« Pourquoi ton état ne s’améliore pas ? Pourquoi tu ne guéris pas ? »
Aïden avait les yeux remplis de larmes et je ne pouvais maintenir son regard. Il était venu seul, cette fois-ci.
« C’est comme ça, Aïden. On ne peut pas guérir à tous les coups. Parfois… On perd.
– Ne dis pas ça comme si c’était déjà terminé... »
Je ne répondis pas. Aïden se recroquevilla sur la chaise.
« Je… Je sais bien, que c’était difficile pour toi, et que… tout pouvait s’arrêter d’un moment à l’autre. Mais… Pas si tôt… »
Il commença a pleurer, douloureusement. Je continuais de me taire.
« Comment je vais faire, pour vivre sans toi ?
– Je m’en fais pas pour toi, tu es parfaitement capable de le surmonter, assurai-je.
– Non. Tu… tu dois mal me connaître, Béryl. Je ne pense pas en avoir la force. Tu es encore là et déjà… Je crains chaque minute.
– Moi, j’en suis certaine. Peu importe ce que tu en dis. »
Il me prit la main et resta silencieux. En mon fort intérieur, je priai pour que Bastien reste près de lui.
Les médecins me demandèrent de limiter au maximum les visites et les activités, alors que mon corps s’épuisait de plus en plus en vain. Alors, Aïden vint avec Bastien, pour la dernière fois. En les voyant arriver, j’échangeai un regard avec mon frère, qui déclara rapidement :
« Je vais aller chercher un café à l’accueil. Je reviens vite. »
Il s’en alla nerveusement, alors que Bastien s’installait avec sa guitare sur la chaise, comme il en avait pris l’habitude. Il commençait à jouer, machinalement, quand ma voix passa au-dessus de sa mélodie :
« Dis-moi, Bastien…
– Oui ?
Il s'arrêta immédiatement de gratter sa guitare pour me regarder droit dans les yeux. Ses yeux verts semblaient brûler les miens, et, de chaleur, je me sentais obligée de détourner le regard. Pourtant, Bastien regardait toujours droit dans les yeux. Cela faisait partie des nombreuses différences qu'il avait par rapport a mon frère.
« Tu es amoureux d'Aïden, n'est ce pas ?
– Quoi ?! »
Bien que son visage vira au rouge, son regard ne me lâcha pas. Il eut néanmoins un léger mouvement de recul, imperceptible, comme s'il voulait s'enfuir. Alors qu'il bégayait lamentablement, ses mots perdus dans un sourire crispé, je le coupais.
« Ne te justifie pas ! J'aimerais juste que tu répondes a cette question.
– Mais... Pourquoi ? »
Le regard que je lui lançais lui fit comprendre que ce n'était pas la réponse que je demandais. Il jeta un regard nerveux à la porte de ma chambre, avant de pousser un gros soupir.
« Il ne va pas rentrer, hein ?
– Non, je pense qu'il a compris que je voulais te parler.
– Je vois... Vous n'êtes pas jumeaux pour rien... »
Il soupira encore, comme s'il cherchait son air. Machinalement, ses doigts fins cherchèrent des notes sur le manche. J'attendais en silence, patiemment, bien que ma main ne pouvait s'empêcher de serrer la couverture.
« Tu en poses, de ces colles, toi... Finit-il enfin par lâcher dans une expiration.
– Tu ne veux pas répondre ?
– C'est pas que je ne veux pas, Béryl. »
Immobile, je le regardais se lever et poser lentement sa guitare sur le mur avec précaution.
« Mais tu ne vas pas répondre, continuais-je. »
Il me regarda encore, d'un air grave cette fois-ci. Ses yeux me semblèrent briller comme des émeraudes.
« Ton frère et moi avons une relation spéciale. Et oui, comme tu l'as deviné, je l'apprécie beaucoup. Je ne devrais pas être aussi étonné que tu l'aies perçu, après tout... Je ne pense pas vraiment cacher ça. Néanmoins, l'utilisation d'un mot aussi fort comme celui d'aimer quelqu'un me paraît, comment dire ... Prématuré ?
– Comment ça ? »
Il eut un léger sourire en s'asseyant de nouveau, rapprochant légèrement sa chaise de moi.
« Aimer, c'est un mot très fort et très vaste. Beaucoup d'auteurs, de poètes, ont écrit sur et par-dessus lui, et je pourrais te citer de mémoire des dizaines de définitions différentes. Mais, pour m'expliquer clairement, en tant que moi, Bastien, comment je vis avec ce mot, je vais essayer de faire simple. Pour moi, le fait d'aimer quelqu'un englobe deux principes ; celui de ressentir de l'amour et celui de l'exprimer. Ressentir quelque chose de fort envers quelqu'un est une chose incroyable et très spontanée ; c'est le sentiment dans sa forme la plus pure ! Exprimer de l'amour... C'est autre chose. Par pudeur sans doute, on transforme un peu tout ce qu'on ressent pour le mettre dans des cases, les cases de l'acceptable. Exprimer de l'amour, ça demande réflexion, pour adoucir la forme brute de l'émotion et la rendre présentable et surtout, agréable pour la personne à qui l'on montre ce sentiment. Est-ce que tu vois ce que j'essaie de te dire ? »
Je restai silencieuse un instant pour réfléchir. De gêne sans doute, il racla sa chaise contre le sol, se rapprochant encore un peu de moi.
« Je n'en sais rien, finis-je par dire. Je pense que je ne connaîtrais jamais un vrai amour.
– Vraiment ? Mais... Ton frère, ta famille ?
– Tu vois très bien ce que je veux dire. »
Je ne pus retenir l'agressivité qui sorti de ma voix et Bastien la perçu aussitôt. Il posa timidement sa main sur mon lit, et ce simple geste fit battre mon cœur. Cela aurait pu rester intime, si les machines sur lesquelles j'étais branchée parlèrent bruyamment pour moi. Il resta silencieux : mais n'enleva pas sa main.
« Tu sais, si c'est étiqueté sous le même terme, déclara-t-il d'une voix douce, c'est que ce n'est pas si différent. C'est ce que je disais : l'expression est différente, mais le sentiment…
– Non. Ce n'est pas pareil. »
Une colère inexplicable s'emparait de moi alors que ma gorge semblait refuser de fonctionner. Me recroquevillant sur moi-même, je rêvais juste de me détacher les appareils sur lesquels j'étais branché et faire taire les bips incessants. Mais l'entendre soupirer en guise de réponse attira mon regard vers lui. Il me décocha un petit sourire, moins crispé, mais plus triste.
« Je suis désolé, Béryl. Est-ce que j'ai été ambigu avec toi ? Est-ce que tu as mal perçu ce que je voulais t'offrir ?
– Non ! Non. Ne dis pas ça. C'est juste que... Tu es la seule personne de mon âge, en dehors de mon frère, que je connaisse. C'est un peu normal, que je sois tombée amoureuse de toi, non ? »
Alors que je me rétrécissais autant que je le pouvais, il me lança un regard de désarroi en se levant de sa chaise. Il allait sans doute partir quand je lui attrapais sa main. Il resta immobile. Il sembla attendre, en silence, que je continue ce que j'avais a dire.
« Dès fois... Je rêve d'un monde où je ne suis pas née comme ça. Un monde où je serai allée a l'école avec mon frère. Un monde dans lequel j'aurais pu courir avec lui, rire avec lui, et rencontrer des gens avec lui. Un monde dans lequel j'aurais été belle... Et je me dis que dans ce monde là, j'aurai eu de quoi te plaire.
– Béryl, je... Ce n'est pas une question de maladie de peau ou de cancer... Sincèrement, je te trouve très belle ainsi.
– Pourquoi je te croirai ?
– Pourquoi mentirais-je ! Je... Je suis désolé, Béryl. Je pense que, même dans ce monde dont tu rêves, je n'aurai pas pu t'offrir ce que tu attends de moi. »
Son regard transperça mon âme. Sa main tremblait légèrement dans la mienne. Mais je lisais parfaitement dans ses yeux qu'il n'y avait aucune hésitation. Je n'avais tout simplement aucune chance de figurer dans son cœur. Et le mien, à cette révélation, me sembla comme s'écraser au sol. Je laissais tomber sa main. Je m'attendais a ce qu'il parte, mais il resta immobile, à me fixer d'un regard inquiet. Quand je repris la parole, je ne pus empêcher ma voix de trembler.
« De toute façon, dans ce monde là, je ne suis pas amoureuse de toi. Parce que j'aurai connu d'autres garçons, et qu'il y en a sans doute des biens mieux que toi. »
Aïden aurait sans doute été vexé si quelqu'un lui avait dit une chose pareille. Mais Bastien, si sensiblement différent, se contenta de rire.
« Ah ça, tu n'as pas idée ! Des gens bien mieux que moi, il y en a partout. Et dans ce monde là, tu ferais tomber le monde entier. Tu n'en aurai pas à t'en faire. Tu n'aurais jamais été seule, je te le garantis ! »
Ne sachant pas quoi répondre, je restais silencieuse. Mes pensées s'enchaînaient trop vite pour me permettre de répondre quelque chose qui avait du sens. Il s'assit a nouveau sur la chaise devant moi. Je finis enfin par répliquer d'une voix serrée :
« Et de toute façon, même maintenant, je ne suis pas vraiment amoureuse de toi. C'est juste que tu es le seul a être là. Ce n'est que du syndrome de Stockholm. Je suis sûre qu'en vrai, tu n'es pas du tout mon genre.
– Je ne suis pas un agresseur, tout de même ! »
Je ne répondis rien. Je serrai contre moi ma pierre pour qu'elle arrête de refroidir ma poitrine. Avec précaution, d'une main presque hésitante, il me caressa les cheveux.
« Tu lui ressembles tellement... C'est vraiment troublant.
– Mais je ne suis pas comme lui, n'est-ce pas ?
– Pas en tout point, non. Vous n'avez pas le même vécu, pas la même histoire... Pas le même corps.
– Et tu le préfères ? »
Il ne retira pas sa main, mais ne répondit pas, comme s'il ne prenait pas en compte ma remarque. Je finis par respirer.
« C'est sans doute la dernière fois que l'on se voit. Les médecins ne veulent plus que la famille proche, désormais. Ils disent que c'est bientôt fini.
– Je vois.
– C'est ça, que je devais t'annoncer. Et pour cette raison qu'Aïden est parti. Mais à la place, j'ai tout gâché.
– Non, Béryl. Bien sûr que non. Tu as été sincère, j'ai essayé de l'être également et je t'en remercie. Ça fait du bien.
– D'être sincère ?
– Oui. Tu sais, je ne le suis pas tant que ça, en vérité. Comme tout le monde. »
Je ne répondis rien. Le bruit des appareils rythma le silence, lourdement. Serrant la couverture dans ma main de nouveau, je demandai avec frémissement :
« Bastien ?
– Oui ?
– Est-ce que tu peux m'embrasser ? »
Cette fois-ci, il retira sa main. Il me fixa en silence. Son sourire avait disparu.
« Je... Non, je ne peux pas. Ce n'est pas possible.
– Pourquoi ?
– Béryl, tu ne peux pas me demander ça !
– J'ai bien compris que tu ne m'aimais pas ! Mais... Tu l'as dit toi même, l'expression et le sentiment, c'est différent. Alors... »
Il se leva brusquement, me lâchant du regard pour tourner en rond dans la pièce. Je ne pouvais pas me détacher de lui.
« Je... Je ne veux pas mourir comme ça. Je veux savoir ce que j'ai manqué. Aïden m'a montré un soleil, mais il n'a pas pu me montrer le feu. Il n'y a qu'à toi que je peux demander ça. Bastien...
– Béryl... Ce n'est pas... Je... C'est pas si simple ! Je ne peux pas...
– Personne ne le saura jamais. Ce sera un secret que je garderai dans ma tombe. S'il te plaît... »
Bastien s'arrêta au milieu de la pièce, passant nerveusement ses doigts dans ses cheveux blonds. Il osa un regard en coin a mon encontre avant de fuir aussitôt. Il commençait à rougir.
« Ne me regarde pas comme ça ! Sinon j'en serai vraiment incapable !
– Comment dois-je te regarder, alors ?
– Normalement. Pas avec une attente pareille. Comme s'il n'allait rien se passer. Après tout, on va dire qu'il ne s'est rien passé, n'est ce pas ? »
Je hochais vigoureusement la tête. Il eut un immense soupir avant de se retourner vers moi. Son regard avait changé, les iris émeraudes brûlant d'une émotion que je ne lui avais encore jamais vue. Il ferma les yeux comme pour se donner du courage. Quand il les rouvrit à nouveau, il était devenu une autre personne.
Toute tension l'avait quittée. La musique de la pièce silencieuse sembla tout autant accélérer que s'atténuer. Désormais, il n'existait que lui dans mon champ de vision. Il poussa avec un mouvement soigné la chaise qui était devant moi pour s’asseoir directement sur mon lit. Le moindre de ses mouvements semblait déborder de précaution, comme si tout était préparé avec minutie. Il approcha sa tête de la mienne, frôlant ma joue de ses doigts fins, et après une ultime hésitation, il m'embrassa.
Le silence parsemé bourdonna dans mes oreilles. Ma main chercha la sienne et se joignirent, le temps d'une milliseconde. Le temps me paru confus, encore plus que d’habitude, mais pourtant quand ses lèvres quittèrent les miennes, tout ceci me sembla bien trop court. Il rouvrit ses yeux verts qu'il avait fermé le temps d'un baiser, et me caressa encore la joue avec tendresse. Il me sembla d'un seul coup très triste. Il se laissa glisser du lit, s'asseyant a terre, de façon à ce que je ne puisse plus le voir. Le silence me sembla pesant. Me tournant sur le côté assez douloureusement, je pus voir qu'il se tenait les tempes contre les mains. Il semblait regretter son acte, accablé par une émotion qui lui faisait courber le dos. J'eus mal au cœur de le voir ainsi ; j'eus d'autant plus mal de ne pas arriver à regretter cet instant de bonheur que je lui avais volé. Pour casser le silence, je finis par déclarer :
« Tu pourras m'embrasser comme ça, quand je serai morte ? Peut-être que je me réveillerai. »
Il eut un petit rire étouffé.
– Cela m'étonnerait qu'ils me laissent t’approcher.
– Pourtant, ça pourrait marcher ! Après tout, ça a bien réveillé Blanche-Neige ! Tu n'es pas un prince, mais je suis blanche comme la neige... »
J'espérai le faire réagir, mais il resta silencieux un long moment. J'avais envie de le toucher, mais je savais bien que je n’en avais plus le droit.
« Tu sais que selon l'analyse symbolique du conte, le prince représente la mort ? Ainsi, en l'embrassant, il l'emmène au paradis.
– Vraiment ?
– Oui. Ça veut dire que peut-être ton amant de cette vie ne sera ni plus ni moins que la mort elle-même. Ça, c'est un privilège que beaucoup aimerait avoir.
– Ce ne sera pas vraiment de cette vie, du coup...
– Certes. De cette réalité temporelle du multivers, si tu préfères.
– Et tu penses qu'il existe un paradis où je vais faire ma lune de miel ?
– Je suis croyant, donc oui.
– Tu es croyant ?
– Je crois en Dieu, au paradis... Et en la mort, si tu vois ce que je veux dire.
– Je ne sais pas... Je ne m'étais jamais vraiment posé la question, personnellement. J'avais trop peur de savoir, je pense.
– C'est justement parce que j'ai peur que j'y crois.
– Et donc si c'est la mort mon mari, je deviendrais une sorte de divinité, pour toi ?
– Une divinité, c'est peut être beaucoup dire... Un ange, tout du moins. L'ange Béryl.
– ça sonne bien... »
Il resta silencieux à nouveau. Il m'était impossible de voir son visage de là où j'étais. Ses bras semblaient légèrement trembler. Je demandais encore :
« Bastien ?
– Quoi ?
– Est-ce que tu m'en veux ?
– Pour ça ? Non, absolument pas. Comment pourrais-je t'en vouloir... Non. J'ai... juste du mal à croire que je vais te quitter avec ça. Que je vais partir, passer cette porte... Et ne plus jamais te voir ensuite.
– Tu as dis croire au paradis, Bastien ? »
Il resta silencieux. j'insistai :
« Regarde moi, s'il te plaît.
Il tourna son visage. Ses yeux verts semblaient embués de larmes contenues.
– Tu crois au paradis, n'est-ce pas ?
– Oui.
– Alors, on se reverra. N'est-ce pas ? »
Il resta silencieux.
« J'ai le droit au paradis, selon toi ? Insistai-je.
– Oui. Évidemment que oui...
– Et toi aussi. Si la mort n'est pas d'accord avec moi , je la ferai changer d'avis. parce que ce sera mon mari. On se retrouvera tous les trois au paradis, c'est une promesse. Tenu ? »
Je lui tendis la main comme si je lui proposais un marché. Surpris, il resta tout d'abord immobile, puis il se redressa pour me prendre dans ses bras.
« Tenu... Promis, Béryl. On se reverra. »
Du bout de mes doigts, je le sentis trembler. Il devait faire de son mieux pour ne pas pleurer. S'accrochant à un bout de sa fierté, il se redressa, prit sa guitare, et me salua comme un jour normal. Comme si nous allions nous revoir, pour continuer a jouer de la musique, accompagnant les instruments de médecine a un air doux de guitare. Mais ce n'était pas le cas. Je ne revis jamais Bastien. De mon vivant, tout du moins.
C'est le genre d'évènement que tu ressasses toute une vie sans savoir quoi en faire, je pense x)