Sombre (27/01/2021)

— Ma présence est obligatoire ?

— C’est ton petit cousin, Chris, s’offusque-t-elle en retirant un écouteur de son oreille.

Magalie, la cousine germaine de Christopher, a accouché au début du mois. Le petit respire à peine l’air covidien qu’on l’utilise déjà à son insu. Sa naissance est un leurre. Ils veulent fêter les vingt-cinq ans de Christopher et comme chaque année, Lily élabore une stratégie lamentable pour qu’il souffle ses bougies.

C’est pas une journée exceptionnelle. Il pleut, il caille comme pas possible et son nez fuit depuis la veille. Le seul point positif de ce mercredi est qu’il n’a pas chopé le virus — Lily a enfoncé deux écouvillons jusqu’à son cerveau le matin-même. Le reste lui tape sur les nerfs.

Lily est surexcitée depuis qu’elle est rentrée de l’hôpital et prétexte qu’elle est de trop bonne humeur pour dormir. De là où il est assis, sur le canapé, il la voit se trémousser devant le miroir et utiliser sa brosse de baby hair en guise de micro pour imiter une version assez fausse de All For You, par Janet Jackson.

Vivement que ses cours de street jazz reprennent, que les boites de nuit rouvrent et que les invitations aux soirées hip-hop et R&B circulent à nouveau. Ce n’est pas trop son délire à lui mais Lily adore danser depuis qu’elle tient sur ses deux jambes. Mais entre son emploi du temps chargé, ses responsabilités familiales et cette interminable histoire de virus, elle n’a plus de temps pour sa deuxième passion.

— T’as bientôt fini ? Soupire-t-il. On doit être là-bas pour quatorze heures trente.

Lily jette un coup d’oeil à son téléphone. Il est à peine treize heures. Ils doivent d’abord récupérer la tante de Christopher à Noisiel avant de filer à Champs-sur-Marne.

— Oui, oui… J’en ai pour cinq minutes.

— Ça fait trente minutes que tu dis ça.

— Arrête de te plaindre, dit-elle en attachant son foulard pour plaquer ses baby hair. C’est une journée magnifique. Et puis, tu vas rencontrer ton petit cousin pour la première fois, chantonne-t-elle.

C’est bien le cadet de ses soucis. Pas qu’il ne veuille pas voir le petit Kelvin ou que la perspective de revoir ses cousines après six mois ne l’enchante pas. Mais Christopher a juste du mal à prétendre que son cœur n’est pas à vif, que cerveau n’est pas dévoré par des souvenirs qu’il n’arrive pas à ignorer. La veille du vingt-huit janvier, sa mémoire redevient infaillible et tous les moyens sont bons pour y échapper. Alors lui aussi se rend coupable d’utiliser l’arrivée du nourrisson pour panser les plaies qui suintent.

Plus de mouchoirs. Il renifle, se lève du canapé avant que sa fosse nasale se vide sur le carrelage, entre dans la salle de bain en se pinçant le nez. Lily se baisse pour récupérer un paquet de lotus sous le lavabo, se redresse avec une grimace de douleur en se tenant le côté droit.

— Ça va pas ? Demande-t-il après s’être mouché en fanfare.

— Non… enfin, si, reprend-t-elle en voyant son visage se défaire. C’est juste un bleu.

Elle soulève son tee-shirt et lui montre l’hématome violacé sur sa hanche.

— Qui t’a fait ça ?

La voix de Christopher est emprunte de gravité, tandis que sa question fait naitre un triste sourire sur les lèvres de Lily. « Qui t’a fait ça ? » lui demandait-il, au moins une fois par semaine, quand il la retrouvait en pleurs dans les couloirs du lycée. « Qui t’a fait ça ? » insistait-il avant d’aller se battre avec ses tortionnaires.

Elle déteste y repenser. Les souvenirs de cette période sont trop douloureux.

— Une patiente, répond-t-elle en haussant les épaules avant d’appliquer une touche d’highlighter sur l’arrête de son nez. Ce n’est rien. Un peu de synthol et c’est oublié, ajoute-t-elle avec un large sourire.

— Une patiente t’a fait ça ? Répète-t-il en relevant le pan de son tee-shirt.

— Oui, ça arrive.

Lily adore son métier. « Infirmière » avait-elle écrit sur toutes les fiches de renseignements distribuées au collège puis au lycée. Alors, quand elle rentre à Belleville, et qu’il l’entend pleurer la souffrance ou la mort d’un patient, quand elle s’effondre à ses côtés dans le lit, trop épuisée pour se changer, quand elle lui raconte les histoires glauques des Urgences Christopher écoute. Cela ne l’empêche pas de s’inquiéter à chaque fois qu’elle quitte son appartement le soir.

— Tu étais seule avec elle ? Y’avait personne pour t’aider et…

— Chris, le coupe-t-elle avant qu’il ne parte en croisade contre l’hôpital. Ce sont des choses qui arrivent tous les jours. Pas à moi, corrige-t-elle quand il fronce les sourcils. Mais je suis habituée.

Loin d’être convaincu, Christopher la fixe d’un œil sombre en tapotant son nez avec le mouchoir.

— Dois-je te rappeler que tu t’es retrouvé avec un couteau Rambo sous la gorge pour avoir mal orthographié un face tattoo ?

Il hausse les épaules, jette le mouchoir à la poubelle.

Cinq ans plus tôt, une semaine après le début de sa formation à Londres. Willy Dankworth, un mec bourré du lundi au lundi qui empestait la brasserie, avait débarqué au salon pour célébrer la naissance de sa fille et tatouer son prénom sur sa pommette droite. « Eva-Dorothy » avait-il gribouillé sur un papier avant de réaliser que sa fille s’appelait Eva-Dorothee. Il avait explosé de rage devant le miroir, insulté Christopher de « fucking wee cock » et menacé de l’éventrer « like a fucking squealer », s’était confondu en excuses quand l’apprenti-tatoueur lui avait montré le bout de papier. Le lendemain, il était revenu expier sa faute avec trois boîtes de Double Decker et un pack de Budweiser.

— Elle s’appelle Hael, dit-elle finalement et ses lèvres se courbent en une moue triste. Samedi, elle sera transférée à Pantin. Il lui est arrivé des choses horribles et on dirait que le destin s’acharne contre elle. Il y a des gens comme ça, je suppose… Tu sais qu’elle m’a parlé de ses parents ? Son père la battait jusqu’à l’épuisement et sa mère est morte d’une overdose. Et tu sais quoi ? Aujourd’hui, elle se retrouve avec un ex qui l’empêche de vivre. Comme si ce n’était pas suffisant.

Elle soupire profondément, referme sa trousse de maquillage. Les pensées de Christopher oscillent entre l’histoire de cette Hael et les voix de son passé, des fantômes qu’il s’est juré, un jour, d’oublier à jamais.

— C’est juste que… pourquoi les gens décident d’avoir des enfants si c’est pour les traumatiser ? Est-ce qu’ils se rendent compte au moins des conséquences ? Je me promenais sur Cairn.info la dernière fois et je suis tombée sur un article à propos des enfants maltraités. Tu sais qu'en grandissant, ils ont plus de chance de répéter la violence qu'ils ont subi sur leurs propres enfants ?

Christopher la regarde fixement, un peu comme si elle n'est pas vraiment là, devant lui à se brosser les dents. Sa salive est un peu amère, son ventre gargouille. Ce n'est pas la faim — même s'il n'a rien mangé depuis hier soir. Il repense à tatie Louisette, à ses mots, le jour où ils s’étaient rencontrés pour la première fois. « Tu peux choisir » lui avait-elle promis en remettant ses lunettes de soleil. « Mais si tu choisi, tu vas quant même vivre avec pour le restant de tes jours. Je serai là si tu n’y parviens pas. Ton oncle aussi. Mais c'est ta décision, pas la nôtre. » Il n’avait pas dormi cette nuit-là, hanté par la possibilité d’une telle vie.

Quelques heures après, le foyer s’écroulait sous les flammes.

  — Tout le monde n'a pas eu la chance d'avoir les De Bruyère comme parents, dit-il et il lui tourne le dos pour quitter la salle de bain. Je t'attends dans la voiture.

 

Ils arrivent à Noisiel avant quatorze heures, après un trajet animé par les nouveaux albums de Frenetik et Jok’Air. Christopher gare la voiture dans la zone bleue après le Centre des Impôts, allume une cigarette dès que le vent touche son visage. Le marché, qui s’étalait autrefois jusqu’à la boulangerie « Aux Délices de Noisiel », a perdu en stands, en commerçants et en chaleur. Des policiers municipaux circulent entre les étals pour s’assurer du port du masque et incitent les clients à respecter les distances de sécurité. Les voitures sont ralenties par les travaux, les mamans qui tirent leurs cabas, les vieux bonhommes à moustaches qui errent en repensant aux jours meilleurs.

Plus loin, caché par les barnums du marché, l’édifice où son histoire a commencé avec Lily. Le lycée Gérard de Nerval, ses murs faits de béton blanc-gris et de briques brunes, son portail noir et sa professeure préférée, Madame Müller-Pépin. Les voyages en Italie et à Vienne avec le professeur d’Histoire des arts, les surveillants corrompus aux pains au chocolat, les embrouilles avec les mecs du lycée Descartes.

Christopher tire une dernière fois sur sa cigarette avant de mettre son masque.

Le salon de coiffure de sa tante, La Caribéenne, est impossible à manquer sur le Cours des Roches, avec ses affiches immenses, ses rideaux bleus turquoises, son enseigne lumineuse et les clients qui en ressortent toujours satisfaits. Derrière la baie vitrée, chacun attend son tour avec des biscuits salés, des tourments d’amour et quand il fait froid, une tasse de chodo. Christopher s’écarte pour laisser Lily entrer, se laisse engloutir par les odeurs de Dark & Lovely, d’huile de carapate et de shampoing à l’aloe vera. Les odeurs de son adolescence.

— Monsieur et Madame Grognon! S’égosille une voix aiguë depuis l’arrière-boutique.

Anaïssa émerge de la pièce adjacente avec un lot ficelé de mèches à tisser qu’elle tend à sa collègue , sautille jusqu’au comptoir comme une gamine de cinq ans. Derrière son masque à pois bleu, Christopher imagine le large sourire à fossettes de sa cousine, son nez qu’il a percé quand elle a eu son baccalauréat, le grain de beauté sur son menton qu’il comparait à une mouche quand elle entrait dans sa chambre pour voler ses écouteurs.

— T’as grandi, remarque-t-elle inutilement, comme s’ils ne s’étaient pas vu depuis dix ans. Faudra me dire comment ça se passe là haut, hein ! Lance-t-elle en essayant de toucher son front. Et toi, Lily ? C’est lui qui a fait tes tresses ? T’étais si désespérée que ça ?

Elle éclate de rire et Christopher s’éloigne avec un doigt d’honneur, ennuyé par sa voix criarde. Normalement, il lui aurait demandé si elle avait enfin reçu un appareil adapté à sa dentition. Mais son mal de crâne l’oblige à garder la bouche fermée.

La porte du salon s’ouvre dans un tintement de clochettes.

— Ah, vous êtes à l’heure. C’est bien. Sa ou fé ?

Aussi loin qu’il se souvienne, Tatie Louisette a toujours jugé les personnes par leur ponctualité. Que vous soyez le Souverain Pontife, le président de la République ou son mari, elle vous dira les choses telles qu’elles sont et ne bégaiera jamais pour critiquer votre négligence.

Elle tend deux gros sacs de fruits à Christopher, retire son manteau et passe derrière le comptoir pour ouvrir la caisse, sa tunique ample et noire marquant la frontière de son espace vital. Elle est couronnée de cheveux miels coupés à ras, traversés d’une raie sur le côté, se chausse de crocs, se parfume à la poudre d’Avon, noue un foulard fleuri autour de son cou.

— Et toi, Lily ? Les parents vont bien ? Demande-t-elle après le « ça kay » bougon de Christopher. Ne reste pas debout, prends une chaise. Chris, vini là, ordonne-t-elle à son neveu qui a déposé les sacs dans l’arrière-boutique. Brûle les bouts de cette cliente. Anaïssa, au lieu de rêvasser, passe le balai. Pressez-vous les enfants. Je ne serai pas en retard.

Tout le monde s’exécute et se hâte, dans un bal de fers à lisser, de bigoudis et de bobines de fils noirs, jusqu’à ce que la gérante et sa famille quitte le salon à l’heure.

— Alors, Monsieur Grognon, fait Anaïssa alors qu’ils remontent la rue vers le Centre des Impôts. T’es pressé de voir bébé Kelvin ?

— Je l’ai déjà vu.

— Sur WhatsApp ? Ça ne compte pas. Tu dois absolument le voir en vrai. Il est trop beau. Et bien sûr, je suis sa tatie préférée. Et toi, Lily ? Tu viens quand chez moi ? J’habite à Créteil, tu te souviens ?

— C’est un peu compliqué avec l'hôpital...

— Oui, oui... blablabla... J’en peux plus de ces Parisiens. Ça déménage dans la capitale et ça ghost les banlieusards. J’suis pas d’accord… mais alors, pas du tout ! Tu sais que j'étais obligée de prendre rendez-vous à Black Inkers pour voir Monsieur Grognon ci-présent ? Une heure de souffrance juste pour voir son énorme tête…

Elle n'arrête pas de parler jusqu'à ce que sa mère lui lance un "pé bouch' aw timouna !” sec qui ferme son clapet pour cinq secondes bénies. Ils arrivent au quartier du Bois de Grace en dix minutes. Comme Christopher l'avait si difficilement deviné, tatie Louisette lui dit d'attendre en bas de l’immeuble avec Anaïssa-la-pipelette. L’appartement de Maniaque-Magalie ne serait pas assez propre pour le recevoir.

— L’arrivée du bébé, tu sais, soutient Anaïssa d'un air sérieux avant de se lancer dans une autre histoire sans point final.

Dans l'ascenseur, tatie Louisette appuie sur le bouton du troisième étage.

— Comment il va aujourd'hui ?

Lily soupire. Quand elle est rentrée ce matin, il dormait sur le comptoir, à côté de sa bouteille de Damoiseau débouchée.

— Il est un peu malade. Mais ce n’est pas pire que l’année dernière. Je pense que… je pense que ça ira mieux cette fois.

— Il fait toujours des cauchemars ?

Elle hoche la tête. Les portes de l’ascenseur s’écartent. Le couloir, aux murs beiges, sent le tapis neuf et la peinture fraiche. C’est Nathan, le copain de Magalie, qui les accueille en baillant. Il les salue à demi-voix. Ses yeux bridés, gonflés et rouges, témoignent du rythme de son existence : le déficit de sommeil, le bébé qui refuse de faire ses nuits, les aller-retour entre Champs et Suresnes pour gérer son entreprise de réparation d’ordinateurs portables.

— Magalie est avec le bébé dans la chambre, chuchote-t-il en accrochant leurs manteaux.

Dans la cuisine, Lily et tatie Louisette déballent les sacs, en sortent les plats de dombré haricots rouges, de bananes plantains, d’accras de morue et de samoussas. Nathan met les bouteilles d’Ordinaire et de Bissap au frais et montre à Lily la magnifique pièce montée réalisée par l’équipe de Magalie, une composition de trois étages où se dessinent des tatouages en sucre, des personnages de manga, des graffiti et les cartes de la Guadeloupe et de la République dominicaine.

Dans l'interphone, Anaïssa s'impatiente, ruine la « surprise » en exigeant la plus grosse part du gâteau — sa récompense pour être restée en bas avec « Monsieur Super-Grognon ». Les bougies du gâteau sont plantées et allumées, les volets baissés, les lumières éteintes. Quand Lily ouvre la porte, un « Joyeux anniversaire Christopher ! » secoue tout l'étage et réveille le bébé Kelvin.

Christopher feint la surprise avec un « Je ne m’y attendais pas » que tout le monde prétend croire, remercie tout le monde, un sourire gêné sur les lèvres. Anaïssa, toute joyeuse — ses yeux brillent au-dessus de son masque — lui crie de faire un vœu avant de souffler. Il pense à la paix. Il pense à Lily à ses côtés pour toujours. Puis, il entre officiellement dans sa vingt-cinquième année de vie.

Vingt-cinq ans. Un quart de siècle. C’est court. C’est long.

C’est long car il ne parvient pas à faire le deuil du passé qui l’attire loin du présent. Ce passé qui l’empêche de se croire digne de ce déferlement d’amour, de ces sourires masqués, de ces accolades et des yeux doux de Lily qui sont en discordance avec ce qu’il mérite.

Et malgré ça, il sourit quand sa tante remplie son assiette et le caresse de son regard maternel débordant de fierté, ce regard de  maman, le titre qu’il lui réserve secrètement depuis ses treize ans.

Il sourit quand bébé Kelvin s’endort dans ses bras et même quand Anaïssa, incapable de tenir sa langue, s’exclame « Et à quand un mini-grognon, hein Chris ? Faut faire chauffer les machines ! », et que Lily court se réfugier dans la cuisine.

Il sourit quand Nathan lui offre le maillot de Mbappé et que Magalie lui tend son téléphone.

— Quelqu’un veut te parler.

Son cœur se réchauffe un peu, c’est vrai, quand la voix de Darnell lui souhaite, dans une joie toute fabriquée pour l'occasion, une belle année de plus sur terre.

Tu me dois un one-on-one. Pandémie ou pas, je viendrai jusqu’à Paris pour te botter le cul…

Plus tard, alors que le soleil sature et que le bleu-gris du ciel s'égare, Christopher somnole sur le canapé, Anaïssa s’amuse à lui gratter la plante des pieds, Magalie et Nathan s’enamourent des traits parfaits de leur fils et le cœur de Lily explose sous la pression des faux-semblant, craque comme un linge que la pierre frotte et déchire. Elle est dans la cuisine avec tatie Louisette, qui garnie les Tupperware et emballe des parts de gâteau dans du papier aluminium. La porte est fermée. La guitare de Jacob Desvarieux passe leurs aveux sous silence.

— Je veux savoir ce que Chris me cache.

Elle a attendu toute l'après-midi pour se retrouver seule avec tatie Louisette, sa deuxième mère, celle chez qui elle se réfugiait quand plus rien n'allait au lycée.

— C’est trop difficile et je crois que ça deviendra bientôt… insupportable. L’aimer ne devrait pas être une corvée.

Elle lâche le torchon sur la table de travail. Tatie Louisette n’esquisse pas la moindre réaction. Elle a le regard de ceux qui savent déjà tout — les secrets, les non-dits, les mystères des âmes introverties.

— Il ne va pas bien. Et… et je ne peux plus faire semblant de passer au-dessus de ça.

L’enclume de la culpabilité, qu'elle porte depuis plusieurs semaines, est anéantie par sa confession.

Tatie Louisette range les Tupperware et les bouteilles de jus entamées dans le réfrigérateur, répartit les paquets de gâteau dans des sacs de congélation. Lily à soudainement peur d'en avoir trop dit, d'avoir avoué à la « maman bis » de Christopher qu'elle n’a plus la force de se contenter d'une relation où la communication émotionnelle fait défaut. Mais tatie Louisette, qui a élevé quatre enfants et materné une dizaine d’autres, finit par lui répondre après un moment de réflexion, de sa voix douce mais intransigeante, une voix que Christopher avait méprisé si longtemps, à l’époque, quand il crachait sur l’autorité des adultes.

— Il est au courant ?

— Non.

— Donc ça ne me regarde pas.

Lily ferme brièvement les yeux. Elle s’y attendait.

— Je ne sais plus quoi faire, admet-elle. J’ai l’impression qu’il n’y a pas d’issue possible.

— Quand il est rentré de Montpellier il y a quatre ans, vous avez décidé d’accorder une seconde chance à votre histoire, je me trompe ?

Leurs retrouvailles, elle les doit à son père, qui s’était arrangé pour que les tableaux de Christopher soient vendus aux enchères lors d’un gala organisé par la famille De Bruyère.

— Mais vous deux, au lieu d'avancer ensemble comme un bloc uni, vous vous entêtez à vouloir panser les blessures de l’autre sans les désinfecter, en espérant que tout ira mieux un jour.

Se sentant visée par les propos, Lily sert les dents et croise les bras sur la poitrine.

— Ce n’est pas de ma faute, se défend-t-elle. Chris ne me dit rien sur son enfance, rien sur ses parents ou même sur cette Leah qui nous embête depuis la semaine dernière…

Tatie Louisette fronce les sourcils à la mention de Leah. Christopher ne lui en a pas parlé. Ce n’est pas une bonne nouvelle. Pas du tout.

— … alors que moi, je veux l'aider. Je veux qu'il puisse avoir confiance en moi.

— Ce n’est pas le manque de confiance, corrige tatie Louisette.

Elle referme le placard, se lave les mains.

— Chris a peur que tu le vois différemment, c’est tout.

— Et je fais quoi de mon côté en attendant qu’il n’ait plus peur ? Je m’épuise à faire semblant ? Ce n’est pas ça, une relation. Peut être que... peut être que je mérite mieux que ça.

Tatie Louisette lui offre un sourire attendrissant. Lily n’est plus l’adolescente effacée qui n’osait pas la regarder dans les yeux. Mais elle aussi a des blessures à soigner pour atteindre son plein potentiel.

— Si tu le pensais vraiment, il n'y aurait pas de « peut être »  dans ta phrase et tu ne serais pas ici. Mais ça, c’est une autre histoire. Chaque chose en son temps.

Elle plonge son regard brun dans celui de Lily. À la lumière du lustre, sa peau sapotille offre une sous-teinte rouge-orangée.

— Personne n’a le droit de te dicter ta conduite dans cette situation. Mais je te demande une chose : accorde-lui un peu de temps. Il finira par s’ouvrir.

Lily se sent prise au piège, empêtrée dans la promesse d’un espoir qui tarde à venir. Et pourtant, elle hoche la tête, unit son âme à l’assurance d’une femme qui ne respire que pour le bonheur et la réussite des enfants qu’elle a élevés.

Le 31 décembre 2021. Si rien n'a changé d'ici là… je le quitte.

La résolution, brutale et inédite, la bousille de l’intérieur.

— Et son père ? Change-t-elle de sujet en reprenant le torchon. Alban Larisse, c’est ça ? Quel genre d’homme est-il ?

Le regard de tatie Louisette se voile. Durant une fraction de seconde, Lily croit y apercevoir les signes d'une grande affliction, les marques d’une crainte refoulée. Elle n’a pas tord. Souffrance, dégoût et peine. Voilà ce que provoque le souvenir d’Alban Larisse. N’a-t-elle pas adopté ses neveux pour effacer les crimes de son frère aîné ? Sa décision n’était-elle pas une façon de racheter le sang versé ?

Lily, la pauvre, est loin de se douter de la vérité. Dans d’autres circonstances, elle lui aurait tout raconté. Mais elle a œuvré trop dur, s’est acharnée trop longtemps pour gagner la confiance de son neveu.

— C’est un jour de joie. Et ce n’est pas à moi de parler de lui.

— Mais c’est ton frère.

Mon demi-frère, que je n’ai jamais connu. Et pourtant…

— Ne t’inquiète pas. Chris te dira tout, finit-elle avant de sortir de la cuisine.

 

De retour à Belleville, Christopher verse un peu de rhum, goûte la fièvre liquide. Par la porte du balcon, l’astre des noctambules, qui a devancé le couvre-feu, est presque entièrement caché par le néant. Un peu comme son cœur, qu'il lutte pour ne pas abandonner à l'obscurité totale.

Un faisceau de lumière perce la pénombre, disparaît. La lune révèle le satin de la nuisette que Lily a enfilée. Ses tresses cascadent en fleuve dans son dos, frôlent la courbure de ses hanches.

— J’ai un autre cadeau pour toi, souffle-t-elle et ses lèvres flânent contre son oreille.

Son cœur déborde et Christopher se perd, oublie, le temps de ses baisers, la tristesse et l’incertitude. C'est quand Lily s’agenouille entre ses jambes et que ses mains s’occupent à retirer son pantalon que les yeux clairs et diaboliques du passé viennent l'arracher au présent.

Elle ne mérite pas ça. Elle ne mérite pas une prétendue passion ou des moments d'extase volés par des souvenirs obscurs.

— Lily, je...

Il écarte sa main. Dans la pénombre, la peine assombrie son visage.

— Pas ce soir... S'il te plaît. Je suis fatigué.

Elle cligne des yeux, ses yeux en amandes qui reflètent sans retenue les émotions qu'elle n'a jamais craint de lui dévoiler. La honte du rejet. L'incompréhension. Sa fierté, blessée.

Il veut lui dire que ce n'est pas de sa faute mais les mots ne sortent pas.

Lily se relève, les joues enflammées par l’embarras et le besoin de se cacher loin de ce regard qui la dévisage. Elle recule, puis dans un murmure, qu'il n'entend presque pas, lui souhaite une bonne nuit et disparaît dans la chambre, le laissant seul avec sa bouteille de Damoiseau.

 

Elle tremble, se débat et crache sur les ombres qui l'encerclent. Son visage est baigné de larmes, trempé d’une sueur de sang. Des sangles pincent ses poignets, ses chevilles, sa taille. On presse une éponge dégoulinante sur son crâne rasé. Des hommes sans visage l’observent derrière la vitre. Ils n’ont pas d'yeux : pourtant, elle y voit leur âme, sombre de jugement. Ils n’ont pas de bouches : pourtant, elle les entend fulminer et vomir des malédictions. Un sac est abattu sur sa tête. Tout est noir. Silence tout autour, à l'exception de son souffle agité. Une voix lugubre retentit. Elle pue la vengeance, raconte ses crimes, ses tribulations et sa mort. Des applaudissements tonnent et le démon réclame sa part, celle de son âme, quand la foudre ronge ses os et brûle ses veines…

 

Un coup à l’épaule la tire de son sommeil.

Lily s’assied sur le lit, confuse par les gémissements à ses côtés. Elle tâtonne dans le noir, trouve l’interrupteur. Les ténèbres se dissipent. La réalité s’impose. Étouffé par la polaire, Christopher lutte contre des chimères, pleure et rage contre des fantômes tandis que des phrases décousues traversent ses lèvres. Lily s’agenouille sur le matelas, soulève la couverture qui l’emprisonne.

— Chris… Chris, réveille-toi !

Elle le secoue. Il se réveille dans un sursaut violent, à bout de souffle, encore terrifié par ses démons. Sa gorge est sèche, obstruée par la peur. Il suffoque. Les murs se resserrent. Le toit de la chambre s’abaisse. Il est pris au piège, s’enfonce dans les sables mouvants de la honte. Il ne peut pas rester là.

Christopher se précipite vers le placard, fourre pêle-mêle son sac de sport, s’habille des vêtements de la veille.

— Qu… qu’est-ce que tu fais ?

Lily se met en travers de son chemin quand il s’élance vers l’entrée. Ne comprend-t-elle donc pas ? Il doit s’en aller. Loin de Belleville, loin de Paris. Loin d’elle, qui est la première personne à fuir après sa conscience gangrénée. Mais elle est là, le supplie, l’empêche de respirer. Trop de sentiments émanent de ses pores. Il ne les mérite pas.

— Chris, s'il te plaît... on peut en parler. Je peux t’aider. Je peux…

Puis son ton change, devient amer. Elle lui en veut, désormais.

— Pourquoi tu me fais encore ça ?

Ses sanglots résonnent dans l'obscurité. Elle résiste, enfouit son visage dans le creux de sa veste. Tous les deux, âme contre âme, peine contre peine, restent comme ça, immobiles et épuisés, pendant un long moment. Christopher fixe le judas, l’esprit bouillant.

« Toujours en avoir un sur ta porte. C'est comme ça que ton grand-père est mort. Il a pas vu la mort venir. Il l’aurait évitée cette putain de balle »

Cette voix. Il déteste cette voix. Celle qui accompagne les yeux clairs, la voix qui le hante.

— Laisse-moi partir.

Elle capitule, détourne les yeux quand il ouvre la porte et s’enfuit dans le noir.

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