pourrais bien…

– Non. C’est fini, papa. Je n’y crois plus. »

Malgré la dureté mes paroles, je ne pus m’empêcher de sourire. Mon père était sur le point de sombrer dans les larmes, et je ne voulais pourtant pas lui faire de la peine. Mais j’étais obligée d’exprimer ce que je ressentais vraiment. C’est en regardant le médecin dans les yeux que je déclarai :

« A quoi bon, après tout ? Même si j’arrivai par miracle, à m’en sortir, ce sera pour rester enfermée le restant de ma vie. J’en ai assez vu, de l’obscurité. J’ai assez vu de tout ce que le monde pouvait m’offrir, au vu de mes capacités. Alors… non. Je ne serai plus courageuse. Je ne serai plus forte. Je vais arrêter d’endurer, de souffrir indéfiniment. Mon courage, désormais, va être de mettre fin à cette spirale infernale. Et je vais pouvoir croire en une autre vie, plus douce que celle-ci. »

Mon père pleurait. Le médecin semblait septique.

« Refuser un traitement aussi lourd que la chimiothérapie est dans votre droit, mais êtes vous bien sûre d’avoir pensé à tout ? Il serait peut-être préférable que vous soyez suivi par un psychiatre pour vous aiguiller dans ce choix. Si jamais il considère que votre choix est mûrement réfléchi et irrévocable, alors nous pourrons très bien arrêter la chimiothérapie en court de route.

– Amenez moi un psychiatre, si vous le souhaitez. Mais je ne prendrai pas de chimiothérapie, même au cas où.

– Très bien… J’en prend note. Mais étant mineure, vos deux parents doivent donner également leur accord quant à cette décision. Vous devriez en parler entre vous. Si vous voulez bien m’excuser… »

Le médecin nota quelque chose sur une feuille et s’en alla de la chambre sombre. Mon père me prit dans ses bras, sans un mot. Je ne savais pas ce que je pouvais ajouter de plus.

« Ma petite fille… »

Ses grandes mains s’accrochaient à moi comme si j’étais une bouée de sauvetage. Je murmurai :

« Tu vas refuser ? »

Son souffle traversa mon oreille.

« Comment le pourrais-je ? »

Je ne pus m’empêcher de réprimer un soupir de soulagement. Il souffla également :

« Si tu savais à quel point on s’en veut pour t’avoir donné une vie pareille…

– Pourquoi ? Ce n’est pas de votre faute. »

Il ne répondit pas. Il me serrait si fort contre lui que ma poitrine me faisait mal.

« Vous avez du regretter, hein ? De m’avoir donné naissance.

– Pas un seul instant, Béryl. Jamais… Même si c’était difficile. Même si nous avons été de mauvais parents…

– C’est pas grave. Je ne vous en veux pas. »

Il ne semblait plus capable de me répondre. J’imaginais, dans l’obscurité, de quoi lui redonner le sourire.

« Peut-être que dans une autre vie, je pourrai voler dans le ciel… Je serai un oiseau. Un oiseau tout blanc.

– Peut-être…

– Et si c’est le cas, je viendrais vous voir, de temps en temps, à votre fenêtre. Vous me trouverez si belle, que vous auriez envie de me faire entrer dans votre maison. Mais vous ne pourrez jamais me mettre en cage. Car je serai libre comme l’air.

– Vraiment…

– Oui. Et même qu’au final, même vous, vous n’aurez pas envie de me mettre en cage. Car vous me trouveriez tellement belle en vol, éclairé par un soleil aveuglant, que vous comprendriez que ma place est dans le ciel. Et que je suis bien plus heureuse ainsi.

– Je comprends. J’espère voir cet oiseau, dans ce cas.

– Promis, papa. Je viendrai. »

Il me lâcha et me regarda en se séchant les yeux.

« Je vais aller parler de ça avec ta mère. D’accord ?

– Oui. Par contre…

– Oui ?

– Tu pourrais ne pas en parler à Aïden ? »

Il s’arrêta, surpris.

« Pourquoi ?

– Je ne pense pas qu’il l’accepterait.

– Je pense qu’il serait capable de le comprendre, pourtant…

– De le comprendre, oui. Mais… S’il te plaît, papa. Je préfère qu’il ne sache pas. Au moins pour l’instant.

– Très bien. Je ne dirai rien. A plus tard, Béryl.

– Au revoir, papa. »

 

Je discutai avec une psychiatre, comme convenu. Mais personne ne me fit changer d’avis. Ainsi, la maladie continua à se propager, lentement, dans mon corps, sans même que je le sente. Je ne pouvais m’empêcher d’être heureuse d’avoir pu choisir mon destin. D’avoir pu avoir au moins une fois une influence sur les ténèbres. Soulagée également de ne plus sentir les effets secondaire d’un quelconque traitement. Mais Aïden de revint pas. Je trouais, une, trois, cinq, huit pétales, et il ne donnait pas signe de vie, comme si, d’un seul coup, il avait disparu de ma vie.

« Vous ne pouvez pas le contacter ? Lui dire de revenir ?

– Béryl, c’est toi qui tient à ce qu’il ne soit pas au courant, non ? Répliqua l’infirmière.

– Oui, mais… Je ne veux pas mourir sans le revoir au moins une fois…

– Ton état est stable, pour l’instant. Tu ne va pas mourir dans quelques jours !

– Quand, alors ?

– Est-ce que tu veux vraiment le savoir, Béryl ? »

Je détachais mon regard de ses yeux.

« Je ne sais pas… Je me dis que de toute façon que je ne réaliserai pas, combien de temps véritablement cela signifie. Est-ce que le savoir où non, changerait quelque chose…

– Si tu veux que je le dise, je te le dirai. Ce sera une approximation, cependant.

– Combien ? »

Elle me regarda des pieds à la tête. Elle avait l’air de réfléchir, peser ses mots.

« six mois, fini-t-elle par dire dans un souffle. Au maximum. »

Je restai silencieuse, essayant de réfléchir à comment comprendre cette affirmation. Mais je fini par soupirer.

« C’est bien ce que je pensais. Ça ne change rien.

– Comment ça ?

– Je n’arrive pas à comprendre combien de temps cela représente, répondis-je avec un sourire.

– Ce n’est pas si grave, non ? Profite simplement de la vie qu’il te reste. Aïden reviendra avant ces six mois.

– Comment vous pouvez le savoir ?

– C’est évident. »

Elle ne rajouta rien de plus. Mais pour moi, rien n’était évident. Alors, je commençais a déchirer des feuilles de braille, que je trouais de différents mots, à mon père de livrer ensuite. Celui-ci, me sachant seule, venait beaucoup plus régulièrement : il avait manifestement discuté avec ma mère et pouvait plus facilement se rendre disponible.

 

Au début, j’écrivais des excuses. C’était les premiers trous qui me vinrent en tête. Mon père me redonna le même papier quelques jours plus tard, en me disant qu’il ne pouvait comprendre. Et pour cause ; mon frère m’avait répondu en braille.

« Tu n’as pas à t’excuser, petite sœur ; tu n’y es pour rien. »

Alors, je m’excusais de m’excuser. C’était un cercle sans fin. Mais inlassablement, il m’écrivait la même phrase identique à chaque jour ; « tu n’y es pour rien. ».

 

Quand j’avais épuisé mon stock d’excuse, une seule phrase me vint en tête. Même moi, je ne savais pas vraiment comment la comprendre, mais le sens ne m’intéressait plus. J’écrivis cette phrase et demandait à mon père de la transmettre. « Fais moi voir le soleil. ». Je fus presque impatiente de savoir ce qu’il pouvait en répondre. Trouant des pétales de myosotis, par habitude comme par impatience, j’attendais ma feuille trouée, espérant pouvoir lire les mots de mon frère du bout des doigts.

 

Sa réponse fut aussi énigmatique que ma phrase Il avait écrit tout simplement, en petit et dans un coin de la feuille : « Il est là. ». Mais ça n’avait aucun sens. Après tout, aucun soleil ne brillait dans l’obscurité. Alors, je renvoyais cette phrase, encore et encore. Et à lui de m’écrire encore et encore la même phrase. « Il est là. ». Parfois il envoyait en supplément « Qu’est-ce que tu veux dire ? » ou « Je ne comprends pas. ». Mais toujours, « Il est là », restait, en tout petit, au coin de la feuille, presque caché. Comme si, en le lisant, je touchais un soleil. Et malgré l’absurdité de notre échange répété, je ne pouvais m’empêcher d’en sourire. Même ces simples phrases idiotes, minuscules, me suffisait, car elles ne pouvaient être que de lui.

 

« Tu es sûre de vouloir faire ça, Béryl ?

– Oui. Ce ne sont que des cheveux, après tout. »

Armée d’une tondeuse, l’infirmière me demandait une nouvelle fois mon avis, avant de la mettre en marche. Me coupant mes cheveux blancs à raz, elle semblait assez circonspecte.

« Tu ne fais pas de traitement chimiothérapique… Tu aurais pu en profiter pour garder tes cheveux.

– Peut-être, mais Aïden se serait douté de quelque chose, si jamais il revenait.

– Tu ne veux vraiment pas lui dire ? »

Plus le temps passait, et moins je m’en sentais le courage de lui avouer, que je ne m’étais pas battu jusqu’au bout. Pourtant, même pour lui, je refusais de changer d’avis.

« Non. Je ne veux pas l’attrister, ni le décevoir.

– Pourquoi tu le décevrai ?

– Parce que je prend une décision égoïste, qui va l’impacter avec force, mais dont il est impuissant. Même s’il n’était pas déçu de moi… Je ne veux pas prendre le risque d’affronter sa colère, sa tristesse où sa peur. Je serai capable de faire machine arrière. Je veux juste qu’il soit là… Je ne veux pas discuter de cette décision. »

L’infirmière à la voix douce ne répondit pas. Mes cheveux tombèrent, les uns après les autres, sous les coups de la tondeuse. Je rajoutais :

« C’est aussi une vengeance que de pouvoir choisir de ne plus avoir de cheveux. Ce n’est plus un effet secondaire imposé, mais un choix. Vous voyez ce que je veux dire ?

– Je pense que ça, je peux. »

Je n’eus aucun regret quand je pus voir vaguement à quoi je ressemblais, débarrassée de mes cheveux. J’avais l’impression de m’être endurcie. Je souris à mon reflet.

« C’est parfait, comme ça. Merci. »

L’infirmière acquiesça, avant de ranger le matériel de coiffure et de nettoyer la chambre. Je fis un nouveau trou dans un pétale de myosotis. Un nouveau jour se terminait.

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dodoreve
Posté le 08/06/2021
J'ai trouvé ce chapitre très fort, entre les réflexions et les choix de Béryl, ses discussion avec son père et les infirmières, et l'absence d'Aïden qui revient toutefois peu à peu avec les messages :) C'est un de ceux que je trouve le plus "prenants" dans ton histoire !
Pouiny
Posté le 08/06/2021
C'est littéralement le point de bascule de cette histoire et des autres, c'est donc l'un des moments les plus importants de l'histoire, donc je suis content qu'il te marque ! Merci beaucoup ^^
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