Ange de l'espoir

Par Elenna
Notes de l’auteur : Avant de lire cette nouvelle, je tenais à vous prévenir. Certaines choses peuvent paraitre un peu dures et crues. Pour éviter cela, j'ai dû éluder quelques termes un peu forts afin d'éviter de choquer des personnes sensibles. Alors ne vous étonnez pas si certains passages vous semblent pris de manière un peu trop légère ou que j'évite le sujet principal, c'est pour éviter de devoir mettre le "recueil" entier en "Interdit aux moins de 16 ans" juste pour quelques termes.

Résumé : C'est fou le nombre de choses que l'on peut voir dans une rue. Pourtant elle n'a rien de spécial la mienne mise à part que la plaque qui en indiquait le nom a disparu depuis longtemps. Pourtant c'est sous l'ancien emplacement de cette plaque que je l'ai aperçue la première fois. Cet ange que je ne connaissais pas mais avec qui je voulais tout partager. Mais dans ma rue, on a tous nos secrets. Mieux vaut parfois les ignorer sinon un jour ou l'autre on finit par payer.

C'est fou le nombre de choses que l'on peut voir dans une rue ou dans un quartier. Elle n'a rien de spécial ma rue pourtant. Longue de cent cinquante mètres, elle se situe entre trois lignes de tramways où une rame miteuse passe toutes les vingt-trois minutes en semaines et toutes les quarante-huit minutes le dimanche. Un fleuve rempli des produits chimiques d'entreprises agroalimentaires la borde vaguement du côté Ouest. Son eau a d'ailleurs depuis longtemps perdu sa délicate couleur transparente pour ne plus ressembler qu'à un bourbier géant s'écoulant vers la mer. Je ne me souviens même plus de la dernière fois où j'en ai vu le fond. Probablement jamais. En plus, ma rue n'a pas de nom. Au carrefour avec un grand boulevard déserté par les voitures dès 19h45, il n'y a même plus de plaque. A la place du morceau de ferraille bleue il ne reste plus qu'un rectangle de mur beige parfaitement propre qui tranche avec le reste de la paroi dont la couleur a disparue depuis longtemps sous la couche de crasse et de pollution. J'en avais même oublié que ce mur avait une couleur. Tous les murs du quartiers ont d'ailleurs pris cette affreuse teinte grisâtre sans vie et je ne doute pas un instant que ce petit rectangle de couleur disparaisse dans les quelques jours à venir.

Auparavant cette rue était la plus chic de la ville, mais avec la délocalisation des entreprises dans un nouveau quartier technologique à l'autre bout de la ville, tous ont abandonnés leurs appartements et les grands immeubles sans terrasse pour aller s'installer dans de spacieuses maisons avec jardin et piscine à chauffe-eau solaire dans la périphérie. Toutes ces bonnes gens se complaisent à présent dans le luxe de parcs verdoyants sans un regard pour leur ancien quartier maintenant abandonné aux malfrats et à la délinquance. Dès que le soleil disparait à l'horizon plus personne n'ose mettre le nez dehors, même pour prendre l'air ou sortir son chien. Car dès la nuit tombée, ma rue devient le terrain de jeu de prédilection des voyous, bandes organisées, et dealers d'herbes probablement interdites par la loi. Une fois par semaine, le vendredi soir entre minuit et 2h00, la police fait une descente et arrête tout ceux qui trainent dehors. Et trois fois sur quatre, ils en attrapent. Mais des bandes pareilles ça se propage comme de la mauvaise herbe. On en arrache un plant, il en repousse deux plus vigoureuses.

En bref, ma rue a deux vies opposées. Elle joue l'enfant modèle le jour et le garnement la nuit. Les politiques publiques de la ville ne l'ignorent pas mais ils ne peuvent rien y faire. Trop de personnes à bas revenus vivent ici, à deux pas des anciens hangars de stockage des entreprises. Je n'ai jamais osé y mettre les pieds non plus alors qu'ils sont à moins de cent mètres de chez moi car même le jour, il y a toujours des gros bras qui trainent dans les parages et éloignent les curieux. Plus d'un téméraire est revenu avec un œil au beurre noir ou un os cassé après avoir tenté de forcer le passage. Depuis, seuls les petits nouveaux s'amusent encore à trainer du côté des conteneurs. Le message est assez clair de toute manière : occupez-vous de vos affaires et on ne s'occupera pas des vôtres. C'est une vie avec une menace latente et on apprend rapidement à faire profil bas ou qu'elles rues ou groupes il faut éviter, même de jour.

Personne ne met son nez dans les affaires des autres et personne ne dit qu'il n'a rien à cacher car ce serait faux. Si on habite dans ce quartier, c'est qu'on a forcément quelque chose à cacher. Une honte ou un manque d'argent dans le meilleur des cas. Un vol ou des meurtres dans d'autres. Et tout ce beau mot coexiste dans une paix fragile seulement maintenue en place par le gang le plus puissant de la région. Son emprise s'étant sur plusieurs grandes villes et des rumeurs tournent comme quoi ils auraient même des infiltrés dans les finances de la ville. Dans ma vie, les mots détournements de fond, vols, drogues, et viols sont des mots courants presque banals. Notre vie n'a rien à voir avec celles des travailleurs riches qui se baladent en centre-ville le weekend où qui se battent pour acheter les derniers objets à la mode. Jeux vidéo, vêtements de luxe, produits de beauté, livres, cinéma, théâtre, et université sont des mots étrangers que seuls les plus fous prononcent autrement que pour les associer à des insultes.

Il existe pleins d'autres lieux à bas prix dans la ville pourtant mais personne ne s'y rend. Ou en tout cas pas des gens de notre quartier. Car il y a une chose à savoir. Si on arrive ici, on n'en ressortira plus jamais vivant. Trop de secrets tournent et sont connus des habitants du coin. Des informations qui vaudraient de l'or aux yeux de la police. On connait tous le lieu d'habitation de tous les criminels les plus dangereux de la région, les lieux et horaires de rendez-vous des chefs de gangs. On connait leur visage, leur identité, leurs contacts, et leurs activités. Mettre les pieds dans ce quartier c'est ne plus jamais les mettre ailleurs. Certains ont déjà réussi à s'enfuir et à échanger leur liberté contre des informations auprès de la police, mais ils n'ont jamais couru bien longtemps. Car à la fin, ils finissent toujours par nous retrouver peu importe où l'on va ou qui l'on devient. C'est sans échappatoire.

Mon quotidien se résume donc à aller travailler dans une horrible usine de tôle en tant qu'ouvrier. Payé au SMIC, ce maigre revenu me permet tout juste de subvenir à mes besoins les plus basiques soit acheter à manger et payer le loyer de mon appartement de 30m² dont les quatre murs branlants me coûtent près de 800 € par semaine, eau courante et électricité incluses. Mais comme tous les habitants du quartier, je ne touche pas à mon robinet autrement que pour nettoyer le carrelage une fois tous les trois mois. Tout le monde sait que le tuyau est percé et que des rats morts bouchent les canalisations depuis bien longtemps. Les agents de plomberie sont venus réparer la semaine dernière, mais ils ne sont même pas parvenu jusqu'au tuyau percé car il se trouvait dans le sous-sol d'une usine abandonnée en pleins travaux de restauration pour désamiantage. Depuis ils ne sont pas revenus.

Une autre chose qui peut sembler incroyable est qu'il n'y a jamais eu de mort dans le quartier. Enfin, de ce que j'en sais. Pourtant avec tous ces malfrats on pourrait imaginer trouver un cadavre tous les matins en descendant jeter ses poubelles. Mais il n'en est rien. Le fait est que tout le monde connait tout le monde ici, et un absent serait vite remarqué. Il y a déjà eu plusieurs luttes de gangs qui se sont terminées au commissariat et à l'hôpital pour certains, mais personne n'a jamais perdu la vie à l'intérieur même du quartier. Mais malgré tout, personne de censé ne se rend dans ce coin-là de la ville même s'il détient le plus bas taux de mortalité du département. Car il y a déjà eu deux morts dans le nouveau quartier résidentiel tout neuf des plus nantis. Une soirée un peu trop arrosée qui aurait mal tourné apparemment. L'histoire a été étouffée mais il n'en a pas fallu plus pour qu'une horde de policiers fassent une descente surprise mercredi soir dernier dans le quartier. Ils ont attrapés trois jeunes en train de s'échanger de la drogue et les ont directement envoyé au tribunal ce qui a fait la Une des médias et a majoritairement caché la mort de l'adolescente tuée lors de la soirée.

Voilà en quelques mots ma vie. Elle n'a rien d'incroyable ni de trépidante. Le jour je travaille, et la nuit je me fais discret dans mon petit appartement à lire et relire en permanence le seul livre que je possède. Un roman tout abimé dont les pages ont pris l'eau à plusieurs reprises. Je ne suis d'ailleurs pas le seul à avoir d'étranges habitudes. Un soir sur deux, mon voisin de palier allume son vieux poste radio et écoute les informations jusqu'à 23h34. Je n'ai jamais su pourquoi cette heure précise, mais juste après, il chante une chanson d'amour et va se coucher. Je n'ai pas la moindre idée de la raison qui l'a fait arriver ici, et je préfère l'ignorer. Heureusement j'ai beaucoup de chance car dans mon immeuble il n'y a pas de fêtards. Seulement un vieil homme qui pleure sa femme toute la journée au rez-de-chaussée et un ancien moine radié de son ordre pour une raison obscure liée à des enfants. Lui passe ses nuits à prier, et ses jours à mendier dans la rue. Je crois qu'il s'est même mis à voler pour pouvoir payer son loyer. C'est devant l'entrée de l'immeuble que je l'ai croisé ce matin, assis en tailleur contre un mur, un petit béret contenant une seule pièce de cinq centimes posée devant lui. Je l'y croise tous les matins lorsque je descends jeter mes déchets dans le conteneur à poubelle au bout de la rue. Et c'est ce jour-là que je l'ai vue.

Elle portait une petite robe bleu ciel un peu trop courte et de longs collants noirs. A ses pieds, des petites bottines à talons haut de même couleur, et dans ses cheveux, une fleur fanée. Ses bras seulement couverts par un délicat foulard blanc étaient d'une finesse extrême. Ses yeux d'un vert émeraude scrutaient avec tension les alentours ce qui donnait à son visage une apparence enfantine et innocente. Jamais je n'avais vu pareille beauté. Elle était tel un ange descendu du ciel pour venir éclairer les enfers de sa lumière divine. Si belle et si pure que si elle me l'avait demandé, je l'aurais suivie jusqu'au bout du monde sans hésiter. Pourtant cette vision se déroba à moi lorsqu'elle s'éloigna et disparu au coin de la rue. Paniqué à l'idée de laisser s'échapper pareille créature, je m'élançai mais en arrivant au carrefour, je ne la vit nulle part. Elle s'était volatilisée. Probablement repartie pour le ciel qu'elle avait quitté un instant. Le cœur battant dans ma poitrine, je contemplai mon sac plastique dans lequel les épluchures de carottes et de pommes de terre me paraissaient bien fades et sans vie. Sans même vérifier si le sac tombait effectivement bien dans la poubelle, je jetai mes épluchures et rentrait chez moi. J'avais cru voir un ange, et à présent il avait disparu.

Le reste de ma journée fut morose. Je comptais profiter de mon jour de repos pour faire le ménage mais je n'en avais plus la force. Toutes mes pensées étaient tournées vers elle. Cette créature venue d'un autre âge et d'un autre monde. Elle ne m'avait pas remarqué mais pendant l'espace d'un instant elle avait été le centre de mon attention. Et tout mon univers tournait à présent autour d'elle. Qui était-elle ? D'où venait-elle ? Que faisait-elle ici, dans le quartier le plus malfamé de la ville ? Il n'y avait jamais de femmes dans le coin mis à part celles des chefs de gangs. Mais elles ne sortaient jamais dans la rue et restaient enfermées dans des maisons où elles vivaient toutes ensembles, répondant uniquement aux désirs de leur maitre et mari. Pourtant celle que je venais d'apercevoir ne faisait pas partie de ces poupées sans cervelles. J'avais vu dans ses yeux de la peur et de la concentration mêlées à une innocence comme je n'en avais jamais vu. Et comme je n'en verrai probablement plus jamais.

Le lendemain matin, je partis tôt pour l'usine. C'était lundi et je me devais de retourner au travail. En sortant de l'immeuble, il faisait à peine jour et un léger brouillard recouvrait la rue d'une chape grisâtre de mauvais augure. Soudain un courant d'air traversa la rue et déchira la brume et à nouveau je l'aperçue. Elle se tenait au coin de la rue, juste sous le rectangle dénudé de mur où se trouvait auparavant la plaque qui donnait le nom de la rue et à seulement quelques pas du local poubelle débordant de saletés et de détritus. Encore plus belle que je n'y avait cru la veille, elle se tenait là, droite dans ses bottines noires, enserrant son foulard dans le maigre espoir de se réchauffer. Mais à nouveau elle disparue, avalée par le brouillard. Toute la journée, je ne pensa qu'à elle. Par deux fois elle s'était immiscée dans ma vie et m'avais subjugué. Elle était belle, au-delà de toute mesure. Au-delà de tout. Elle était belle et je voulais la revoir, la rencontrer, lui parler, lui dire à quel point elle était belle, lui demander qui elle était, lui faire découvrir le monde, la rendre heureuse... Être heureux avec elle et enfin sortir de la noirceur de mon monde.

Mais elle ne me connaissait pas, ne m'avais jamais vu. A ses yeux je n'étais qu'un malfrat parmi d'autres, un voleur ou un meurtrier désargenté forcé de vivre dans un appartement miteux. Elle ne savait pas mon nom, Edouard. Il avait été choisi par ma mère à ma naissance et j'en étais fier. Mais cette douce créature dont mes yeux n'avaient fait qu'effleurer la surface devait aussi avoir un nom. Était-ce Lucie ? Clothilde ? Ou Clara ? Oui, Clara. Ce prénom lui conviendrait parfaitement. C'était celui que j'avais voulu donner à ma fille aînée lorsque sa mère lui avait donné naissance. Celui qu'elle aurait dû porter au lieu de Gertrude, l'hideux prénom de mon ex belle-mère. Peut-être que cette Clara me rappelait trop mon amour perdu et la trahison de mon épouse qui m'avais fait passé pour un mari violent lorsque j'avais sombre dans l'alcoolisme suite à la perte de mon premier travail. J'étais informaticien dans une grande entreprise et j'avais été finalement remplacé par le fils de mon boss. Un incapable avec de l'argent et des relations. Face à lui je n'étais rien. Juste un simple travailleur, un simple accro dans le tapis écarlate et brodé d'or qui s'étendait devant lui.

— Je suis promis à de grandes choses, m'avait-il dit. Je ne laisserais pas des gens comme toi se dresser en travers de mon chemin.

J'avais porté plainte mais avait perdu mon procès. Démuni, ma femme n'avait rien trouvé de mieux que de porter plainte à son tour, mais contre moi. Un de ces amis l'avait aidé à créer de fausses preuves et grâce à cela, elle avait obtenu gain de cause. Je m'étais fait retiré la charge de mes enfants Gertrude et Albert, et condamné à payer une amende astronomique à ma femme qui en avait profité pour prononcer le divorce et se remarier avec un riche entrepreneur. J'avais tout perdu et pourtant, j'étais innocent. Pointé du doigt, balancé à la Une des médias de la ville comme le pire malfrat que la Terre avait portée, je me suis retrouvé dans ce quartier. Celui des perdus, des vendus, mais pas des rachetés. Peu après ma famille m'a renié et mes dernières chances de sortir de cet enfer s'étaient définitivement envolées.

Mais à présent l'espoir renaissait. Cette femme que j'avais vu était peut-être mon salut. Une main tendue vers moi. Il ne me suffisait que de la prendre pour enfin sortir de la nuit et faire éclater la vérité au grand jour. Je voulais qu'elle soit ma nouvelle raison de vivre. Je souhaitais la voir être ma Juliette, et moi son Roméo. Venus de mon séparés mais réunis par l'amour. Peut-être cherchait-elle elle aussi la justice ou un moyen de se venger d'un autre ? Ensemble nous pourrions tout faire, même faire le tour du monde. Si seulement elle pouvait me remarquer. Mais en restant loin, jamais mes rêves ne deviendraient réalités. Ils resteraient purs illusions et espoirs. Je me devais d'aller la voir. Je devais lui parler. Connaitre son nom, son identité.

La journée passa à l'allure d'un escargot. Par intermittences je me sentais pris d'une soudaine envie de tout jeter et de me précipiter hors de l'usine pour aller la voir. Ma Clara. Mon ange. Puis je me rappelais qu'elle ne me connaissais pas et je reprenais mon travail en maudissant ma soudaine sensibilité. Suite à la trahison de ma femme, je m'étais pourtant promis de ne plus jamais me tourner vers l'autre sexe. Il n'est synonyme que de mensonges et de traitrise. Et après tout ce temps passé seul dans un appartement miteux, je me retrouvais sur le point de rompre ma promesse et de me tourner vers elle. Lorsqu'enfin j'eu remplit mon quota de présence à l'usine, je rentrai chez moi en vitesse avec la volonté d'aller lui parler ou d'au moins la voir. Mais en sortant dans la rue il neigeait tellement fort que le sol en était devenu dangereusement glissant. Je bataillai contre le froid, le vent glacé, et les gros flocons qui tombaient en tourbillonnant jusqu'au coin de la rue mais là où elle s'était tenue ce matin il n'y avait personne. Pas la moindre trace de pas dans la neige fondue qui saupoudrait l'asphalte. Pas une marque sur le tapis immaculé. Rien.

A nouveau brisé, je rentrai chez moi et me replongeai dans l'énième lecture de mon roman. Le seul que j'avais emmené. Le seul que je possédais encore. Un peu plus tard j'entendis la radio s'allumer à côté et la voix d'un présentateur annoncer qu'il neigerait jusqu'à mercredi. Puis des publicités se lancèrent cherchant à vendre leurs produits et jouets. Noël approchait. Cela se sentait dans la joie et l'enthousiasme des journalistes, mais aussi dans le contenu des panneaux publicitaires de la ville. Partout poupées Barbie, voitures, parfums, jeux de constructions, jeux vidéo, et outils technologiques se voyaient mis en avant sur d'immenses affiches publicitaires qui scandaient des prix réduits et une qualité meilleure que leurs concurrents. Si pour beaucoup cette période était synonyme de fêtes et de réjouissances, pour moi Noël avait perdu tout son sens et m'exposait chaque année devant la terrible réalité de ma vie. Cela faisait maintenant deux ans et demi que j'étais seul. Deux ans et demi que j'allais au travail tous les matins sauf le dimanche, que je comptais les jours, que j'attendais que quelqu'un vienne me sortir du pétrin qu'était devenu ma vie. Et toujours rien. Jusqu'à hier.

Incapable de continuer à lire mon roman que je connaissais déjà par cœur, je me dirigeai vers la fenêtre et essuyai la crasse et la buée qui s'y était déposée. Au dehors il faisait déjà nuit et même les dealers semblaient refroidis par la météo. La rue était vide et étrangement silencieuse. Les rares bruits se faisaient aussitôt noyés par la neige qui engonçait la ville dans une chape blanche apaisante. Le lampadaire en face de mon appartement grésilla puis s'alluma en clignotant. Un pigeon s'envola d'une fenêtre et vint se percher juste à côté pour profiter de la faible chaleur que produisait la lampe. Deux de ses congénères le rejoignirent presque aussitôt et ils se collèrent les uns aux autres dans le maigre espoir de se réchauffer. Je n'avais jamais aimé les pigeons, mais là, je les plaignaient. Une voiturette noire aux vitres teintées passa dans la roue et laissa deux larges traces noires sur la route aussitôt recouverte par la poudre qui tombait toujours du ciel.

C'est alors qu'un mouvement attira mon attention. De l'autre côté de la rue, une silhouette marchait. Personne ne sortait jamais la nuit alors que faisait cette personne. Sa démarche m'était inconnue et le rideau de neige ne me permettait pas de distinguer clairement la personne. Mais lorsqu'elle passa sous le réverbère et s'arrêta dans la lumière à quelques pas du carrefour et du conteneur poubelles, je la reconnue. Je l'avais déjà aperçue ce matin à cet endroit précis. Silhouette pure, élancée, et fragile debout sous l'ancienne pancarte qui annonçait auparavant le nom de la rue. Il s'agissait de mon ange. C'était Clara. Elle s'était changée et portait cette fois une longue robe blanche aussi immaculée que la neige et ses longs cheveux bruns tombaient en cascades sur ses épaules dénudées. Elle ne portait rien d'autre pour se protéger du froid, pas même le petit foulard de la veille. Je me perdis dans la contemplation de cette femme dont la beauté m'extasiait de plus en plus. Si belle et si pure, je ne comprenais même pas comment une créature aussi innocente pouvait attendre là dehors, seule dans le froid. Que voulait-elle ? Que cherchait-elle ? La bise glacée de l'hiver ne semblait même pas émouvoir cet ange aussi parfait que la plus lointaine des étoiles. Elle représentait tous mes espoirs, tout ce que j'avais perdu, et tout ce à quoi j'aspirai.

Pris d'une soudaine envie d'aller la voir, je m'apprêtai à sortir de mon appartement pour aller la chercher et lui proposer de rentrer lorsque trois hommes sortirent de l'ombre et s'avancèrent vers la jeune femme. Impuissant, incapable de la prévenir, je restai là, le nez collé à ma fenêtre craignant pour mon ange car je reconnaissais ces hommes. Il s'agissait des bras armés de la plus grosse organisation de malfrats de la ville. Apeuré je demeurai figé, ne sachant que faire mis à part observer. Les trois hommes entourèrent la femme et lui parlèrent. De ma position éloignée, je ne pouvais entendre ce qu'ils se disaient mais de toute évidence ils se connaissaient. Nullement perturbée par la position dominante de ses interlocuteurs, elle se tenait droite parfaitement calme et maitre d'elle-même. Il me parut presque que ce n'était pas la première fois qu'elle se trouvait dans cette situation. Au travers du mur de neige, j'aperçu vaguement la femme tendre à l'un des hommes une bourse. Il en vérifia le contenu puis sortit une épaisse liasse de billets qu'ils tendis à la jeune fille. Elle les pris et commença à les compter en les faisant glisser délicatement du bout de ses doigts puis une fois terminé, elle les glissa dans une poche cachée dans les plis de sa poche.

Puis elle salua les trois hommes et voulu s'en aller, mais l'un deux l'en empêcha. Apparemment ils désiraient en savoir plus ou en tout cas, pour eux la conversation n'était pas finie. La femme le regarda tranquillement et lui sourit avec douceur. Puis tout alla très vite. Son sourire disparu et elle frappa son interlocuteur au visage. Les deux autres lui sautèrent dessus mais n'eurent pas autant de chance que le premier. Telle une ombre dans la nuit, elle les esquiva tous deux et dégaina un couteau de nulle part. Elle frappa trois fois et les trois hommes tombèrent raides morts dans la neige. La jeune femme essuya sa lame tâchée de sang sur l'un des cadavres puis camoufla à nouveau son arme dans sa robe. Enfin elle se détourna et jeta un regard autour d'elle. Un bref instant elle leva les yeux vers la barre d'immeubles et son regard croisa le mien. Dans la pâle lueur du réverbère, je la vit sourire puis porter un doigt à ses lèvres. Puis elle s'en fut dans la nuit et me laissa seul à ma fenêtre seul témoin de ce qui venait de se passer. Les trois corps abandonnés au milieu du halo jaunâtre du réverbère continuaient de colorer la neige de pourpre et bientôt, il ne resta qu'une immense mare de sang chaud et de neige fondue sur lequel le corps des trois hommes de main refroidissaient lentement. Incapable de détacher mes yeux de ce spectacle morbide je ne parvenais pas à oublier la jeune femme. Si elle avait pu tuer ces hommes en quelques secondes sans la moindre difficulté, elle n'hésiterait pas à me tuer de sang-froid si je partageais ce que j'avais vu.

Ce fut ce jour-là que je compris vraiment que dans mon quartier et dans ma rue, même les plus purs d'entre nous ont leurs secrets et il est dangereux de chercher à les découvrir. Car dès que l'on met les pieds en ces lieux, on ne peut plus en repartir car on sait tous des choses que l'on ne devrait pas. On possède tous des informations qui pourraient faire tomber tous les autres si on parlait. C'est pour ça que le silence est maintenu, non pas dans le silence mais dans la peur. Après tout le message avait été clair dès le premier jour : occupez-vous de vos affaires et on ne s'occupera pas des vôtres. Et ce jour-là je compris aussi que celle que j'avais pris pour un ange descendu du ciel n'était autre que l'une de ceux qui avaient infiltrés les finances de la ville et qu'elle vendait ses informations à prix d'or aux gangs du quartier. J'avais eu le fol espoir de voir en elle l'ange de ma liberté mais tout ce qu'elle m'avais appris, c'était qu'il y avait des meurtres dans mon quartier et qui tout le monde croit qu'il n'y en a pas, c'est que les témoins n'en n'ont jamais parlé.

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Nataciel
Posté le 22/05/2021
J'ai beaucoup aimé .
Les descriptions sont très justes. On y est. On le voit. On ressent ces fils qui relient les gens, les lieux.
Le narrateur est très attachant et la fin douloureuse, inattendue.
Elle ancre l'histoire dans une réalité tragique partagée par beaucoup trop d'êtres humains. La colère qui nait de l'injustice. J'ai pensé à l' "Ivresse de la métamorphose" de Stefan Zweig.
Merci
Au plaisir de te relire.
Elenna
Posté le 22/05/2021
Merci beaucoup encore pour ce commentaire ! Ça me touche beaucoup d'apprendre que tu as apprécié malgré la touche particulièrement triste de cette nouvelle. Je ne connais pas l'Ivresse de la métamorphose mais je vais aller voir ce que c'est. Encore merci !!!
Nataciel
Posté le 24/05/2021
Bonne lecture...
Si tu as le temps de le découvrir, tu me diras ce que tu en penses.
A bientôt.
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