Tu étais mon passé, j’étais ton avenir. Tu étais tout ce que j’avais aimé, j’étais ce que tu aurais voulu être. S’il n’y avait pas eu tout ça. Si tu n’étais pas partie. Si tu étais restée. Tu as pris un train que je ne peux pas encore prendre. Ton ticket dans la poche depuis bien trop longtemps, ce train t’attendais. Tu l’attendais. Comme une délivrance, un soupçon de liberté que les murs de ta chambre ne pouvaient plus t’offrir. Cette liberté que tu chérissais mais que tu ne pouvais plus posséder. Cette liberté qui pour toi était un rayon de soleil perçant entre les nuages au plein cœur de l’hiver. Ce doux rayon fugace et éphémère qui nous caresse un instant le visage avant de s’éloigner et de disparaitre à jamais. Celui qui effleure la neige tout juste tombée et en fait miroiter les cristaux.
Te souviens-tu de cette sortie hivernale ? Celle où je t’ai avoué ce que j’avais sur le cœur ? Celle où tu m’as sourit avec cet éternel sourire de douceur et de tristesse mêlée qui plane toujours sur ton visage ? C’était un matin de février. Il avait neigé sans discontinuer pendant trois jours. Je te revois encore soupirer en regardant le rebord de la fenêtre de notre salle de classe se recouvrir d’un fin duvet blanc. Un de ceux qui nous donne envie de tout laisser tomber pour partir. Te souviens-tu ? Tu m’avais montré un chemin connue de toi seule. A peine visible sous la couche de poudreuse et pourtant tu le parcourais sans hésitation, m’exhortant d’avancer plus vite. On avait marché. Encore et encore. Jusqu’à ce que je cris grâce et que tu ris de me voir engoncé jusqu’au bassin dans une gangue de neige glacée.
Il faisait beau ce jour-là. Pas un nuage ne polluait le ciel bleu de sa teinte grisâtre. Aucun ne m’avait jamais paru aussi beau que celui-là. Pourtant, ton sourire l’étais encore plus. Il me rappelait le goût du miel et la douceur de la mousse sur laquelle on s’allonge l’été. Il me rappelait la couleur des fleurs toutes justes écloses au premiers prémices du printemps. Ces fleurs jaunes, blanches, rosées nommées primevères qui apparaissent entre les racines des arbres dès que la neige commence à fondre. Fragiles pousses aux pétales multicolores, elles égalent à peine leurs voisins les perce-neige. Blancs à feuilles vertes sur la neige immaculée. Tu étais comme ces fleurs, délicate et pure en apparence, mais robuste. Mais tout comme les saisons changent, tout comme la pluie tombe et la grêle martèle le sol, tu es partie. Je me rappelle encore nos derniers instants partagés avant que les portes blanches ne se referment sur toi et que tu ne m’échappes.
Nous nous étions arrêtés en haut d’une colline poudrée. De la haut on pouvait voir la ville et ses lignes bien trop droites pour être naturelles. Tu avais retiré tes moufles et m’avais prit les mains. Elles étaient chaudes mais le bout de tes doigts palissait dans l’air glacé. J’avais enserré tes mains dans les miennes et murmuré mon secret. Je t’aimais. Depuis toujours. Depuis l’instant où je t’avais aperçue, assise sur un banc dans la cour de l’école. Seule. Sans personne à qui te confier. Tu n’avais personne. Je n’avais personne. Je m’étais alors assise à tes côtés et nous nous étions parlé. Tu t’appelais Althéa. Nom peu commun aux accents chantants. C’était un nom de fleur semblable à l’hibiscus si je me souviens bien. Tu en étais fière et je partageais ta joie. Nous n’étions rien l’une sans l’autre. Je n’étais rien sans toi.
Plus une seconde ne passait sans que je pense à toi. Sans que je murmure ton prénom au vent. Sans que je le dessine dans les nuages ou dans les marges de mon cahier de mathématiques. Les chiffres et les nombres eux-mêmes prenaient la forme de ton visage. Les mots semblaient être une louange à ta beauté. A ta douceur. A ta sensibilité. Même tes yeux gris bleus me rappelait la couleur d’un ciel couvert. Un de ceux qui nous surplombe tout l’hiver. Un de ceux que tu adorais sans oser le dire. Ceux que je trouvais trop tristes pour être considérés. Pourquoi n’ai-je pas compris plus tôt ce qu’ils signifiaient ? Pourquoi n’ai-je pas entendu le message de détresse que tu me lançais ? Celui que le monde voulait que je vois, mais que j’ignorais. Par crainte ? Par peur ? Peut-être par innocence. Enfants, certains messages implicites ne nous apparaissent pas. Ce n’est que plus tard qu’on les comprends.
Mais c’est dans ces moments qu’on regrette de ne pas l’avoir interprété plus tôt. La vie continue. Le temps s’écoule sans fin. Les aiguilles de l’horloge effectuent des milliers de fois le tour du cadran avant que l’on ne comprenne, ou qu’on oublie. Je n’ai jamais oublié. Pas un seul instant passé à tes côtés à contempler tes boucles châtains se dérouler dans ton dos. Pas un instant à compter les vélos dans la rue. Encore moins ceux perdus décompter le nombre de minutes restantes avant la fin d’un cours à coup de petits traits sur ton cahier d’anglais.
Nous étions jeunes et innocentes. Vivants dans un monde bien grand. J’avais mes rêves. Ceux de partir sur la Lune, visiter une galaxie inconnue dans une navette spatiale, faire le tour du monde sur un voilier ou encore escalader les plus hauts sommets de l’Himalaya. En y repensant, j’avais la tête dans les étoiles. Toi, tu regardais où tu mettais les pieds. Tu vivais la vie à fond. Ne manquais pas un instant pour t’amuser ou faire quelque chose. Quels étaient tes rêves ? Tes espoirs ? Tes désirs les plus fous ? Je ne sais pas. Je n’ai jamais su. Je ne le saurais sûrement jamais. Là où tu es, je ne peux te contacter par téléphone ou par mail. Je pourrais t’envoyer des messages à n’en plus finir. Des mails racontant mes aventures et ma vie. Des photos de tout et de rien. Surtout de rien. Là encore tu ne répondrais pas. Je resterais stupidement face à mon écran avec mes questions et mes attentes sachant pertinemment que tu ne répondrais pas.
Pourquoi as-tu attendu aussi longtemps pour me le dire ? Était-ce par amitié ou par pitié ? Par peur ou désespoir ? Je me rappelle t’avoir vue à plusieurs reprises partir en direction de l’infirmerie toussant à en cracher tes poumons. Combien de fois ais-je aperçu du sang sur le petit mouchoir en tissu rose pâle qui trainait toujours dans une de tes poches ? Tu sais, le morceau de tissu rectangulaire ornée de fleurs et de papillon. Celui qui portait tes initiales brodées au fil blanc dans un coin. AE. Althéa Estyna. Un nom peu commun. L’ais-je déjà dit et pensé ? Sûrement. Le vent me ramenais sans cesse les différentes lettres de ton prénom. Je prenais plaisir à les cueillir comme des cerises dans un cerisier pour les agencer et reformer ton nom. Althéa. Si doux et pur tel la bise glacée qui soufflait ce jour-là.
Assis dans la neige, emmitouflé dans nos manteaux, ce vent nous giflait les joues. Les tiennes avaient virées au mauve mais tu souriais. Malgré le froid. Malgré la douleur qui t’étreignait. Ce sourire qui m’avait à nouveau transporté dans un monde connu de moi seul. Non. Dans le monde que j’avais imaginé pour toi et moi. Un univers ou tout était possible. Ou tout était parfait. Un monde sans pollution. Sans animaux en danger. Sans guerre. Sans douleur. Sans travail. Un paradis où nous pourrions vivre ensemble pour l’éternité. Ah l’éternité. Si j’avais su, peut-être aurais-je agi autrement ? J’aurais pu te retenir. T’implorer de rester. Cela aurait-il changé quelque chose ? Sûrement pas. Mais l’espoir fait vivre. C’était tout ce qu’il te restait. Tout ce que tu possédais. A bien y penser, c’est probablement par espoir que tu ne m’as rien dit. Que tu m’as laissé dans l’ignorance toutes ses années. Cachant tes absences en classe derrière des problèmes familiaux, d’argent, de déménagement ou de je ne sais plus quelle excuse que je m’étais empressé de croire.
Lors de cette balade pourtant tu ne t’étais défilée. Nous avons parlé de la vie, de la nature, de la forme des nuages et de la vue. Quel panorama c’était ! Nous étions légèrement en surplomb de la vallée au creux de laquelle se nichait notre ville. Ses grands immeubles aux sommets saupoudrée d’une neige jaunie et noircie par la pollution semblaient minuscule et le monde si grand. Même les plus grands arbres des parcs disparaissaient dans la brume qui enveloppait les habitations dans une gangue de secrets glacés. Autour de nous, les immenses chaines de montagnes millénaires se dressaient. Majestueuses et infiniment plus belles. Leurs sommets teintés de la couleur immaculée réservée aux grands seigneurs et rois d’antan les drapaient dans une dignité sans égale. Les branches vertes des pins et des sapins ployaient sous le poids de la cape enneigée et les animaux se terraient dans les entrailles glacées de la terre. Pourtant dans toute cette magnificence, je n’avais d’yeux que pour elle. Althéa. Ma raison de vivre. Ma reine. Même les plus hauts sommets alentours semblaient se courber devant elle. Sainte parmi les saintes. Immaculée parmi les plus pures.
— J’ai un secret pour toi, lui avais-je confié à demi-mot.
Que dire de plus ? Toute parole me semblait être bancale. Une atteinte à sa perfection. La nature la respectait. Les montagnes lui faisait la révérence. Le vent renforçait la beauté de son visage. La neige paraissait pale à côté de sa beauté immortelle. Immortelle. Tel est le mot qui peux désigner le souvenir que j’ai d’elle. Celle d’une personne douce et généreuse prête à tout pour aider les autres. Je me souviens l’avoir vu plusieurs fois au plus mal à l’école. Elle tenait à peine debout mais refusait de rentrer chez elle. Elle continuait à suivre les cours malgré mes conseils. Elle s’accrochait avec force et c’est dans ces moments-là que je comprenais qu’elle n’était pas fragile. Althéa n’était pas une de ces fleurs fragiles qui s’arrachent au moindre coup de vent. Au contraire.
Dans la fable du chêne et du roseau de Jean de La Fontaine, elle était le roseau. Celui qui plie mais ne romps point. J’étais le chêne. Toujours droite dans mes bottes. Incapable de la moindre incartade mais infiniment plus fragile qu’elle. Ma force résidait dans mes racines, mes espoirs. Elle était mon soutien, mon appui, ma terre. J’étais son ciel et ses espoirs. Elle assurait mes arrières, j’assurais son avenir. Enfin je croyais. J’espérais. Pleine d’envies et la tête emplie d’idées plus folles les unes que les autres, je n’avais pas vu les signes avant-coureurs. Vous savez, ceux que l’on ne guette pas. Ceux qui ne peuvent pas arriver. Ceux qui ne peuvent pas exister car aucune raison au monde ne les pousserait à apparaitre.
Tout avait commencé, si j’en crois ce qu’Althéa m’a raconté, par une balade en famille. Rien de bien important. C’était un matin d’hiver, comme ce jour-ci. Elle se baladait dans les bois avec ses parents. Elle ne devait pas avoir plus de sept ou huit ans. Emmitouflée dans une doudoune plus épaisse que son tronc, elle s’amusait à slalomer entre les arbres et à se cacher derrière les congères de neige. Une fine couche de neige recouvrait le sol de la forêt et tout le sol avait gelé au cours de la nuit précédente rendant les lieux difficilement praticables. Peu de randonneurs s’étaient aventurés dans la zone, d’autant plus qu’il se trouvait non loin d’un gros chantier fermé pour cause de mauvaises conditions météorologiques.
C’est en cherchant à faire une surprise à ses parents qu’elle avait trouvé une cabane. Un vieux cabanon abandonné, au toit à moitié effondré. Des restes de poutres moisies par l’humidité et le temps gisaient un peu partout sur le sol de terre battu et les rares encore en état, maintenaient difficilement le reste de la structure. Les murs de pierres avaient été renforcés par d’étranges fibres grisâtres qui s’effilochaient facilement. Elle en avait arraché un gros morceau du mur et le nuage de poussières et de saletés que son action avait soulevé l’avait fait tousser encore et encore sans discontinuer. Les particules lui obstruait les voix respiratoires et l’empêchait de respirer normalement. Elle avait lâché le morceau de fibres et était sortie en toussant et pleurant de la cabane. Ses parents alertés avaient accourus mais le mal était fait. Rien d’étrange n’arriva dans les six mois qui suivirent, puis ça s’était déclaré. Tout avait commencé si calmement, si discrètement que personne ne s’en était rendu compte.
Je me souviens encore des premiers jours. Assise à mes côtés en cours, je la taquinais car d’énormes cernes apparaissaient sous ses yeux. Je croyais qu’elle ne dormais pas. L’institutrice le croyait. Les autres parents aussi. Mais Althéa m’assurait qu’elle se couchait tôt, que ses parents la forçait à aller au lit dès vingt heure et qu’elle dormait jusqu’à sept heure le lendemain. Malgré tout, elle fatiguait. Le professeur de sport la dispensait même de participer à nos séances de ballons prisonnier. Que pouvait-il faire d’autre ? Elle ne tenait plus sur ses pieds. Ses parents avaient été convoqués par la directrice. Suite à ça, je ne l’avait plus revue pendant plus d’une semaine.
Althéa. Ma douce amie. Je te voyais plus. Ta chaise demeurait désespérément vide et froide. Le dossier de bois ne grinçait plus sous ton poids lorsque tu te balançais en arrière. Le bureau que je partageais avec toi restait vide. Il me paraissait trop grand pour moi seule. Trop froid. Trop triste. Tous les matins, je guettais jusqu’à même après la sonnerie ta venue, quitte à être en retard. Je fouillais du regard la cours de récréation, vérifiait derrière les poteaux, sous les bancs, derrière et haut des arbres. Un surveillant m’avais même pris une fois à te chercher dans les toilettes de garçons. Pourtant, tu n’étais nulle part. La maitresse disait que tu allais revenir, que tu avais juste besoin d’une semaine de repos. Et je l’avais crue. La semaine suivante, Althéa était de retour. Aussi énergique qu’avant ou presque.
La vie avait alors repris son cours bercée des aléas météorologiques, des cours, des devoirs et des leçons de géographies que ni toi ni moi n’aimions. Tu sais, celles où nous devions apprendre la topographie du coin, le nom des départements, leurs numéros et leurs emplacements sur la carte de France. Je suis sûre que tu te souviens des heures passées à noircir une feuille blanche de nos interminables morpions que tu gagnais presque sans cesses. Jamais te voir dessiner des croix au stylo encre, tes doigts fins et délicats traçant avec adresse sur le papier lisse sans laisser une seule trace de bavure. Tu étais gauchère et moi droitière. Pourtant, pas une seule tache d’encre ne salissait tes mains alors que les miennes finissaient indubitablement couvertes de peinture bleue que j’étalais avec application sur mes cahiers. Tu étais parfaite, j’étais un pale reflet de toi. Cet autoportrait qu’on dessine sans parvenir à réaliser quoi que ce soit de réaliste ou ressemblant. Tu réussissais partout et tout te semblais si simple. Dès que je commettais une erreur, tu la corrigeais discrètement croyant innocemment que je ne t’avais pas vue.
Ce fut au cours d’un autre hiver que tu rechutas. Nous étions au collège et tu toussais sans discontinuer faisant disparaitre un à un les dizaines de paquets de mouchoirs que tu transportais dans ton sac. Je me rappelle encore avoir entendu ta respiration sifflante en évaluation. Ta toux rauque et la grâce avec laquelle tu crachais discrètement dans un mouchoir lui offrant une délicate teinte rouge que je trouvais très belle. Je croyais que c’était normal. Tu gardais le silence. Tu jouais sur ma naïveté et détournais les conversations. Si j’avais su plus tôt ce qu’il se passait, aurais-je agit différemment ? Peut-être me garder dans l’ignorance était ton moyen de te défendre. J’ose espérer que tu ne voulais pas que je change. Que tu te refusais à apercevoir dans mon regard de la peur, de la pitié, de la crainte. Cette crainte sourde de perdre une personne qui nous est chère.
— J’ai un secret pour toi, avais-je murmuré.
Pourquoi avais choisis ces mots ? Je n’en sais encore rien. Peut-être s’agissait-il encore d’un moyen inconscient pour moi de te pousser à me dévoiler ce que tu me cachais. En grandissant, je comprenais que tu portais un lourd secret que tu n’osais me partager. Pourtant tu le gardais niché dans tes pensées, bien à l’abris de mes rares tentatives pour te l’extirper.
— J’ai aussi un secret pour toi, m’avais-tu répondu.
Mon cœur s’était arrêté de battre. Suspendu dans ma poitrine comme un chef d’orchestre annonce la levée, il attendait. J’attendais. Tu attendais. Nous attendions toutes les deux que l’autre fasse le premier pas. Le vent nous battais les tempes. Le froid nous gelait les doigts. Pourtant le contact de ta peau nue contre la mienne. La sensation de tes doigts gelés enfouis dans les miens me semblaient être plus chauds que le soleil ou même que le feu qui brûlait en moi.
— Althéa.
J’avais murmuré son nom. Il s’était envolé dans le vent mais elle l’avait entendu. Le temps s’était arrêté et même le soleil m’avait paru interrompre sa course. Mon souffle court s’était arrêté. Le sang dans mon corps s’était gelé.
— Althéa. Je crois que je t’aime.
— Tu crois ?
— Non. Je t’aime.
J’aurais dû me sentir délivré, mais l’aveu restait sur ma langue comme un goût amer reste dans la bouche. J’avais aperçu la lueur fugace qui avait traversé son regard. Cette lueur si caractéristique de celui, ou celle, qui ne sait quoi dire. Qui ne sait pas comment s’y prendre pour ne pas blesser son interlocuteur. Elle ne partageais pas mes sentiments. Au fur et à mesure que cette certitude s’insinuait en moi, je sentais mon cœur repartir lentement. Ses battements reprenaient dans ma poitrine, lourds et pleins d’amertumes. Je lui avais offert mon cœur, mes espoirs, ma vie et elle les refusait.
— Olympia…
— Je comprends que tu ne partages pas forcément mes sentiments. C’est juste que… que…
Les mots étaient restés coincés dans ma gorge.
— Olympia, je…
— Je ne pouvais pas continuer à vivre sans te le dire. Tu peux ne pas partager la même chose que moi mais, s’il te plait, restons au moins amies. S’il te plait. Je ne peux pas vivre sans toi. Ne me laisse pas seule dans ce monde. Quand tu disparais, l’univers perd de ses couleurs. La nature perd de son charme. Le chant des oiseaux ne résonne plus à mes oreilles que comme une cacophonie désordonnée. Le murmure du vent me parait être des insultes criées dans le tramway. Les rayons du soleil me semble plus glacés que la glace la plus froide.
— Olympia.
Je m’étais arrêtée. Sa voix m’avait interrompue. De la douleur brillait dans son regard angélique mais sa douceur ne l’avait pas quitté.
— Olympia. Je partage tes sentiments.
— Vraiment ?
Je n’avais pu camoufler l’espoir dans ma voix.
— Pourquoi te mentirais-je ? Olympia, je veux vivre le restant de mes jours avec toi, mais je crains que l’univers en ait décidé autrement.
— Quoi ?
Mon visage s’était tordu dans une grimace apeurée.
— De quoi tu parles ?
— Au fond de toi, tu l’as toujours su même si je ne te l’ais jamais dit.
Je m’étais tue. Mes yeux cherchaient désespérément dans son regard une étincelle de joie. Quelque chose qui m’aurais prouvé que ce n’était qu’une blague. Mais je n’en voyais pas. Rien dans tes yeux ne laissais place au doute. Seul restait une détresse infinie et le poids douloureux d’un secret trop longtemps gardé.
— Je vais mourir, Olympia. J’ai un cancer des poumons. Dès ce soir, je vais être transféré à l’hôpital pour y être traitée. Je n’en sortirais probablement plus jamais. Je ne sentirais plus la douceur du soleil sur ma peau. Je ne percevrais plus la caresse du vent sur mon visage ni même l’odeur des embruns sur la plage. Avec un peu de chance, je pourrais voir les montagnes depuis ma chambre. Par contre, je ne pourrais plus te voir. Plus te toucher. Plus te parler.
— Non. Ça ne peux pas être vrai. Tu me fais une blague. Je ne te crois pas.
— Tu ne comprends donc pas ? J’ai respiré de l’amiante. Mes poumons sont atteints. Je n’ai plus beaucoup de temps devant moi alors, s’il te plait, ne le gâche pas en refusant de voir la vérité.
— Non. Ce n’est pas possible.
Ce jour-là, je me suis enfuie. Je t’ai abandonné en haut de cette colline avec ta douleur. Je t’avais avoué ce qui pesait sur mon cœur depuis trop longtemps mais je n’étais pas prête à accepter ce que tu avais à m’annoncer. Tu avais si bien caché les symptômes que je m’en étais à peine doutée. Je pensais que tu étais simplement atteinte d’une sorte de grippe un peu grave. Rien de plus. Pas un cancer. Pas ça. J’avais été aveugle ou tu avais été trop discrète. Peu importait en réalité car j’étais incapable d’accepter la vérité. De lui faire face comme tu le faisais. Fuir me semblait être la seule solution. Fuir la réalité. C’est ce que j’avais toujours fait, alors pourquoi changer ?
Le lendemain, en allant au lycée, le professeur principal de notre classe de Seconde annonça que tu avais été transférée à l’hôpital pour ‘’raisons médicales’’. J’étais atterrée. Tous mes rêves et mes espoirs s’effondraient. Je ne pourrais pas faire le tour du monde avec toi, ni partir dans l’espace, encore moins escalader l’Himalaya. Ma vie s’effondrait. Tout ce que disaient les professeurs ne m’atteignait plus. Les paroles de réconfort de mes parents me paraissaient vides de sens. Je passais des heures entières à pleurer dans mon lit ou plantée devant la porte de l’hôpital à me demander si j’allais faire le pas vers toi.
Je sentais ta présence auprès de moi malgré ton absence. En disséquant un cœur d’agneau en cours de SVT, je te voyais presque lire la feuille de consigne à mes côtés. En cours de français, ma main imitait maladroitement ton écriture dans un maigre espoir de te voir surgir de l’encre du papier et prendre forme. En mathématiques, je contemplais les équations du second degré sans le moindre entrain. Même la formule de Delta me paraissait abstraite et vide de sens. J’avançais les yeux bandés, sans regarder devant moi, ne faisant que trainer le poids de mes regrets. Tu t’étais ouverte à moi et j’avais fuis. J’étais lâche et je le savais. Je ne pourrais plus te voir et je m’en voulais. J’étais devenue le fantôme de moi-même. Quoi de mieux qu’un fantôme pour en côtoyer un autre ? La solitude et le désespoir étaient mes seuls amis, ceux qui ne m’abandonnaient pas. Ceux qui ne fuyaient pas devant la douleur. Ils étaient les vrais amis que je n’avais pas pu être avec toi. Je t’avais tourné le dos perdue dans mes considérations égocentriques et tu avais disparu.
Puis un nouvel espoir était né. Tu m’envoyas une lettre m’expliquant que tu te portais bien et que les médecins acceptaient les visites. Le lendemain je me rendis à l’hôpital mais tu dormais. Reliée à une complexe machine, l’infirmière m’expliqua que tu avais fait une rechute dans la nuit et qu’ils avaient été obligés de te plonger dans un coma artificiel. Un respirateur te couvrait presque tous le visage, une seringue reliée à ton bras te transférait des produits. Une machine suivait ton pouls. Il était lent, régulier, parfait. Mais tu n’étais pas là, tu ne pouvais me répondre. Je te tenais la main comme quelques temps plus tôt sur la colline mais tu ne pouvais pas le savoir.
— Althéa.
Je t’avais appelée de multiples fois par ton nom. Tu n’avais pas répondu mais dans mon cœur, je savais que tu étais là. Que tu m’entendais. Que tu savais que je me tenais à tes côtés. Pour me faire pardonner d’avoir fui et de t’avoir tourné le dos. Mais surtout parce que je t’aimais. Plus que tout au monde.
Quelques jours plus tard, j’appris ton départ. Tu avais prit ton train et j’étais restée sur le quai de la gare. Impuissante. Je ne pouvais que regarder le train s’éloigner sans rien dire. Seul témoin de ma propre souffrance. Tu étais morte comme tu avais vécu. Avec élégance et raffinement. Parfaite au-delà des mots.
Demain, ça fera cinq ans que tu seras partie. La douleur s’en est allée mais la tristesse reste. J’ai continué mes études et me suis faite de nouvelles amies. J’ai tourné la page et poursuivi ma vie sans toi. Pas un jour ne passe sans que je ne pense à toi, mais à présent, mes souvenirs me galvanisent. Tu étais mon passé, j’étais ton avenir. Tu étais tout ce que j’avais aimé, j’étais ce que tu aurais voulu être. Alors je tenais une promesse que je m’étais faite. Je vivrais ma vie à fond, comme tu avais vécu la tienne et même plus. Je vivrais la vie que tu aurais dû vivre. Pour toi. Pour ta mémoire. Pour ce que tu avais été et ce que tu aurais dû être. J’irais aussi loin que je pourrais. Et même encore plus loin. Et j’emporterais avec moi, tous mes souvenirs de toi.