Brahim jeta un regard circulaire sur le campement de migrants. Les tentes decathlon d’un vert criard s’agglutinaient les unes aux autres. Les ordures s'amoncellaient en tas crasseux où des rats, gros comme des chats, se coursaient. De maladroites allées dessinaient un semblant d’organisation qui se construisait au jour le jour en fonction des arrivées et des rumeurs de mises à l’abri. Au dessus de sa tête, les échangeurs de l’autoroute A1 portaient le flux des gens dans leurs automobiles. Il se plaisait quelque fois à imaginer leurs vies, mais très vite ce jeu le lassait et avait tendance à le rendre triste.
Porte de la Chapelle, il connaissait bien. La route, il connaissait bien. Il n’avait pas peur de mourir, il n’avait rien à perdre et, avec la grâce d'Allah, tout à gagner. Il avait roulé sa cigarette vite fait pour ne pas se faire taxer tout son tabac par ses voisins. Il partageait souvent volontier, mais ce soir, il préférait être égoïste. Il avait eu une sale journée. Un hématome gonflait sur sa tempe et il n’avait rien pour faire passer la douleur. Il pourrait peut-être aller à l’antenne mobile de médecin du monde le lendemain, ou simplement attendre que ça passe. C’est ce qu’il faisait le plus souvent, endurer.
Une agitation gagna le campement. Les Afghans en face échangèrent des cris en Pashto ou en Dari. Il était bien incapable de faire la différence entre les deux langues ou d’en comprendre la signification. Mais très vite, il réalisa qu’une distribution de nourriture était en train de s’installer à l’autre bout du campement et une file se forma spontanément. C’était une maraude qui venait souvent et qui se débrouillait pas mal. Il en venait tous les jours, souvent le soir. Une ribambelle de personnes leurs distribuaient de la nourriture ou des affaires. Certains étaient organisés comme à l’armée, d’autres venaient en famille ou entre voisins et créaient une ambiance joyeuse tandis que d'autres encore ne se rendaient pas compte que ramener vingt paires de chaussures pour quatre-cent mecs allait créer une émeute. D'autres enfin leur filaient des vieux trucs déglingués et des vêtements dont ils n’avaient plus l’usage…
Dans un sac poubelle posé sur le campement, ils avaient même trouvé de la lingerie coquine et des portes jarretelles une fois. Ils s’étaient bien marrés ce jour-là. Une des crackée de la colline, juste en face sur la bordure du périph, avait pointé sa carcasse amaigrie et était repartie avec. Les gens avaient peur de ceux qui habitent la colline du crack. C’étaient devenus leurs voisins d’infortune lorsque les campements ont été chassé de Paris et balayé sous le périphérique, là où on ne les voyait plus, comme de la poussière sous le tapis. Brahim n’avait personnellement pas trop de problèmes avec les drogués tant qu’ils n’essayaient pas de faucher des trucs dans sa tente.
Monsour, un des Afghans qu’il aimait bien, le salua alors qu’il venait se mettre dans la file. Il était assez ambivalent, à traîner avec les mauvaises personnes et à souvent être plus agité que nécessaire. Il racontait beaucoup d'histoires, mais il avait un bon fond. C’était pas simple de se comprendre quand on était dans la merde et qu’on parlait pas la même langue. Quelquefois, les tensions montaient pour rien, quelques fois elles étaient provoquées pour le business et le contrôle du campement. En fait, la plupart des gens ici étaient tranquilles, mais il suffisait d’un mafieu, de quelques agitateurs et la merde se transmutait en enfer sur terre, Al Jahannam. C’était facile de faire craquer des gens à bout qui dorment à côté des poubelles et ensuite les faire passer pour des sauvages!
Les braises de sa cigarette rougeoyaient dans la pénombre de sa tente, éclairant sa peau brune et ses yeux sombres. Pas assez noir pour un Noir, pas assez blanc pour un Arabe. Il était pile entre les deux, à la fois fier et bien emmerdé pour se ranger dans une case. Tout le monde pensait qu’il était de Djibouti ou du sud de l’Egypte, mais son arabe maternel n’avait rien à voir et il avait tendance à parler l’arabe de Libye pour brouiller les pistes.
Sur son vieux Samsung à l’écran brisé il fit défiler des posts Facebook. Il n’avait plus de contact direct avec sa famille réfugiée en Libye. Seulement des nouvelles par un voisin qui avait son Whatsapp. Il n’avait pas parlé à sa mère depuis un an mais il pensait souvent à elle. La vie était trop dure ici, la procédure, la demande d’asile, quatre ans qu’il était là dedans, bientôt cinq, il ne voulait pas qu’elle sache tout ça.
Au début, il avait tout fait comme il fallait, mais son premier refus à l'Ofpra l’avait mis en colère. Il avait soit disant menti sur son histoire. Bien sur certains exagéraient, certains inventaient. Mais qui ne l’aurait pas fait pour fuir la misère? Lui, il avait juste raconté. Pareil, la CNDA qui l'avait écouté lors de sa procédure en appel l'avait aussi rejeté. Ses compatriotes lui avait dit qu’en tant que ressortissant d’une ancienne colonie française, avec un dictateur soutenu par la France au pouvoir, c’était compliqué d’avoir l’asile ici.
C’est à ce moment qu’un de ses amis et camarade de lutte l’appela. Ils s’échangèrent quelques mots en arabe et il raccrocha. La visite chez Médecins du Monde devrait attendre, ils avaient une réunion à Stalingrad le lendemain
Ah oui, on est en plein dedans, avec un sens du détail de bon B'alsacien ou de Mots passants... On est avec eux, sur le périph' et les scènes sont criantes de réalisme. Hâte de lire la suite pour voir ce qu'il va se passer.
Tu sembles avoir de bonnes références en langue arabe..
Une simple curiosité de parcours? ;)
Quelques remarques de style :
- Dans ton premier paragraphe, tu parles de tentes d'un vert criard : habitant proche d'un camp de migrant, ma première impression est plus celle d'un méli-melo de couleurs fades et ternes, plutôt que celle d'une couleur uniforme et criarde. Cette image est-elle vraiment la plus appropriée?
- "Une ribambelle de personnes généreuses leurs distribuaient de la nourriture ou des affaires. " => La phrase m'a un heurté à l'oreille. Je trouve que l'adjectif "généreux" ne va pas, surtout que plus loin tu dis bien que certains leur filent des trucs déglingués, et ne sont donc pas particulièrement généreux.
Par ailleurs, je pinaille mais j'ai relevé quelques fautes d’orthographe :
- paragraphe 3 : "tout les jours " => tous les jours.
- paragraphe 4 "marés" => marrés et "les campements ont été chassé et balayé" => chassés et balayés
Pour les tentes, tu as bien raison, elles sont assez hétéroclites, avec le modèle vert de décathlon qui a longtemps prédominé parce que c'était le modèle le plus distribué par les assos. Je voulais donner une image très rapide de l'endroit, mais ça manque de nuances et ça trahit le côté réaliste. Je vais voir ce que je peux faire sans non plus trop m’appesantir en intro là dessus.
Pour l'adjectif généreux, :) j'ai eu un cas de conscience. Du point de vue de Brahim, ce sont des gens généreux. Et aussi, je ne voulais pas tailler un short aux bénévoles qui s'échinent sur le terrain parce que quelques cas viennent refourguer des trucs sans être vraiment au fait des tenants et des aboutissants de la situation. Je vais réfléchir à comment améliorer cette tension sans écrire un mémoire de socio ;)
Je marche sur des œufs en écrivant, le sujet est politique, rien n'y est noir ou blanc, on peut vite glisser dans le pathos ou dans la description chirurgicale désincarnée. Du coup je te remercie pour ce retour constructif :)
C'est clair que tu ne t'attaques pas à un sujet facile, mais au moins, ça change dans la masse de récits qu'on peut lire sur internet :) Je trouve que ton style colle très bien au sujet, simple, efficace mais poétique.
De rien pour le retour, je t'en ferai avec plaisir sur tes autres chapitres!