Carnet de Djéfen
Comment croire au hasard de cette rencontre ? J'aurais trouvé beaucoup plus normal, sur ces chemins, de tomber sur des marchands itinérants, ou des paysans, revenant de vendre leur production au village voisin. Un médecin, c'est déjà beaucoup plus improbable. Et un médecin télépathe ?
Quelle chance avions-nous de tomber sur la seule personne susceptible de nous accepter en tant que groupe mixte ?
Pourtant, Uzum à l'air si sincère et inoffensif ! Que devons-nous faire ?
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Les enfants se calèrent confortablement, attentifs, à part Yû'Chin, qui dodelinait déjà de la tête.
- Moi aussi, à l'époque, les spatiaux m'intriguaient ! attaqua Uzum. Je me suis même dirigé vers Norsrow précisément à cause d'eux. Au mépris de toute prudence, je dois dire, car on prétendait que les spatiaux comptaient parmi eux des télépathes. La sagesse aurait voulu que je m'en tienne éloigné, mais la curiosité a eu raison de moi.
Il avait pris un ton de conteur ; il semblait ravi de les garder en éveil avec son récit. La lueur du feu dessinait des formes mouvantes sur son visage. Elle se reflétait dans ses yeux, perdus dans les souvenirs.
- C'est comme ça que je me suis retrouvé, un soir, à l'auberge de Norsrow, un endroit chaleureux, tiède, accueillant. Des bûches crépitant dans la cheminée, un guitariste qui grattait une ballade, une bonne odeur de cuisine, et des discussions amicales, entre villageois. Le havre rêvé du voyageur. Tout le monde rayonnait tellement de santé que je me suis même senti inutile !
Arthen croyait presque humer le fumet du ragoût cuit au feu de bois. À Norsrow, à cette époque, avant sa naissance, ses grands-parents tenaient l'auberge ; Trisbée y mijotait ses délicieux pot-au-feu. Arthen était déjà allé à Norsrow, à deux jours de cheval de son hameau, il pouvait visualiser la salle de l'établissement, qu'il ne restait plus qu'à peupler des silhouettes de sa famille.
- Là, j'ai eu une frayeur sans égale, poursuivit-il. Dans la salle, au milieu des gens, j'ai repéré un nazgar. J'ai toujours évité les nazgars comme la peste, ils ne m'ont causé que des ennuis. Ils ont tendance à considérer que les télépathes du monde entier doivent répondre à leurs caprices et satisfaire leurs volontés.
Il regardait F'lyr Nin d'un œil accusateur, persistant à classer celle-ci du côté des nazgars. Arthen se sentit piqué au vif. Pourquoi ne disait-elle rien pour se défendre ?
- Nin n'est pas comme ça, pensa-t-il.
Tandis que l'homme s'interrompait, et que Djéfen se tournait en même temps vers lui, il réalisa qu'il avait parlé tout haut.
- Ah, euh, Pardon, désolé de vous avoir coupé, bafouilla-t-il, confus. Mais pourtant, c'est vrai !
Il n'avait pu s'empêcher de renchérir, au prix d'une montée de chaleur dans les joues. Le sourire moqueur de Djéfen fit monter la vapeur encore un peu plus haut, jusqu'aux oreilles, qu'il sentit devenir écarlates et brûlantes.
Nin n'était pas loin de lui. Reconnaissante, elle vint se caler contre lui, la tête sur son épaule, pour écouter l'histoire. Arthen ne voyait pas son visage, mais à l'expression subitement innocente de Djéfen, il paria qu'elle avait dû lui faire ses yeux d'oiseau de proie, plissés et réprobateurs.
- Ce jour-là, conclut Uzum, j'ai découvert que les humains et les télépathes pouvaient vivre sans se déchirer, sur plus de quarante-cinq planètes ! Je crois que sans cela, j'aurais perdu l'espoir.
Il arrêta son récit si longtemps qu'Arthen protesta :
- Eh ! Tu dois nous raconter la suite ; tu ne peux pas nous laisser en plan comme ça ! C'était qui ?
- Si plus personne n'en parle, la prudence voudrait qu'on taise les noms... Quelle importance, de toute manière ?
Ah, non ! Il n'allait pas leur jouer lui aussi le coup du grand secret ! Un sentiment de frustration envahit Arten, lui donnant l'inspiration :
- C'était le sauveur de Norsrow ? chuchota-t-il d'un air entendu.
Un petit rire indulgent secoua son vis-à-vis :
- Ah, mais vous n'êtes pas si ignorants que vous voulez le laisser penser ! Oui en effet, c'était lui. Quand on m'avait rapporté des anecdotes sur le sauvetage du bourg, j'avais cru que les spatiaux avaient mis en fuite les nazgars grâce à leurs armes. Je n'avais pas imaginé une seconde que ces humains étrangers pouvaient cohabiter non seulement avec des télépathes, mais aussi avec des nazgars, ou plutôt ceux qu'ils appellent là-bas des télépathes puissants.
- Parle-nous de lui, réclama Djéfen.
Uzum ne se fit pas prier ; il prenait visiblement plaisir à évoquer cette période révolue de sa vie.
- C'était un nazgar, et ce n'en était pas un. Je ne pourrais pas vous le décrire à vous, remarqua-t-il en désignant du menton les garçons, mais elle, elle peut saisir... Il était comme eux, physiquement, mais il ne pensait pas comme eux. Son aura était différente, plus chaleureuse, plus humaine. Il avait les dons d'un nazgar, avec la sensibilité d'un être humain. Sans parler d'une intelligence hors-norme. Il raisonnait tellement peu comme eux qu'il m'a demandé de lui expliquer ce que moi, j'avais tiré de mes rencontres. J'ai accepté de lui servir de guide et d'intermédiaire. Nous avons visité des dizaines de domaines nazgars, jusqu'à ce qu'il réussisse à analyser leur civilisation incompréhensible, et leur façon étrange de penser. Il en a tiré Arcande... La ville à l'air libre d'Arcande est le résultat de cette compréhension : des humains et des nazgars pouvaient vivre ensemble, dès ce jour, pour reconstruire un monde partagé par tous.
Les enfants étaient suspendus à ses lèvres. Sa manière d'élargir le tableau, de montrer la place du père d'Arthen, pinceau levé devant la toile, donnait un éclairage nouveau à ce qu'ils connaissaient déjà : Tenzem était le protecteur d'Arcande certes, mais Kaelán, tout étranger qu'il fût, en était le dessinateur. Malgré son absence, sa création avait tenu bon, et prospéré...
- Les gens savaient pour lui ? Ils l'acceptaient ? questionna Arthen, espérant amener d'autres confidences.
- Oui, à Norsrow, tout le monde savait. Mais ils faisaient semblant de l'oublier, pour soulager ce petit pincement d'angoisse à chaque rencontre. L'esprit humain possède des facultés d'aveuglement étonnantes ! Il était si facile de le considérer comme un humain ordinaire, puisqu'il se comportait comme tel. Il vivait la plupart du temps à l'auberge ; il désertait ses quartiers de la base des spatiaux en faveur d'une chambre là-bas. J'ai plusieurs fois attiré des regards embarrassés quand je demandais à quelle porte je pouvais aller frapper pour le voir. Il descendait toujours me saluer en bas, dans la salle.
Uzum fit entendre un petit rire amusé.
- Il gardait une grande discrétion, mais certains d'entre nous savaient qu'il appréciait l'hospitalité de l'établissement pour des raisons autres que le confort des lits, la cuisine ou la source thermale. Ah mais... je m'égare. Ce ne sont pas des histoires pour les enfants ! s'excusa-t-il. Et je doute que cela vous passionne autant que la construction d'Arcande...
Arthen masqua une grimace de dépit en se cachant dans les cheveux de F'lyr Nin. Il avait été à deux doigts d'entendre des explications sur le lien entre Kaelán et sa mère. Rageant ! Mais il ne pouvait dévoiler sa propre parenté avec Kaelán. Et comment sinon déclencher les confidences qu'il brûlait d'écouter ?
- Est-ce qu'il était leur chef ? interrogea Djéfen.
L'autre le regarda avec des yeux brillants.
- Ah, ça, voilà une grave question, n'est-ce pas ? Est-ce que dans une société mixte, les télépathes les plus puissants vont forcément se retrouver au sommet ? Si c'était aussi simple !
Il souriait, heureux d'avoir trouvé des interlocuteurs à son goût.
- Non, non, en l'occurrence, il n'était pas leur chef, il n'avait qu'un statut de conseiller. Mais il était très considéré. Il l'est devenu encore plus quand il a commencé à prendre contact avec les nazgars.
Djéfen orienta la conversation sur les nazgars : qu'avaient-ils découvert en leur rendant visite ? Arthen n'écoutait plus. Il essayait de visualiser Kaelán à l'auberge de Norsrow, dans la salle commune, qui faisait à peine le tiers de celle d'Arcande. Pas si facile ! L'image demeurait un peu floue, mais s'il peinait à le voir, il l'entendait, en revanche. Sa voix était restée dans son oreille, depuis qu'il l'avait entendu chanter, durant ce concert qui leur avait révélé la vérité.
Il aimait l'idée qu'un portrait s'esquissait petit à petit devant lui : ce père, de mirage impossible, devenait une personne, par la parole de quelqu'un qui l'avait connu. N'était-ce pas un peu suspect, de se retrouver justement face à quelqu'un qui avait bien connu son père ? Peut-être pas : vu l'impression qu'il avait laissée, beaucoup de gens de la région avaient dû le rencontrer, à l'époque. En y réfléchissant, tous ceux qui vivaient à Arcande avant le départ des spatiaux devaient l'avoir fréquenté...
Arthen réintégra la conversation quand F'lyr Nin revint sur les spatiaux :
- Personne ne sait réellement pourquoi ils nous ont quittés aussi vite, mais moi, je me demande déjà pourquoi ils sont venus. Tu le sais, toi ?
- Pff ! En deux mots, ou en cent ?
- En dix mille, rétorqua-t-elle avec enthousiasme.
Uzum sourit en retour. Il semblait plus décontracté maintenant. Il aimait raconter, ça se voyait à ses yeux qui pétillaient d'intérêt. Il ne devait pas s'exprimer tous les jours devant un public qui connaissait si bien Arcande, et parlait des spatiaux ou des nazgars sans réticences...
- Les spatiaux affirmaient à qui voulait l'entendre qu'ils étaient venus pour deux raisons : nous aider, et évaluer la menace que notre planète faisait peser sur leur civilisation.
- C'est qui « nous », quand tu dis « nous aider » ? interrompit l'oiselle.
Elle s'attira une œillade agacée.
- Je vais y arriver ! Laisse-moi le temps.
- Pardon, marmonna-t-elle avec une docilité inhabituelle, tandis qu'Arthen la gratifiait d'un coup de coude et d'un regard appuyé.
- Kaelán, lui, me déballait les choses plus clairement et moins diplomatiquement. Ils venaient voir avant tout si les nazgars, avec leur technologie avancée, pouvaient constituer un danger pour eux, étant donné l'animosité qu'ils éprouvaient envers les humains. Accessoirement, ils tentaient aussi d'apaiser les querelles, et d'assister de leurs moyens ceux qui en avaient besoin. Il est vrai qu'ils ont aidé les humains les plus civilisés ; ils n'ont pris conscience de la situation des sauvages et des alters que vers la fin de leur séjour.
- Ouais, bien sûr, c'est la faute à « pas le temps », intervint l'oiselle avec sarcasme.
- Certes, répliqua Uzum sans relever cette fois l'interruption, on peut leur reprocher de ne pas avoir avancé sur des fronts simultanés. Mais ils ont quand même lancé une dynamique qui se poursuit aujourd'hui, même si elle concerne encore peu les alters.
- Laquelle ? firent en cœur Arthen et Djéfen.
- Ils ont entrepris de fédérer les communautés humaines en tissant un immense réseau de communication entre toutes, où qu'elles soient situées : en montagne, sous terre et dans tous les endroits délaissés par les nazgars. Les appareils qu'ils ont laissés sont partout, en nombre considérable.
- Ils ont commencé, puis ils ont détecté un danger, et ils ont tout laissé en plan, s'indigna Arthen.
L'autre haussa les épaules.
- Oui, et tu sais, le pire, c'est qu'on ne peut même pas leur en vouloir : Les peuples de cette terre, humains, nazgars, alters, ne représentent pas le millième de la colossale population sur laquelle ils doivent veiller...
Arthen se fichait des milliards d'inconnus des planètes des spatiaux. Il se sentait amer devant cet abandon ; mais ce n'est pas tant aux habitants de cette terre qu'il pensait...
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Rien de fâcheux ne se produisit durant la nuit. Il faut dire qu'ils montèrent la garde à tour de rôle. Arthen, qui n'avait pas sommeil, prit le premier tour, Djéfen celui du milieu, et F'lyr Nin le dernier. Le matin, ils avaient tous de petits yeux, sauf Yû'Chin, qu'une bonne nuit de sommeil avait ragaillardi.
Ils se firent expliquer par Uzum le détail du chemin jusqu'à Arcande. Celui-ci prévoyait de s'arrêter au prochain village pour reconstituer ses stocks de vivre. La condition de médecin procurait certains avantages : on soignait quelques personnes et le tour était joué... sauf que quelquefois, il avait été obligé de rester plusieurs semaines au même endroit pour traiter tous ceux qui s'adressaient à lui. Cela faisait partie du métier... et personne ne l'attendait nulle part.
Ils se séparèrent au bout de trois heures de marche, à un embranchement dans la montagne, matérialisé par un superbe cairn plus grand qu'Arthen - mais pas plus que Yû'Chin, qui le dépassait d'une tête. Le docteur leur souhaita bonne chance et prit à gauche ; le petit groupe continua tout droit.
Tous se sentirent soulagés, bien que déçus de ne pouvoir encore profiter des connaissances d'Uzum. Il aurait pu leur en dire bien plus long sur les spatiaux et les nazgars. Mais son apparition avait été trop providentielle pour ne pas leur donner des frissons d'inquiétude. S'ils n'avaient vu aucun signe de poursuite, cela ne signifiait ni que leur ravisseur allait les oublier ni qu'ils étaient tirés d'affaire.
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Pourtant, les ennuis arrivèrent ce jour-là d'une tout autre direction. Dans l'après-midi, ils descendirent vers une vallée qu'on pouvait difficilement éviter, tant elle était vaste : elle coupait l'horizon d'est en ouest à perte de vue. Ils avançaient vers le nord, il fallait traverser ! F'lyr Nin commença à sentir des présences bien plus nombreuses que la veille. Elles remplissaient la vallée.
- Ce sont des alters, révéla-t-elle aux autres. Je ne comprends pas pourquoi il y en a autant. Bien plus qu'un clan ou deux : j'en compte des milliers ! Je ne sais pas comment on va pouvoir les éviter. Ils ont l'air plutôt joyeux, on dirait une sorte de grand rassemblement de fête.
Elle fit une mimique rassurante.
- Enfin, je ne vois pas pourquoi ils se montreraient agressifs ! Si on reste ensemble, ça devrait aller.
- T'es pas bien ? s'indigna Djéfen. Tu nous annonces qu'ils sont des milliers, mais qu'on peut y aller tranquilles ? Ce n'est pas parce que tu as trois plumes qu'ils vont te considérer comme une des leurs. Et nous encore moins !
- C'est pas faux, Nin ! appuya Arthen. Qu'est-ce qui te rend si confiante ?
- Je ne sais pas... un pressentiment, comme ça...
Elle refusa d'en dire plus, même à Arthen. Elle se déclarait incapable de justifier son intuition, mais n'en démordit pas. Ils se concertèrent un moment, les garçons se montrant plus que réservés à la pensée de courir se fourrer dans les pattes de guerriers alters. Ils convinrent toutefois qu'ils n'avaient pas trop le choix, à moins de perdre plusieurs jours à s'enfoncer d'un côté ou de l'autre de la vallée. D'ailleurs, tant à droite qu'à gauche, F'lyr Nin sentait des présences à des kilomètres. Ils optèrent en définitive pour le plus court chemin.
Ils dirent à Yû'Chin d'ouvrir la bouche le moins possible, et de se comporter en tout comme leur ombre. F'lyr Nin fut nommée leur porte-parole, au grand dam de Djéfen, qui doutait de ses talents de diplomate.
En fin d'après-midi, la troupe s'élança sur le chemin qui descendait dans la vallée.