Sous la pleine lune

Par Unam
Notes de l’auteur : Cette fin ne plaira pas forcément à tout le monde, en même temps c'est difficile de plaire à tout le monde. Je n'avais pas prévu d'écrire une histoire complète après le premier chapitre mais au fil des mots voilà ce qui s'est présenté. Alors je publie, pour conclure une étape et ouvrir d'autres portes.

Ils dévorent le petit pain pitta qu’elle a pris dans sa poche. Elle lui demande si ça va mieux, si c’est sa première fois en Grèce, ce qu’il est venu y chercher. Il lui répond en regardant l’eau qui clapote en va-et-vient à hauteur de ses pieds. Il ne comprend pas pourquoi ça l’intéresse de savoir tout ça, mais il lui dit tout, même ce qu’il n’est pas venu chercher, ce qu’il a fui et dont il a peur, à la pensée d’y retourner, et ce qu’il craint de laisser derrière lui, ici ; une nouvelle vie, une deuxième chance, ce qu’il ressent maintenant, le bonheur. 

Elle voulait juste faire la conversation. Elle ne s’attendait pas à être témoin d’une avalanche de passion, enfouie là, derrière de si grands yeux. Elle sait que c’est sous l’effet de l’alcool et qu’il n’est probablement pas comme ça dans son état normal. Elle est attendrie par sa candeur, sa confiance, comme s’il s’autorisait, enfin, à se confier à quelqu’un. C’est un peu triste aussi, mais elle se dit qu’il vaut mieux ça que l’inverse. Elle n’est pas très douée, elle-même, pour parler de ses sentiments, alors quand elle voit d’autres le faire, ça lui donne de l’espoir. Un jour, elle trouvera le bon moment, le bon endroit, la bonne personne à qui tout dire, surtout les choses qui comptent. En attendant c’est elle qui les fait parler, et ça a toujours marché comme ça pour elle. 

Elle voit au loin, derrière les contours de son visage, ce qu’elle a créé, tout illuminé : une petite baraque donnant sur la mer, éclairée par la guirlande de lampions de Noël de l’année dernière, quelques tables et trois chaises, des corps et des rires déliés, vivants. 

Michel Corsek se tourne vers l’esplanade et aperçoit Hercule Chopinaud leur faire signe de revenir de ses bras musclés. Il les avait oubliés ces deux-là. Alors que Lulu se lève en s’appuyant sur son épaule, il se dit qu’il a dû rêver ces instants. « Allez venez, vous l’avez bien méritée votre moussaka, » lui dit-elle la main tendue et l’air sérieux. J’ai dû la souler avec mes histoires, se dit Michel ; non mais quel empoté. 

Pendant la soirée Lulu et Michel s’adressent à peine la parole mais s’observent furtivement de temps à autre. Michel n’avait jamais connu autant de plaisir dans son assiette. Il faudra qu’il demande la recette. Après un peu plus de danse et autant d’alcool, tout le monde rentre à pied en se tenant par les bras. Momo Largot, dite Monique, est accrochée au bras de Michel Corsek et lui raconte comme elle a hâte de rentrer pour raconter tout ça à ses enfants, elle ne les voit pas souvent depuis qu’elle a divorcé et elle aurait aimé qu’ils soient là avec elle, à rire et à pleurer. Oui Momo Largot est très émotive et elle pleure souvent, même si selon elle, ça n’a rien à voir avec l’émotivité, c’est une question de sensibilité et, dans ce domaine, on n’est pas tous logés à la même enseigne, lui dit-elle entre deux gloussements. Elle glousse beaucoup. C’est le pendant des pleurs lui apprend-elle aussi. Ce soir Michel Corsek rêvera de Lulu Laffrytte, de ses grands yeux verts fixés sur lui, de ses cheveux frisés robe bonbon qui se soulèvent dans la brise marine et qui entourent son beau visage, mâte et doré sous la pleine lune éclatante. Il s’endormira, heureux d’avoir partagé un moment inespéré avec Lulu, Momo, le chauffeur du minibus et tous les autres. Même Chopinaud, médusé, les observant, Lulu et lui, s’éloigner sur la jetée. 

Lulu Laffrytte, de son côté, a besoin d’évacuer. Dormir dans son studio avec Chopinaud qui ronfle à côté sur le sofa, ou pire, qui ramène une de ses conquêtes, c’est juste pas possible aujourd’hui. Une fois la cuisine de deux mètres sur trois nettoyée, les tables et les chaises récupérées par leurs propriétaires, Lulu ferme boutique et retrace ses pas, le long de la jetée, sans les zigzags. Elle se pose au bout, prend une grande respiration et s’autorise à penser à lui, à voir son beau visage, ses yeux noisette qui plongent dans les siens, elle retrace, les yeux fermés, le contour de sa figure, ses lèvres charnues et bien dessinées, son nez busqué, ses sourcils qui se touchaient presque, ses cheveux noirs et bouclés et sa peau mate, si douce, si dorée. Comme elle aimerait lui raconter une histoire ce soir, blottis l’un contre l’autre sous le couvert de la nuit, leurs seuls visages illuminés, sous cette belle pleine lune, comme par leur lampe de poche d’autrefois. A chaque fois qu’elle repense à son frère, Paul, elle ne sait pas comment elle l’a perdu, ce qu’il s’est passé entre ces nuits à se raconter des histoires en cachette et ce matin de printemps il y a cinq ans, où sa mère l’a appelée sans pouvoir lui parler. 

Elle a bien écouté Michel Corsek ce soir et elle a entendu dans ses mots, ce que Paul n’a pas pu lui dire, ou pas su, elle ne sait pas très bien. Elle pensait pourtant qu’ils se confiaient l’un à l’autre, qu’ils se connaissaient, qu’ils se seraient dit ces choses-là. Et s’il lui avait dit et qu’elle n’avait pas entendu ? La culpabilité arrive, avec les larmes. C’est toujours le même cheminement, jusqu’à la même impasse. Alors elle s’était interdit de penser à lui, trop souvent. Elle était partie en Grèce, loin des regards accusateurs, pour pouvoir oublier sa peine, juste un moment, à force de distraction.  

Elle sèche ses larmes du revers de la main au bruit des pas qui s’approchent ; peut-être un couple qui se promène, ou un pêcheur qui va rejoindre son bateau. Elle a à peine le temps de se retourner pour le reconnaître qu’il s’assoit à côté d’elle et l’enserre dans ses bras. Elle n’aurait pas pensé qu’il avait des bras aussi forts. Là, dans son étreinte, elle sanglote à grosses larmes sur sa chemise rayée. Et pendant tout ce temps il la berce doucement et lui caresse le dos. 

« Je me suis réveillé après avoir rêvé de vous », lui confie-t-il. Elle rit. « C’était un cauchemar alors », répond Lulu, «ou un rêve érotique». Michel Corsek rougit. « Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous aider ? » lui demande-t-il sincèrement.

Cette fois-ci c’est à lui de l’écouter. Elle lui dit tout ce qu’elle a sur le cœur. Elle lui parle de Paul, de leurs parents désœuvrés, de sa fuite, pour gérer ce qu’elle ne connaît pas, elle lui dit sa honte et sa haine, sa peur aussi, infinie, comme une impression de tomber dans le vide, sans jamais pouvoir se rattraper aux branches ni jamais s’écraser au sol. C’est difficile pour Michel de l’écouter, bien trop familier. Michel Corsek a essayé d’en finir, il y a deux ans de ça, à peu près au même moment où son médecin généraliste lui avait dit qu’il allait droit dans le mur pour la dernière fois. Il avait mal partout, tout le temps, et surtout mal au cœur. Il s’était dit, à quoi bon, on peut pas vivre comme ça, personne peut vivre comme ça. Il ne sait pas pourquoi il est toujours là, pourquoi d’autres n’en sont pas revenu, comment il a fait pour passer de là-bas, seul et désenchanté, à ici, entouré et aimant. Il ne sait pas quoi dire à Lulu. Il cherche dans tous les recoins de son âme, mais il ne sait pas. « Ça ne sert à rien de culpabiliser », lui souffle-t-il finalement dans l’oreille. « L’important, c’est d’en parler, et vous faites ça très bien ». 

 

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Grde Marguerite
Posté le 12/05/2020
Eh bien, vous avez décidé d'opter pour la fin ouverte. C'est entièrement votre droit de nous frustrer un peu :-)
On a un début qui commence plutôt allegro, et ici il y a presque une touche de mélancolie. Fin douce-amère...
Unam
Posté le 24/05/2020
Oui, en effet... J'ai bien aimé travailler sur les personnages avec cette nouvelle et j'y reviendrai peut-être dans une autre tentative, un remake ou une suite:) Merci encore de vous être arrêtée là, et pour vos commentaires. Ça m'aide beaucoup. A+:)
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