C’était pendant la saison des neiges, mon ami qui entrainait ma Söfaïm travaillait dans les registres de la haute ville. Lorsqu’il vit le nom de Maehaïm sur un de ses avis de décès, il me l’envoya directement. Elle avait péri dans un incendie criminel sur la côte de Cyanazur. J’étais complètement dépité en la recevant. Je ne savais pas quoi faire. Je me rappelais encore de la tristesse dans laquelle Söfaïm avait plongé à la mort du vieil Elf. Cette lettre m’angoissa à un point tel que je ne dormis pas pendant près d’une semaine. Ma fille (c’est parti, je recommence) remarqua que je ne me sentais pas bien et s’occupa de moi comme une vraie fille, elle s’inquiétait tellement que je ne pus plus lui cacher la tragique nouvelle. Pendant qu’elle lisait l’avis de décès de ces grands yeux bleus, j’étais complètement paniqué. Je pense ne jamais avoir eu aussi peur de toute ma vie. J’étais en larmes et je ne pouvais m’empêcher d’imaginer qu’à la fin de sa lecture elle se jetterait sur un couteau pour se suicider. Ne pouvant supporter la nouvelle. Mais contre toute attente, au lieu d’être effondrée, elle était plutôt choquée. « Comment se fait-il que je n’aie rien senti à sa mort ? Et pourquoi ne suis-je pas ravagée ? Je suis triste, mais pas comme une mère devrait l’être à la mort de sa fille. » Murmura-t-elle de sa voix de sirène avec un accent nain à couper au couteau (probablement de ma faute). Elle pleura beaucoup malgré tout, mais elle ne s’enferma pas dans sa chambre pendant un mois comme je m’y serais attendu. Mieux, elle continua son entrainement et entra dans la garde de la haute ville avec les honneurs.
Je me rappelle la cérémonie comme si c’était hier. Elle reçut une magnifique armure bleue aux couleurs du pays et après la cérémonie, mon ami (vous aie-je dit que c’était un nain ?) lui donna un gigantesque espadon en fer blanc qu’il avait forgé lui-même. Elle était vraiment aux anges, et Dieu que j’étais fier d’elle. Les mois qui suivirent furent plus tranquilles. Elle travaillait beaucoup et on l’envoya participer à plusieurs campagnes dans lesquelles elle s’illustra à tel point qu’elle fut nommée à vingt-et-un ans le plus jeune chef de division. C’est d’ailleurs pendant l’une d’elles qu’elle rencontra l’homme qui devint son mari quelques années après. Un Elf blanc du nom de Havfa, un alchimiste. Bien que je fusse un peu sceptique au début, il s’est avéré que c’était une personne tout à fait charmante. Et en plus, il m’apprit à préparer mon hydromel moi-même, alors qu’avant je l’achetais à un autre ami à moi. Cette période fut vraiment tranquille, je voyais Söfaïm beaucoup moins souvent. Elle manquait aux clients et elle me manquait, mais je n’étais que plus heureux quand elle rentrait de ses campagnes pour venir aider à servir et jouer de sa harpe en sautillant dans la taverne. Alors que je n’y repensais plus du tout, un jour, Söfaïm me demanda de l’accompagner à Cyanazur pour aller à l’endroit où Maehaïm avait vécu, et était morte. Elle avait cherché des informations, mais la seule chose qu’elle avait trouvée, c’était qu’elle était décédée dans l’incendie d’une auberge, causé par un mage des montagnes. Suite à un pari, il s’était réduit, avec l’ensemble des clients et l’établissement, en cendres. Elle avait aussi déniché l’adresse de sa maison, qui était sur la côte de Cyanazur.
Sa demande me surprit, mais je dus bien reconnaitre qu’elle était parfaitement légitime. Je pris les dispositions pour quitter ma taverne pendant un mois et demi. Söfaïm et Havfar, qui n’était à l’époque que son petit ami, m’aidèrent beaucoup à la fermer, à la nettoyer de fond en comble, à faire partir les produits périssables et à la ranger. Si j’avais su que jamais je n’y retournerais dans cette taverne lorsqu’on la nettoyait en bavardant tous les trois. Une fois que ce fut fini, nous nous préparâmes pour le voyage qui durait presque deux semaines en machine à vapeur. Je dus d’ailleurs piocher dans mes économies (et je me doute que vous savez à quel point c’est désagréable pour un nain de piocher dans ses économies) pour payer le voyage hors de prix. Nous sommes partis à la fin de la saison des tempêtes. Ce fut vraiment long, surtout pour Havfar qui découvrit qu’il avait le mal des transports. J’ai eu tout le loisir de me renseigner sur Cyanazur durant le trajet.
Il s’agit d’un pays limitrophe de Vastland. Sa capitale est Brisdencre, elle contient d’ailleurs la plus grande salle d’archive du continent. La plupart des personnes qui vivent en Cyanazur sont des hauts Elfs, même si la population est très hétérogène. Il faut dire que le beau temps et le fait que le gouvernement tienne énormément à sa neutralité aident à le rendre attractif. Les côtes du pays sont à l’extrême sud de celui-ci. Vastland étant au nord, ça expliquait la longueur du voyage.
Söfaïm tomba gravement malade pendant le trajet, elle mangea par accident une soupe au bouc. Heureusement qu’elle n’était qu’à moitié sirène sinon ça aurait été beaucoup plus dangereux. J’ai tellement paniqué que j’ai cassé l’épaule du serveur qui lui avait donné cette soupe. Pourtant de nos jours tout le monde est au courant de la violente intolérance des sirènes à la viande terrestre. C’était une chance qu’Havfar s’y connaissait en alchimie sinon ma petite y passait très certainement. Ensuite le train dut s’arrêter encore une fois, ce qui rallongea notre trajet de trois jours. Ce fut à mon tour de tomber malade, la chaleur étouffante avait eu raison de moi. Havfar réussit à me soigner entre deux des sorties qu’il faisait sur le toit pour rendre ce qu’il mangeait.
Mais pendant ce voyage, j’eus aussi une très bonne surprise. Lorsque nous approchâmes de Fleursang, un autre pays que j’eus le loisir de visiter bien plus tard, Havfar vint me faire une demande toute particulière. Il avait essayé de convaincre les chauffeurs de changer de trajet pour passer à travers les champs d’amarante rouge à l’intérieur de Fleursang, sans succès. Par chance le pilote était un nain et ce fut sans problèmes que je réussis à dévoyer le train. À ce moment-là j’avais déjà une petite idée de ce que cet Elf blanc mijotait. Un soir, alors qu’on s’était arrêté pour les vérifications journalières, Havfar entraina Söfaïm dehors. Les champs brillaient d’un rouge sang, et la neige qui commençait à tomber dessus leur donnait un aspect presque magique. Cette image restera gravée dans ma mémoire pour toujours, le soleil touchait l’horizon, au loin où l’on apercevait l’université de Fleursang, et il éclairait le ciel d’un mélange rose-orange semblable aux feux de lithium des mines de Rarrock. On aurait dit un océan d’huile, bouillant au-dessus de nos têtes. Les cheminées des fermes aux alentours enveloppèrent bientôt les champs d’une brume aux odeurs de céréales, ce qui participa à rendre la scène encore plus surréaliste. Havfar s’agenouilla devant ma fille, et là demanda en mariage.
Les trois derniers jours s’enchaînèrent dans une allégresse totale. Si j’avais pris de l’argent avec moi à l’aller, et bien je peux déjà vous dire que je n’en avais plus au retour. Ça m’a fait chaud au cœur de voir ma petite aussi heureuse. Bien qu’elle fût encore fort fatiguée à cause de la malencontreuse soupe, elle participait à l’ambiance générale en parlant à tous les passagers du train avec sa bonne humeur et son sourire habituel. On trouva même une fée qui jouait de l’Awouen, et elles réalisèrent ensemble de merveilleux concerts, de jours comme de nuits. Elle s’appelait Owaina, et avec Söfaïm elles devinrent des amies très proches jusqu’à la mort de ma petite.
Il pleuvait à verse quand nous arrivâmes à la gare de Brisdencre. Une carriole était là pour nous conduire tous les trois au village de Maréanne. C’était parfaitement charmant. La place principale, plus grande que ce à quoi je m’étais attendu, était pourvue d’un magnifique temple sirénien, chose qu’on voyait vraiment très peu à cette époque. Söfaïm insista pour y entrer. Bien qu’au niveau des coutumes, elle était mille fois plus naine que sirène. C’était une première pour moi de rentrer dans un de ces temples, le sol était trempé et on ne pouvait pas poser un pied devant l’autre sans être éclaboussé par une fontaine. L’aire était saturée d’une odeur d’algue et de sel qui revigorait les poumons à chaque inspiration. Tous les murs sur lesquelles coulait de l’eau parfaitement claire étaient couverts de grandes écailles nacrées. Dans cet environnement, en regardant ma fille, on voyait vraiment ce qu’il y avait de sirène en elle. Ensuite, on dut choisir entre trois auberges ou passer la nuit, comme on voulait tous loger dans une différente, Havfar et Söfaïm tirèrent au sort celle dans laquelle ils iraient dormir, et moi je suis allé dans la moins chère.
Le lendemain matin, après que notre petite troupe se soit rassemblée dans une taverne presque à l’abandon, je partis avec Söfaïm pour la maison de Maehaïm pendant que son fiancé allait rendre visite à son cousin. La côte, c’était là que se trouvait la bâtisse. Elle était un peu en dehors du village. Je sentais Söfaïm très tendue à l’idée de revoir cette maison. Une fois au lieudit, j’eus le loisir d’admirer la magnifique construction blanche qui avait presque l’allure d’un phare perché sur le rebord de la falaise. Les yeux de ma fille s’embuèrent à la vue des murs peints. Elle pensait à quelque chose, mais je n’avais aucune idée de ce que c’était à ce moment-là. J’atteignis la porte en premier et, en me retournant, je la vis, le regard rivé l’intérieur de la maison avec un mélange de crainte et de mélancolie. Le salon, qui faisait office de hall d’entrée, était recouvert d’une épaisse couche de poussière illuminée par les rayons chauds du soleil qui filtraient à travers les rideaux de soie ocre. J’observais attentivement ma fille qui fixait tous les meubles les uns après les autres, donnant l’impression qu’elle lisait leurs histoires. Voir comme ça cette petite fille (bien qu’elle me dépassait de près d’un mètre) se déplacer en sautillant dans cet espace saturé d’orange comme si elle y avait toujours vécu me fit monter l’eau aux yeux. Elle se tourna vers moi, les joues déjà trempées, avec un sourire radieux encadré par ses cheveux de soie blanche. Puis d’une voix frémissante me dit : « Ce… C’était, ma sœur… je me rappelle. »
Elle vint me prendre dans ses bras en me soulevant du sol et pleura toutes les larmes de son corps avec moi. Ma petite. Nous sommes restés là toute la journée, elle a exploré minutieusement les pièces de la maison en me racontant les souvenirs qui lui revenaient par wagons entiers. Ensuite nous nous sommes promenés sur la falaise afin de trouver un moyen de descendre au niveau de la mer. Après plusieurs minutes, je me retrouvai sur la plage. Je regardais ma petite fille jouer dans les vagues avec la lumière du soleil couchant qui m’éblouissait doucement. Ses cheveux l’encombraient, son poids et sa grande taille la dérangeaient un peu pour se déplacer, mais elle était dans son élément, heureuse. Nous sommes retournés à l’auberge, exténués par cette journée pleine d’émotions. Söfaïm raconta tout à son fiancé qui était revenu deux heures après nous. Elle se rappelait des courses qu’elle faisait dans la mer avec sa sœur qui gagnait presque à chaque fois, car elle était plus sirène qu’elle. Elle se rappelait qu’il lui arrivait d’aller au marché dans les îles avec son père qui était Nordique. Elle se rappelait des journées passées avec sa mère qui lui apprenait à nager dans les vagues et les heures où son père lui montrait comment se battre avec une petite épée en bois qu’il lui avait fabriqué. Par contre, ce qui l’avait séparé de sa sœur et de ses parents lui restait inconnu, mais elle ne cherchait pas à savoir de toute façon. Elle s’était souvenue que le nom de sa mère était doux, qu’il roulait sur la langue et que le nom de son père était un vrai nom nordique, un nom qui avait le son de la foudre qui tombe. Elle aimait le répéter avec une voix grave en imitant son père quand elle devait avoir six ou sept ans.
Söfaïm décida avec Havfar de rester à Maréanne (même si Havfar n’eut pas vraiment son mot à dire). Je repartis à Nanticendres pour récupérer des affaires et de quoi préparer un mariage. Celui-ci eut lieu sur la plage, avec les personnes qui avaient fait le déplacement depuis la capitale de Vastland et les habitants du village qui se souvenaient de Söfaïm quand elle était enfant. Pour ma part, j’ai divisé mes économies en trois parties. Une, pour organiser les noces de ma fille, une que j’ai gardée sous mon oreiller, et une dernière pour racheter et réparer la taverne qui avait brûlé. Havfar installa une distillerie et planta une quantité folle de pommiers pour produire du cidre et de l’alcool fort. De temps en temps il retournait à Nanticendres pour des affaires administratives. Söfaïm passait deux fois deux mois, tous les ans pour former et nommer les nouvelles recrues de la garde. Les hauts dignitaires firent souvent appel à elle pour gérer les problèmes dans le sud du continent. Mais le reste du temps, elle récoltait des perles (travail exténuant qui correspondait bien à ses capacités physiques) qu’elle vendait au marché des îles, en profitant au passage pour retrouver ce bout de culture qui lui avait manqué toute sa vie.
Söfaïm est partie à l’âge plus que vénérable (pour une sirène) de cent-trente-trois ans. Havfar l’a suivi de près, une fièvre violente le ramena à sa femme trois mois après. À leur mort, j’ai avant tout beaucoup pleuré. Puis j’ai offert la taverne qui s’était transformée au fil des années en une très grande auberge à leurs fils (bien que je soupçonne qu’il soit allé la refourguer pour s’installer à Nanticendres et s’engager dans la garde comme sa mère). Et je suis parti voyager. J’ai parcouru tout ce continent. Je suis même retourné à Ferveine, ma montagne natale. Aujourd’hui j’ai cinq-cent-vingt-sept ans et je compte bien aller passer les quelques mois qui me reste à Maréanne, m’adosser au comptoir d’une taverne comme un vieil ami à moi avait l’habitude de faire et mourir en écoutant la musique que jouait ma fille.
Tu écris elfe de cette manière "Elf" c'est volontaire de choisir la forme anglaise et d'ajouter une majuscule spécifiquement pour cette race ?
Et tu évoques les Îles sans majuscule alors que dans les autres elle est présente. Donc je suppose que tu n'y a pas fait gaffe alors je te le fait remarquer :p
Hâte de voir ce qu'est enfin le Berceau des sirènes et qui est évoqué dans presque toutes tes nouvelles :D
Les deux éléments que tu fait remarquer sont complètement involontaire de ma part, comme c'est la première nouvelle que j'ai écrit j'ai certainement changé d'avis après ^_^
Et j'espère qu'elle te plairas, c'est clairement ma nouvelle préféré parmi les 5 :D
Encore merci pour ton commentaire !!