Souilleux

Un petit détour ne faisait pas peur au garçon. À douze ans, « l'écureuil agile » de la famille se vantait de pouvoir parcourir plus de distance ou de dénivelé que n'importe qui dans ces montagnes et ces collines où il avait grandi.

Pour trouver l'amorce du sentier qu'il entendait suivre, il descendit le long du cours d'eau en bondissant sur les pierres du chemin.

C'est là qu'il découvrit le cadavre, juste en aval de son lieu de pêche de la journée.

L'homme était mort, et bien mort, mais pas encore froid, comme Arthen s'en assura dès qu'il eut rassemblé son courage pour s'approcher. Il avait déjà vu des corps raidis d'animaux, jamais un humain jusqu'ici. D'ailleurs, ce n'était pas vraiment un humain, mais un alter... ou un souilleux, comme on les appelait plus couramment ici, même si le terme déplaisait à sa mère. À y regarder de plus près, ce qui frappait chez celui-là, à part la lance qui lui sortait du ventre, c'était un nez étrange au milieu d'un visage couvert de poils fins. Et des moustaches, comme un félin...

Fasciné, le garçon prit son temps pour l'examiner, malgré une nausée qui menaçait de le submerger à la vue de la plaie sanguinolente. L'odeur n'arrangeait rien.

Le souilleux était vêtu d'une tunique marron d'un tissu grossier, vieille et maculée de taches, et d'un pantalon qui ne valait guère mieux. Le pelage qui rendait son visage si étrange s'étendait-il à son buste et ses membres ? Ses mains, crispées sur l'arme qui l'avait terrassé, poussaient à le croire. Elles se terminaient par cinq doigts parfaitement formés, et auraient paru humaines sans la fourrure qui les couvrait.  

Un cri d'oiseau dérangea Arthen dans son examen et lui fit lever les yeux. Il n'était pas le seul à contempler le corps. Au-dessus de lui planait un vautour fauve, à bonne hauteur.

- Eh, attends un peu que je sois parti, tu veux bien ! lança-t-il au rapace, dégoûté.

Il n'avait jamais vu un souilleux de près. Considérant leur sauvagerie et leur comportement agressif, on s'évertuait plutôt à les chasser s'ils approchaient des territoires occupés par les humains. Cette pensée le fit revenir à la réalité. Que trafiquait celui-ci dans ce coin ? Qui l'avait tué ? Un autre primitif, si on en jugeait par la lance... S'il y en avait d'autres, cela pouvait se révéler dangereux pour sa famille.

Il bondit sur ses pieds et rebroussa chemin, reprenant l'itinéraire le plus court vers chez lui. Pas prudent de traîner !

Le vautour, là-haut, venait d'être rejoint par un acolyte. Épiant le départ du bipède qui les dérangeait, les deux charognards commençaient à descendre en tournoyant quand Arthen les perdit de vue, au détour du sentier. Il essaya de ne pas s'imaginer le festin qui allait avoir lieu.

**** 

Environ une heure plus tard, il retrouva son oncle, accouru à sa rencontre. Le garçon l'avait appelé pour tout lui raconter grâce à l'appareil que sa famille lui confiait quand il s'éloignait en montagne : un privilège à la fois sécurisant et agaçant.

- Ça va, gamin ?

Siohlann le serra dans une étreinte affectueuse, avant de le soulager de sa besace qu'il plaça en bandoulière. Arthen remarqua qu'il avait pris soin de bien dégager la bretelle de son fusil en posant la sangle du panier sur son épaule. Siohlann remit en ordre d'une main nerveuse ses cheveux blond roux ébouriffés, décoiffés par la brise vigoureuse. Sa nuque était trempée, et sa chemise auréolée de sueur. Pas étonnant : impossible d'arriver aussi vite autrement qu'en courant ! Arthen avait de qui tenir.

- Tu nous as inquiétés, gamin ! Ta mère te voyait déjà poursuivi par des hordes d'alters féroces.

Il souriait en disant cela, mais ses yeux restèrent froids et ses sourcils arqués se froncèrent, créant deux petits plis entre eux. Le garçon se demanda s'il ne s'était pas tracassé, lui aussi, considérant la rapidité avec laquelle il l'avait rejoint.

- Elle se fait du souci tout le temps. Je cours aussi vite qu'un lièvre, Sio, plaisanta-t-il pour tâter le terrain.

- Mais moins vite qu'une flèche ! Tu sais bien que les sauvages sont les plus dangereux au printemps. Ils sortent de l'hiver amaigris et aux abois, comme des ours après l'hibernation. Ce ne serait pas la première fois qu'ils se risqueraient à s'approcher, attirés par les « inestimables richesses » de nos fermes.

Siohlann ne s'était pas déridé, même si son ton s'était fait lourdement ironique en évoquant leurs richesses : quelques têtes de bétail, des réserves de céréales presque épuisées au sortir de la saison froide, un peu de viande séchée. Il suffisait de peu pour devenir une cible tentante.

- Je n'en ai jamais vu près de chez nous jusqu'à maintenant, objecta Arthen, se sentant à présent confusément coupable de son insouciance.

Siohlann haussa les épaules :

- C'est arrivé, mais tu ne t'en souviens pas, tu étais trop petit. Nous avons eu beaucoup de chance depuis plusieurs années. D'autres villages ne peuvent pas en dire autant. Au hameau de Mestre, ils ont perdu deux hommes et tout leur bétail au printemps dernier.

Arthen ouvrit de grands yeux.

- Ce n'est qu'à une journée de chez nous !

À la maison, on ne parlait pas de ces sujets devant les enfants. À vrai dire, il ne savait presque rien des souilleux, et n'avait qu'une vague idée du danger qu'ils représentaient.

Siohlann continuait, d'un ton mécontent :

- Les patrouilles d'Arcande s'enfoncent normalement jusqu'ici pour préserver la région des attaques. Ils ont dû se relâcher, ce printemps.

- Qu'est-ce qu'on va faire, alors ?

- On en discutera ce soir en famille. Allons-y, ne traînons pas.

Arthen fronça les sourcils et fit malgré lui une moue dégoûtée. Pour une fois, Siohlann avait partagé avec lui ses préoccupations, lui parlant presque comme à un adulte. Mais en fin de compte, il serait tenu à l'écart comme toujours : les enfants n'étaient pas invités dans les conversations familiales de la veillée.

****

Tout à sa contrariété, il avait laissé partir son oncle devant sur le sentier à peine tracé qui serpentait à flanc de montagne. Il le rattrapa au pas de course. Svelte et musclé, en pleine forme à l'approche de la quarantaine, Siohlann menait un train d'enfer, si bien qu'Arthen n'eut pas le loisir de continuer le dialogue. Suivre son guide sans glisser ou se tordre une cheville mobilisait toute son attention. Il était assez fier d'y parvenir à présent qu'il avait grandi. Petit, il se faisait houspiller souvent : il voulait toujours accompagner son oncle en montagne, mais se retrouvait rapidement à la traîne. Cela finissait invariablement par un retour prématuré au village, l'un pestant contre l'autre qui pleurnichait.

Malgré tout, il apprécia quand une descente délicate dans un passage abrupt et pierreux les obligea à ralentir. Le garçon en profita pour interroger son oncle, laissant échapper une question qu'il tournait dans sa tête depuis un bon moment.

- Sio, j'ai toujours cru que les alters étaient des brutes horribles, des bêtes monstrueuses assez évoluées pour nous envier et nous attaquer. Mais celui que j'ai vu, il était... fascinant. Il ressemblait à un humain... Non, plutôt à un mélange entre un félin et un humain. Mais on ne peut pas croiser des humains avec des animaux ? Ça ne peut pas marcher entre espèces différentes !?

- Non, on ne peut pas, c'est bien pour cela que les alters sont considérés comme des créatures contre nature.

Siohlann soupira et arbora une expression absorbée. Ses mâchoires robustes se contractèrent, soulignant la forme carrée de son visage et lui prêtant un air résolu. Arthen aimait quand son oncle prenait sa posture de « maître d'école ». Il choisissait ses mots avec soin, changeait de voix et de façon de parler. Ses explications étaient bien plus passionnantes que celles du vieux qui faisait la leçon au village, et qu'Arthen n'avait d'ailleurs jamais trouvé si savant que ça.

Son ton mesuré incita l'enfant à se concentrer :

- La science inventée par les Anciens, il y a de cela bien longtemps, permettait de modifier des humains. On leur donnait des atouts comme des sens plus performants ou une plus grande force, en empruntant ces caractéristiques aux animaux. Certains voyaient mieux ou respiraient sous l'eau, ce genre de choses... Mais au bout de quelques générations, cela a engendré ces aberrations, mi-hommes mi-animaux, que les nôtres ont rejetées ; ils ne sont plus vraiment humains.

Une interrogation en entraînait une autre, et le garçon n'avait pas satisfait sa curiosité :

- Sio, est-ce que les souilleux sont hostiles et dangereux parce qu'ils sont différents de nous ? Ou bien parce que les humains les ont exclus ?

- Pourquoi me réserves-tu toujours les questions impossibles ? grimaça Siohlann en soupirant. Tes cousins, eux, s'intéressent à des choses beaucoup plus pratiques.

Arthen lui jeta un regard en biais. Il avait pris un ton fâché, mais ses yeux ambre presque dorés pétillaient d'amusement, et un petit sourire fier éclairait son visage, étirant sa lèvre vers la gauche et dessinant une fossette à son coin.

Ces récriminations n'étaient qu'un jeu entre eux. Sans les sempiternelles interrogations de son neveu, Siohlann se serait vite lassé de rabâcher aux gamins du clan les techniques de pêche ou de chasse. Jusqu'ici, les questions d'Arthen concernaient plus souvent la vie dans leurs montagnes que le monde extérieur, néanmoins elles obligeaient son oncle à se creuser la tête pour fournir des explications précises et argumentées et ainsi éviter l'engrenage des « pourquoi ». Et ça ne s'arrangeait pas avec le passage du temps et la prise de centimètres du garçon...

Arthen gratifia Siohlann d'un sourire réjoui :

- C'est parce qu'il n'y a que toi qui parviennes à y répondre.

- Arrête la flatterie, tu veux !

Ils avaient laissé la petite sente abrupte pour un chemin large et praticable ; tout à leur conversation, ils n'avaient pas accéléré et marchaient d'un bon pas côte à côte. Siohlann lui fit signe d'attendre pendant qu'il rassemblait ses pensées avant de commencer :

- Avant, on ne se posait pas ce genre de questions. On voyait les alters comme des animaux féroces, parce qu'ils se conduisaient en sauvages agressifs. On les tuait sans pitié ni remords. On ne se demandait pas si dans des circonstances différentes, ils auraient pu se comporter autrement. Quand on t'attaque, tu te défends, c'est tout.

Il s'octroya une légère pause puis poursuivit, plus lentement.

- Beaucoup raisonnent encore de cette façon aujourd'hui. Mais pas tous... À leur arrivée, les spatiaux se sont beaucoup interrogés sur ces convictions et ont remis en cause leur bien-fondé.

Il se retourna pour scruter son neveu et enchaîna sans lui laisser le temps de l'interrompre par une question inopportune sur les Spatiaux.

- As-tu déjà imaginé le sort des citadins qui se sont retrouvés jetés sur les routes au moment de la grande chute, quand la civilisation de nos ancêtres a été balayée, les villes anéanties ?

- Non, avoua le garçon. Qu'est-ce qu'ils sont devenus ? Oh, je sais ! Tu veux dire qu'ils ont trouvé refuge auprès des souilleux ? Euh, des alters, plutôt, corrigea-t-il en remarquant l'air agacé de son oncle.

- Exactement. Une partie d'entre eux au moins : ceux qui ont survécu, mais n'ont pas eu la chance d'être accueillis dans un village de montagne. Les descendants de ces humains, ignorants et contraints à une vie des plus précaires, se montrent tout aussi capables de barbarie que les alters.

Il balaya l'air d'un geste vigoureux pour appuyer sa conclusion :

- Mais ces questions philosophiques ne donnent pas de ligne de conduite. Les sauvages sont dangereux, et il faut s'en protéger. Humains ou pas, quelle importance ?

Arthen avait écouté bouche bée cette longue explication. Son oncle l'impressionnait. La finesse de ses raisonnements ne pouvait se deviner à son allure fruste de coureur des bois. Ses talents pour débusquer un gibier au cœur de l'hiver ou sa connaissance sans faille des trésors et des embûches de la montagne n'étaient que quelques-unes des pièces du puzzle de son étonnante personnalité. Éduqué, savant même par rapport au reste de la famille, il avait travaillé comme traducteur pour les Spatiaux. Il se comportait en frère jumeau attentionné pour la mère d'Arthen et en père pour le garçon, qui n'en avait pas.

Sans parler de son côté charmeur : Arthen avait vu plus d'une fois se retourner sur son passage des filles du village qui n'avaient pas la moitié de son âge. Mais malgré ses succès féminins, Siohlann ne s'était jamais marié, n'avait jamais abandonné sa sœur et son neveu qui l'aimait comme un père.

Un homme aux multiples facettes. Et Arthen était sûr de ne pas avoir encore tout découvert sur son oncle préféré.

**** 

Le garçon était toujours en train de digérer les explications de Siohlann quand les bâtiments du village se détachèrent de la colline verdoyante, au détour d'un sentier maintenant plus praticable, bordé d'herbes hautes et de fleurs à la senteur sucrée. Les chevaux qui paissaient dans les prés levèrent la tête et les saluèrent de petits hennissements familiers. Les gamins qui veillaient sur les bêtes leur firent de grands signes amicaux. On n'aurait jamais cru qu'un danger puisse se matérialiser dans un tel cadre champêtre, baigné d'un soleil printanier.

Oanell, la mère d'Arthen, vint à leur rencontre et les étreignit sans rien dire. Réservée, peu encline aux longs discours, elle savait communiquer d'un geste ou d'un regard. Ses yeux se posèrent un instant sur les guetteurs armés de fusils qui avaient pris poste sur les toits, aux points d'accès du village. Un signal furtif destiné à Siohlann, mais qui n'échappa pas à son fils. Cela l'agaça. Croyaient-ils qu'il avait toujours cinq ans ? Cette insistance à le laisser en dehors des affaires des adultes, à l'instar de ses cousins les plus jeunes, commençait à le frustrer sérieusement. Ils l'avaient mis bien au chaud dans un cocon qui le protégeait autant qu'il l'empêchait de voir au-dehors...