Petit Dej'

Par Filenze

Brahim sortit de sa tente à l’heure bleue, juste entre la fin de la nuit et le lever du soleil, et se grilla une clope. Les feux qui rythmaient le campement n’étaient plus que braises. La veille, des gars bourrés s’étaient encore bagarrés et s'étaient balancés des bouteilles vides. Des tessons luisaient sur le bitume et formaient des traces étincellantes.

Il frissonna. Le mois de novembre à Paris était froid et humide. Il semblait pourtant que les corps s’habituaient à geler. Les premières nuits dehors, tout le monde claquait des dents à se les fendre. Puis, au bout d’une semaine, certains se promenaient la veste ouverte sous la neige comme pour narguer le climat.

Brahim, comme toutes les nuits depuis qu’il était arrivé, ne dormait pas plus de trois - quatre heures. Les angoisses et les pensées qui tournaient dans sa tête ne lui laissaient aucun répit. Il était si épuisé qu’il commençait à se détacher doucement du monde et ses idées suicidaires se faisaient de plus en plus précises. Le pont entre Barbès et La Chapelle, au dessus des voies ferrées, lui faisait de l’oeil. Il cherchait partout son chemin, sa route, mais toutes les portes se fermaient et l’endurance commençait à lui manquer. 

A sept heure, il se rendit au Petit Dej’ tenu par une grande association sur le boulevard. Il y avait une file interminable, mais ça n’était pas surprenant. L’attente, c’était le quotidien. Quand on vivait en probation d’autorisation officielle à vivre, il fallait être très patient. Au moment de se servir, il vit qu'un gars du campement aidait les bénévoles. C’était un Somalien qu’il ne connaissait pas bien, mais il lui demanda tout de même avec ses bribes d’anglais, comment il avait obtenu ce travail. Le gars lui montra le responsable, un homme aux cheveux blancs comme la neige, alors que Brahim s’emparait d’un verre en plastoc rempli de thé sucré. Putain ! ça cramait les mains ! Mais ça avait le mérite de décongeler ses doigts transis…

Il attendit tranquillement la fin de la distribution en donnant des miettes aux pigeons. Les autres le prenaient pour un fou quand il faisait ça, mais lui se disait que tout le monde ici bas avait droit à sa part, et il continuait. Il regardait sans les voir les cyclistes qui fonçaient sur la voie qui leur était réservée et jouaient de la sonnette en râlant lorsque la masse des exilés ralentissait leur trajectoire. Puis, avec beaucoup de réserve, il vint à la rencontre du responsable. Brahim avait une tête qui passait bien, un air gentil et timide qui masquait sa fougue. Il demanda, dans son français branlant appris dans la rue, s’il pouvait lui aussi aider aux petits déjeuners.

Au final, il capta l’essentiel : c’était pas payé (mais ça il connaissait, c’était pas sa première fois en bénévolat), il fallait être là à sept heure tapante, prendre un gilet et tartiner les sandwichs. Rien de bien compliqué. Brahim lui répondit qu’il viendrait le lendemain. Se tenir occupé, se forcer à avoir une utilité, c’était un peu sa dernière bouée avant de sombrer.

Il était onze heure trente quand il prit congé des petits dej’ et se rendit à pieds dans les jardins d'Eole, à côté de Stalingrad. Il tua le temps, glissant de temps en temps ses doigts sur son hématome qui le lançait et se grillant des clopes. Puis, il reconnu d’autres gars du campement et certains anciens qui vivaient en hébergements dans Paris maintenant. Il se joignit à leur partie de foot en prenant bien garde à ne pas niquer ses précieuses chaussures. 

A quatorze heure trente, ses compatriotes commencèrent à arriver au compte goutte dans le parc. Son ami Ahmed arriva aussi. Il était un des plus véhéments militants et le chef du collectif par défaut. Ils se donnèrent l’accolade, puis se serrèrent la main et la posèrent sur leurs coeurs en échangeant les formules d’usage. Puis Ahmed se détourna et salua les autres. Ils étaient une trentaine réunis sur le gazon humide, maladroitement assis sur leurs sacs ou leurs vestes. Ahmed et Brahim appartenaient à la même ethnie et avaient été très proches. Ils s’étaient retrouvés ensemble à la tête de toutes les manifs contre la France-Afrique, pour des ouvertures de squats, en garde à vue et avec quelques grammes dans le sang. A présent qu’Ahmed était en couple avec son avocate, Brahim n’osait plus le déranger et ils s’étaient éloignés l’un de l’autre.

Il l’enviait un peu. Lui aussi il aurait aimé tomber amoureux.

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cecile_sotto
Posté le 01/08/2020
Ton style est toujours aussi réussi, on sent qu'il y a du travail derrière... Aucune phrase n'est en trop, c'est ciselé au couteau :)

Je te livre quelques remarques mineures :
- "Malgré ça, il semblait que le corps humain s’habituait à geler. " => J'enlèverai le semble "Malgré ça, le corps humain s'habituait à geler", ça me parait plus léger, d'autant plus qu'après tu justifies l'affirmation.
"Il l’envihait un peu" => il l'enviait

Hâte de voir la suite!
Filenze
Posté le 23/08/2020
merci beaucoup pour ton retour et tes corrections :)
Soul_i_an
Posté le 01/08/2020
J'aime bien les détails du quotidien difficile que tu distilles avec pudeur et force en même temps. Vraiment je t'encourage à continuer ce livre et à écrire en général car ta plume est “sincère “ et dénué d'apparat et ça c'est rare. ( attention je ne dis pas que ce que tu écrits est simple ou nian nian, bien au contraire).
Filenze
Posté le 01/08/2020
Merci pour tes encouragements! J'en ai bien besoin car cette histoire, je la trouve beaucoup plus difficile à écrire que la Geste d'Amédée. Le personnage de Brahim, il est plus extérieur à moi et il pourrait exister. Il y a un enjeu, j'ai l'impression que je ne dois pas le "trahir". Je ne peux pas m'identifier réellement à sa vie, ses sentiments, son regard. Je peux seulement, pudiquement comme tu dis, émettre des hypothèses, révéler le plus évident. Et si tu avais dit que cette histoire est nian nian je ne t'aurais pas cru ;-). Je suis curieuse de connaitre ce que tu appelles une plume sincère, ou les apparats (parce que des fois, dans la Geste, j'ai l'impression d'en faire des caisses ^^').
En tout cas, vraiment, merci de me lire !
Soul_i_an
Posté le 01/08/2020
Plume sincère et sans apparat... Même si dans le geste d'Amedée, le style est clairement travaillé et recherché, les mots et les tournures, sont au services de l'histoire, je ne pense pas que “ tu te regardes écrire “... Bon peut-être que ma phrase était un peu bateau, je le concède, mais en tout ta plume me touche c'est l'essentiel. ^^
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