Souvenir des Iles

Par cirano

Lyanil était le chef de la section métallurgie de l’usine. Bien qu’il fût arrivé longtemps après moi, son efficacité et son sale caractère lui avait fait monter les échelons à une vitesse affolante. Même si nous étions les deux seules sirènes à travailler là, je ne le connaissais que de loin et lui ne savait probablement pas mon nom. Je suis le vieux Huryan, ma mère est morte à ma naissance sur les plages de Pindopale après avoir fui les Iles et mon père m’a ramené dans la grande aciérie de Vastland. Il a échangé sa vie et la mienne contre un logement et de la nourriture, à quelques kilomètres au nord de la gigantesque ville de Nanticendres. J’ai remboursé pendant soixante ans la dette que mon paternel avait contractée pour nous sauver. Depuis une bonne décennie, j’étais devenu un meuble, toujours là, ancien et inflexible prenant la poussière sans que personne ne le regarde. Une sirène grise qui avait, à l’époque, abandonné l’espoir de voir les cascades et les temples blancs des Iles. Et je pense que cette description est le parfait opposé de Lyanil, il était impossible à manquer, en permanence de mauvaise humeur à se moquer des employés, il était dur, mais efficace, tout ce que l’usine demandait. Lorsqu’il avait un peu trop bu (comme c’était le cas à peu près deux fois par jour) il montait sur les tables et racontait sa vie en pleurant et prétendais qu’un jour il s’échapperait de l’aciérie pour retourner chez lui, dans les Iles, qu’il deviendrait bijoutier dans les marchés de Parangonde. Sa histoire avant de nous rejoindre n’était pas très drôle, sa famille avait fui tout comme la mienne. Mais elle avait longtemps erré dans les plaines de roche de Vastland, ses frères et parents sont morts les uns après les autres et il est venu frapper de lui-même à la porte de l’aciérie il y a cinq ou six ans. Vendant son être contre une paillasse et quelques pièces par semaines.

 

Quand vous entrez dans les usines de Vastland, vous vendez votre personne comme un outil, il est théoriquement possible de vous racheter, mais les gens qui choisissent cette vie savent que jamais ils n’auront les moyens pour se réacquérir eux-mêmes. Si vous fuyez, vous êtes considéré comme un voleur et êtes traqué dans toute l’alliance (Cyanazur, Vastland et Fleursang). Aussi, Lyanil était atteint des larmes, une maladie mortelle qui frappe les sirènes grises. Celle-ci peut se manifester de deux manières, soit par troubles de la conscience, soit par une soif sans fin et un froid insupportable. De plus les yeux deviennent noirs et rentrent dans leurs orbites et la peau livide et écailleuse se lézarde, laissant apparaitre la chaire rouge vif. À la vue de sa consommation d’alcool, on aurait pu penser que Lyanil était atteint des larmes sèches (celle qui donne envie de boire), mais non. Un jour pendant une de ses crises il avait tué six personnes.

 

Un jour, quand tous les ouvriers étaient dans la cantine, en train d’ingurgiter la fade et gluante bouillie d’amarante, un gardien vint près de moi pour m’annoncer une nouvelle qui était censée « m’emplir de joie » : les Iles étaient à nouveau libres. Tous les Orcs qui les avaient envahis étaient morts et le poison qui s’y était rependu s’était dissipé. J’avais entendu dire que des millions de sirènes qui avaient dû fuir ou qui était né en exile étaient déjà en route pour rentrer chez eux, réinvestir les grandes iles de Perle, repeupler les plaines de corail. Au moment où je l’ai appris, j’étais heureux pour mes semblables, mais triste en même temps de savoir que jamais je ne pourrais voir cette magnifique civilisation reprendre vie, redonner une couleur bleue aux eaux souillées par la guerre. J’ai passé la fin de mon repas dans mes pensées, déprimé et mélancolique. En rendant mon plateau, l’alarme s’est déclenchée. On nous enferma dans nos « chambres » comme on range des outils dans une caisse. J’ai entendu dire que c’était les réservoirs qui avaient lâché, ou que c’était une des poches de gaz qui s’étaient ouvertes. Dans un cas comme dans l’autre l’usine allait être rasée, ou dans un torrent d’eau ou dans un souffle toxique, mais elle allait être rasée. On était censé être à l’abri, mais il y avait de fortes chances pour que notre aile s’effondre aussi. De ma fenêtre je voyais les employés « libres » attendre dehors les rapports des personnes chargées de la sécurité. Après plusieurs minutes, je me suis étendu sur ma paillasse, pensant aux Iles.

 

Un grand bruit métallique me sortit de ma somnolence, en regardant vers la porte à barreaux de ma chambre je fus surpris de voir Lyanil. Il avait une gigantesque hache qu’il portait avec difficultés, son visage était lézardé de crevasses rouge sanglant. Et ses globes oculaires étaient tellement renfoncés et assombris, qu’on aurait dit ses orbites vides. Il était en pleine crise. En reculant sur ma couche, terrifié à l’idée de me faire violemment assassiner, je saisis la chaise de mon bureau en guise de bouclier. Il était trempé jusqu’aux os, les mains couvertes de cambouis. Lyanil me fixait de ses yeux funèbres, son visage de mort gris et rouge complètement impassible. J’entendis sa voix autoritaire de chef de la section métallurgique : « allez le vieux, on rentre chez nous. »

 

Lorsqu’on parle des Iles, on croit souvent que c’est un petit archipel avec quelques citadelles, mais personne ne se rend vraiment compte que c’est en fait une zone qui recouvre la moitié du monde. Les Iles sont tellement immenses que certaines n’ont jamais été visitées et sont encore habitées à ce jour d’espèces complètement sauvages. Quand on évoque la grande invasion des Orcs, on pense au massacre de l’archipel de Kyrielle, les trois Iles les plus peuplées et les plus développées des sirènes ainsi que quelques bouts de terre alentour. Une armée gigantesque et désespérée mourant dans les vapeurs toxiques des constructions qui brulent.

 

Lyanil et moi sommes sortis de l’usine en parfaite impunité, tous les responsables la regardaient tomber en ruine et commencer à bruler, nous avons marché dans la fumée pour rester discrets, direction plein sud. Lyanil boitillait en tremblant avec sa grosse hache encore en main. Les lézards sur sa face s’étaient doucement refermés et bien que son visage fût toujours couvert de sang il était plus tranquille. Ses marmonnements nerveux avaient laissé la place à des comptines que je ne connaissais pas, sa crise prenait fin et j’étais plutôt inquiète de savoir ce que je lui dirais quand il reviendrait à lui. Bizarrement il ne m’a pas adressé la parole, nous marchions dans le brouillard noir et chaud de l’incendie de l’usine et sur le granite des plaines de pierre qui faisaient la particularité de ce pays. Après ce qui m’avait semblé une éternité, la fumée se dissipa, j’avais froid et soif et devant moi se dressait Nanticendres perchée sur une sorte de champignon gigantesque. Exténués, nous nous sommes couchés sur la roche et nous nous sommes reposés quelques heures.

 

Une journée de marche plus tard, nous étions dans la maison d’un fermier, j’avais réussi à le convaincre de nous donner un peu d’eau et de quoi survivre au trajet que nous voulions entreprendre vers les Iles. Le plus « simple » pour nous était de quitter Vastland par l’ouest, traverser Pindopale jusqu’à sa grande plage, et là de prendre la mer et de croiser les doigts pour atteindre un bout de terre habité. Les deux gros problèmes étaient de passer la frontière entre Vastland et Pindopale et tout simplement de rester en vie, les larmes folles de Lyanil étaient très avancées et je sentais déjà à ce moment le froid et la soif montés en moi. Nous repartîmes à peine une demi-journée plus tard, les bras chargés de nourriture et d’eau, Lyanil avait lâché sa hache ne pouvant plus supporter son poids.

 

Nous avons marché à un rythme plutôt inégal dans Vastland, tantôt les crises de Lyanil le faisaient courir en hurlant en direction de la frontière, tantôt nous étions tous deux épuisés et nous arrêtions toutes les heures pour reprendre notre souffle. J’entendais mon cœur battre dans ma poitrine, aussi sûr que j’entendais mes pas sur la roche et ça me rendait fou. Jamais je n’ai autant maudit les plaines de granites, la monotonie cauchemardesque allait de pair avec une fourberie digne des pires Orcs. On trébuchait et tombait sur des aspérités invisibles et enjambions délicatement des ombres parfaitement lisses. C’est pendant ce trajet que j’ai commencé à perdre espoir, pendant les silences qui s’intercalaient entre les longues tirades de Lyanil sur tout et rien, sur ses parents et sur ce qu’on lui avait dit des Iles. Je suggérais de rentrer, d’implorer la pitié de l’usine pour nous récupérer. De toute façon nous allions mourir avant d’avoir atteint la plage.

 

La première fois, mon compagnon d’infortune attendit patiemment que je finisse de me plaindre puis il me raconta une fable qu’il avait probablement entendue de son père ou inventée sur le moment. C’était l’histoire d’une sirène qui rêvait de devenir musicienne, la plus grande virtuose de piano à eau. Malheureusement elle fut frappée à un jeune âge par la maladie du destin. Alors que ses parents, frères et sœurs étaient immortels, elle, elle ne possédait qu’un nombre limité de battements de cœur, un nombre limité de respirations. Quand le médecin découvrit le triste sort qu’attendait la petite, toute sa famille fut dépitée, sauf elle-même. Sa mère lui disait de profiter du temps qui lui restait, son père lui disait de rester tranquille, cela calmait soi-disant le mal. Mais la sirène ne l’entendait pas de cette oreille, elle redoubla d’efforts, se coupant sur des jets d’eau aigus, se brulant dans des accords compliqués. Ses mains étaient dans un piteux état, mais plus la date fatidique approchait, plus elle souriait, et pourtant elle ne jouait pas si bien que ça. Plus la date fatidique approchait plus sa famille, pleurant, lui posait des questions. Et elle répondait entre deux fausses notes : « je veux mourir fier de moi, qu’importe le temps qu’il me reste, je dois vivre de manière à ce qu’à chaque seconde je puisse partir fier de moi. » Elle s’éteignit pendant la nuit, toujours debout devant son piano. Puis Lyanil me regarda et me dit en agitant son doigt « L’important ce n’est pas d’arriver en vie à destination, mais de mourir en marchant. » Les autres fois où je me plaignis, il se contenta de me rappeler à l’ordre avec un : « Serre les dents Huryan, use ta vieille voix pour des choses utiles ». C’était à n’en plus savoir qui de nous deux était l’ainé.

 

Finalement, après plusieurs jours de marche affreuse tellement ils étaient semblables, nous sommes arrivés à la frontière, bizarrement nous sommes passés très facilement. Je pense que les elfes blancs qui gardaient Pindopale ont dû nous trouver un si piteux état qu’il serait impossible pour nous de faire le moindre mal à leur précieuse forêt. Ils savaient que nous étions recherchés, mais à mon avis nous avions déjà l’air largement assez condamnés comme cela. Moi qui tremblais de tout mon corps, la peau sèche et des yeux à peine visibles tant ils étaient rentrés dans mes orbites, et Lyanil, la figure lézardée, hurlant le processus de traitement de l’acier. Nous avions quitté Vastland, mais étions encore loin de la grande forêt, et encore plus loin de la plage. Je ne me souvenais pas de mon dernier passage ici, mais l’odeur de la sève et le bruit de l’eau m’emplirent d’espoir en la suite du voyage.

 

La forêt était belle, mais nous n’avons pas pu profiter longtemps du paysage, car après deux pas, le froid me prit aux tripes comme jamais il ne l’avait fait avant, la soif me tordit le ventre et je m’évanouis. À mon réveil j’étais près d’un petit feu, les vêtements déchirés et couverts de terre. Lyanil était à côté de moi inquiet, je fus touché de voir sa préoccupation à mon égard, lui qui était si sévère d’habitude. J’apercevais dans le fond de ses orbites cerné de noir une faible lueur bleue qui me rappelait que je n’étais pas seul dans cette galère. J’étais fatigué, mes muscles avaient du mal à supporter leur propre poids, et si cela avait été possible ils seraient certainement partis en poussière. Je relevai la tête vers la cime des pins, serrant les dents en entendant ma peau craquer. Les troncs étaient si imposants qu’on se serait cru dans un temple gigantesque, avec des colonnes beiges de bois qui montaient dans un ciel vert et blanc. Des branches des arbres pendaient les fameuses opales, les fruits qui avaient donné son nom à la forêt. De grosses baies nacrées, enfermées dans des coques en dentelle vermillon, comme un diamant dans une prison de sang. Je voyais une bonne poignée de ses fruits en train de bruler dans le feu, pendant que Lyanil faisait tourner une pierre, certainement pour la cuire. Notre fin était proche, mais la situation était plutôt drôle.

 

Dans un élan de lucidité, nous avions décidé tous deux de ne plus rien porter d’autre que notre argent, nos forces ne le permettant plus. Nous avons marché comme ça pendant longtemps, croisant de temps en temps des elfes blancs qui nous regardaient d’une aire inquiète, ce qui se comprend vu notre état de détériorations précoce. Parfois une caravane acceptait de nous prendre pour nous rapprocher un peu plus de la plage. Pindopale était la forêt la plus grande du continent, et Lyanil et moi avions clairement sous-estimé la durée de notre trajet. De plus quand nous étions à pied il nous arrivait très souvent de ne simplement pas avancer, entre moi qui m’évanouissais toutes les heures à cause du froid, plus important ici que dans les plaines de roche de Vastland, et mon compagnon qui passait la moitié de la journée à délirer, c’était plutôt compliqué. Le plus fréquent était qu’un groupe de sirènes qui avait entrepris le même voyage que nous, dans une sorte de solidarité raciale, accepte de tenir compagnie à notre drôle de couple. Les personnes que nous croisions nous racontaient les informations qu’elles avaient entendues sur les Iles nouvellement retrouvées. Elles étaient souvent contradictoires les unes avec les autres, mais nous étions contents que l’on nous parle de notre maison, nous nous sentions chez nous.

 

Après ses rencontres qui étaient toujours très agréables, Lyanil passait les trois jours suivants à me répéter en boucle ce qu’on nous avait appris. Ses récits étaient parfois faux, tout le temps différents, mais ça ne me dérangeait pas, ma mémoire était de moins en moins fiable. Je ne pense pas qu’il le savait, mais ses histoires me faisaient du bien, elles me réconfortaient. À des moments je m’arrêtais en pleurant, il était impossible que nous atteignions la plage en vie, et encore moins les Iles. Lyanil, qu’il eut été en crise ou parfaitement lucide, continuait d’avancer (si on pouvait encore considérer ça comme avancer, c’était plutôt une sorte de boitillement organisé) et ne m’adressait qu’un « Et bien Huryan, t’as mieux à faire peut-être ? ». Rappelé à la raison, je l’accompagnais dans son boitillement. Il était devenu si compliqué pour nous de marcher que nous nous appuyions l’un sur l’autre pour ne pas tomber. À ce moment-là je voyais mon compagnon comme un frère, malgré notre différence d’âge et d’expérience, nous étions les mêmes dans notre quête, les mêmes dans notre misère.

 

Nous sommes entrés dans Sylve, la capitale de la forêt. Selon la carte que j’avais gardée, cela indiquait que nous étions dans la bonne direction, et que nous avions aussi parcouru la moitié de la distance. Fiers de notre réussite, nous nous sommes accordé une journée de pause dans la ville, pause qui consista en fait pour nous deux tomber évanoui dans la fontaine de la grande place, chose vue comme plutôt inappropriée. Les autorités ont voulu nous faire sortir, tout d’abord de la fontaine, puis ensuite de la ville. Malheureusement c’était sans compter sur les ressources insoupçonnées que possédait Lyanil, celui-ci se mit à courir et hurler dans toute la cité, disant que sa maladie était très contagieuse. Les elfes ne s’y connaissant pas dans le mal des larmes l’ont cru et se sont contentés de le ramener vers moi qui n’avais pas bougé. Ils nous ont laissés tranquilles le temps de trouver une solution. Mon compagnon s’allongea dans l’eau à côté de moi, secoué de spasmes à cause de l’effort colossal qu’il avait fourni et murmura un « Tous des abrutis. » avant de s’endormir.

 

Nous nous sommes réveillés, non pas dans la fontaine, mais dans deux bassines remplies d’une eau froide et beaucoup trop bleue qui semblait avoir un effet contre les larmes. Nous étions toujours habillés, Lyanil était à côté de moi, ses lézardes un peu moins ouvertes, sa peau un peu moins grise et ses yeux un peu moins noirs et renfoncés. Un feu crépitait dans la grande salle où nous nous trouvions. Les murs étaient en bois (comme toutes les maisons de Sylve) et une fenêtre me laissait voir le ciel vert de chrome des nuits de Pindopale. Une petite sirène nous observait mon compagnon et moi avec un mélange de curiosité et d’amusement dans le regard. Sa bouche remuait, mais je n’entendais pas vraiment ce qu’elle disait. Je pense qu’elle nous traitait de moches Lyanil et moi, puis je me suis rendormi. Elle s’appelait Syfale, son père nous avait récupérés et sortis de la fontaine, c’était un docteur sirène qui avait décidé de s’installer dans la capitale au lieu de continuer son voyage vers les Iles.

 

Ydylne (le médecin) s’y connaissait plutôt bien en ce qui concerne les larmes, en fait il avait même réussi à guérir sa fille à un stade assez avancé. Il nous apprit qu’il n’avait jamais vu deux sirènes survivre aussi longtemps à une forme aussi sévère et violente de la maladie. Avec un peu de chance, nous pouvions espérer vivre quelques semaines en restant dans les bassins d’eau lénitive et quatre ou cinq jours hors de ceux-ci. Même si je me sentais mieux c’était très compliqué pour moi d’argumenter avec Ydylne pour qu’il nous laisse sortir, qu’il nous permette de continuer notre marche vers les Iles. Pendant que je balbutiais des phrases incohérentes et que je répétais trois fois chacune d’elles, Lyanil jouait avec Syfale et lui racontait notre voyage. Il n’avait ni le regard exalté de ses crises ni la détermination sombre qui l’animait depuis le début de la quête, il était de plutôt bonne humeur.

 

Après une discussion qui fut essentiellement menée par Lyanil, le médecin daigna nous laisser partir et se proposa même de nous amener en caravane jusqu’à Vervague, la grande ville de la plage de Pindopale. Nous avions néanmoins accepté de rester trois jours chez Ydylne afin de reprendre des forces, histoire d’aller le plus loin possible. Heureusement que nous avions Syfale pour nous tenir compagnie pendant que son père préparait le voyage. Nous avons fait un nombre incalculable de parties de trigone, jeu auquel je me suis découvert étonnamment bon. Entre deux tours, la fillette racontait ce qu’elle savait des Iles à Lyanil, et celui-ci lui narrait des fables, probablement inventées, sur cette maison qu’il n’avait jamais connue. Le jour du départ, avant que nous n’embarquions, Ydylne demanda une dernière fois à mon compagnon s’il était sûr de lui, celui-ci répondit dans le plus grand des calmes « Je ne veux pas vivre, je veux juste voir les Iles » puis nous sommes montés. La caravane était prévue à la base pour transporter des patientes, mais avait été vidée des bancs et des coffres d’instruments pour pouvoir y étendre quatre paillasses. Lyanil et moi devions nous enduire les corps toutes les heures de l’eau du médecin pour rester en vie. Même s’il est vrai que notre état était pire que celui dans lequel nous étions en arrivant à la capitale, sans le traitement nous serions morts à coup sûr depuis un bout de temps. J’avais froid et soif, le moindre mouvement me demandait une force colossale. Pendant ce temps Lyanil alternait entre crise et sommeil. Pendant qu’il était réveillé, il passait des heures à hurler des chansons que Syfale lui apprenait, un véritable enfant.

 

Le trajet dura six jours, six interminables jours éprouvants et inoubliables. Au début nous étions fiers de chaque seconde de plus, mais vers la fin, nous étions juste heureux que la quête arrive à terme. Un voyage long et important, qu’à mon sens tout le monde a dû faire, peut être pas aussi intensément que nous, mais à son échelle, tout le monde a fait ce voyage.

 

Les arbres s’arrêtent brusquement pour laisser place à une grande étendue de sable nacré et d’herbe, on entend un bruit blanc qui est certainement celui des vagues, mêlé à celui de la ville. La caravane a dû nous laisser, ne pouvant pas rouler dans les dunes. Nous avons fait nos salutations au père et à sa fille à la lisière de la forêt de Pindopale, eux qui avaient réussi à nous faire aller un peu plus loin dans notre quête. Ydylne pleurait, se reprenait, s’excusait puis recommençait à pleurer, il n’était pas habitué aux adieux. Lyanil dans tout le tact de ses crises embrassa le médecin en lui disant « Au début je ne t’aimais vraiment pas, mais pour finir je suis content de t’avoir rencontré. » Pendant que je faisais moi aussi mes adieux, mon compagnon s’accroupit devant Syfale et la prise dans ses bras. Je les enlaçais tous les deux à mon tour. La fillette nous souhaita beaucoup de courage. Lyanil la regarda et avant que nous nous levions pour entamer notre dernière marche vers Vervague lui dit « J’appellerais mon premier enfant comme toi. »

 

Nous avons repris notre clopinement aléatoire sur la plage. Appuyés l’un sur l’autre, aucun de nous deux ne pouvant marcher seul, trébuchant régulièrement. Je ne savais pas depuis combien de temps nous avions quitté l’usine, un an, peut-être deux. Ni mes souvenirs ni mes pensées n’étaient très clairs, il m’arrivait souvent de m’endormir en avançant, je me réveillais dans le sable, Lyanil à quelques mètres devant moi. Alors sans paniquer je rampais vers lui et une fois à sa hauteur nous reprenions notre clopinement aléatoire. Au bout de deux jours, nous avions parcouru les trois kilomètres qui séparaient la lisière de la forêt et la porte de la ville. Heureusement que les gardes qui étaient postés à celle-ci se sont décidés à nous aider, je crois avoir réussi à les convaincre de nous amener au bord de l’eau. Une fois à destination, nous sommes restés là tous les deux à observer la mer, au loin on remarquait une petite aspérité, l’ombre d’une terre, la brume de la fin de notre voyage. Lyanil m’apprit que l’ile que nous pouvions voir s’appelait Terminal, c’était faux, mais j’ai trouvé ça un peu drôle. Mon compagnon arriva laborieusement à se lever « Bouge pas Huryan, je vais chercher un bateau » puis je me suis endormi en le regardant s’éloigner vers le centre-ville en hurlant à tue-tête « Bateau ! Bateau ! Je veux un bateau ! »

 

Lyanil est revenu s’assoir contre moi, étant sûr que personne n’avait voulu lui vendre quoi que ce soit, même avec tout l’argent que nous avions gardé, j’ai tenté de le réconforter en lui disant qu’au moins nous avions essayé. Celui-ci me conseilla fièrement d’ouvrir les yeux, ce que je fis pour voir deux elfes blancs en train d’installer une barque complètement miteuse sur l’eau. J’étais très impressionné par les talents de persuasion de mon ami. Nous avons décidé de prendre un peu de temps avant de monter dans notre bac, temps que nous avons passé dans la mer, à flotter comme deux algues mortes à côté de notre embarcation presque aussi mal en point que nous. Le moment de lever les voiles était venu (même si notre bateau n’en avait pas), Lyanil m’avait sorti de l’eau en me tirant sur le sable pour me mettre à l’ombre, je n’étais pas sûr de savoir encore bouger. Mon ami essaya de me dresser sur mes jambes, sans succès, aucun des membres de mon corps ne répondait à mes ordres, rien que le fait de penser à remuer mon bras m’amenait au bord de la crise cardiaque. Lyanil commençait à désespérer. « Non, non le vieux, t’a pas le droit ! Il faut partir en marchant ! » répétait-il en pleurant. Avec toute l’énergie qu’il me restait, je réussis à articuler une phrase que je voulais cohérente pour l’encourager à prendre la mer sans moi « Je marche aussi, un peu moins vite que toi, mais je marche aussi. » Il me serra dans ses bras avec toute la force que lui permettaient ses muscles atrophiés et sa maladie, puis il s’en alla.

 

Je l’ai admiré se lever en titubant, avancer comme un alcoolique sous les regards amusés de quelques elfes qui le prenait certainement pour un pêcheur soul. Il tomba à plusieurs reprises puis se releva en hurlant des mots incohérents. Je comprenais les personnes qui riaient, le spectacle était plutôt drôle. Arrivé à hauteur de l’embarcation, il tenta de sauter dedans, mais ses pieds ne quittèrent pas la plage et il s’étala dans la barque en bois de tout son long. Après plusieurs minutes passées à grommeler sans bouger il prit la rame, se releva et coupa le nœud qui le rattachait à la berge avec un couteau à huitres (ça lui demanda beaucoup de temps). Il commença à dériver aléatoirement pendant qu’il frappait frénétiquement l’eau avec sa rame, une fois à gauche, une fois à droite. Il m’a semblé avant de fermer les yeux qu’il se débrouillait pour dériver aléatoirement vers l’ile que nous avions vue. C’était un beau voyage.

 

 

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Draguel
Posté le 07/10/2019
Félicitations pour avoir mener à terme ton objectif !
Personnellement le Souvenir de la route Eïntir me plaît plus mais celle-ci est sympa aussi :D Il y a un côté tragi-comique avec l'image de deux boiteux qui ont traversé le pays xD
Je ne suis pas particulièrement fan des usines donc le début me gênait un peu mais Sylve m'a clairement dit que j'étais au bon endroit :D
Les Îles font la moitié du monde ? :o Et bien ça doit être compliqué de faire le tour de toutes les îles qu'il y a alors :D
cirano
Posté le 08/10/2019
Et bien merci beaucoup, je suis super content d'avoir fait accrocher au moins une personne aux bêtises que je raconte xD Et pour le coup j'ai écrit cette nouvelle après avoir lu "en attendant Godot" de Samuel Beckett, le côté tragi-comique est complètement assumé xD
Haa et non je ne suis pas fan des usines non plus, mais je trouvais que aller de l'acier à la mer était un plutôt beau voyage ^_^
Et c'est un peu comme quand quelqu'un dit qu'il a visité la Russie, en vrai il n'a visité que l'extrême Ouest de la Russie, mais l'ensemble est gigantesque, et bien les Iles c'est la même chose, il y a des grands archipels beaucoup plus développées que d'autres et quand on "fait le tour des Iles" on fait le tour d'un grand archipel :D
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