Ils ne furent pas déçus dans leurs « attentes ». Arthen devait bien s’avouer qu’à l’angoisse qu’il éprouvait se mêlait une franche curiosité envers ces hommes aux caractéristiques bestiales.
Pendant leur descente au cœur d’une forêt de plus en plus épaisse, F’lyr Nin leur fit éviter plusieurs groupes de jeunes guerriers en armes (« les garçons, ça réfléchit souvent pas beaucoup » avait-elle dit sans malice), pour les amener directement sur une vieille femme qui semblait n’attendre qu’eux, au pied d’un chêne centenaire.
Le sage vénérable sous un chêne : Arthen faillit pouffer. Cela évoquait pour lui les histoires que racontait sa grand-tante, quand il était petit. On rencontrait souvent cette image, comme si les vieux avaient besoin de la solidité des chênes pour rappeler que l’âge ne rendait pas uniquement faible et gâteux. Pourtant, quelque chose dans l’apparence de leur hôte le retint d’éclater de rire ; seul un sourire d’amusement monta jusqu’à ses lèvres.
Le grand âge de cette femme, son allure voûtée et son visage parcheminé évoquèrent à Arthen l’intendant. Heureusement, la ressemblance s’arrêtait là : si elle semblait au-delà de tout âge mesurable, elle n’avait pas comme lui ce manque d’humanité dans le regard, cette indifférence qui les avait glacés. Ses yeux vert délavé, vifs encore, les dévisageaient avec bienveillance ; son bon sourire chassa les inquiétudes d’Arthen.
— Bienvenue à la cérémonie du passage, les enfants. Je suis Olaia, la Maestra, autrement dit la gardienne de ce troupeau d’âmes. Comment ne pas voir votre arrivée ici, en ce jour, comme un signe que les dieux ne nous ont pas oubliés ? Alter, humain, path et nonnuh : vous êtes le symbole du monde réunifié. Je perçois dans vos corps et dans vos têtes que vous êtes prêts. Le passage vous reconnaîtra ; il s’ouvrira pour faire de vous des adultes. Permettez-moi de m’imprégner de votre présence quelques instants, avant de vous conduire vers le Horfoll.
Arthen sentit que sa compréhension s’arrêtait aux mots du discours. Quant au sens, cela lui échappait totalement. Pourtant la vieille n’avait pas l’air d’une folle. Elle avait parlé posément, avec conviction et bonté ; elle venait maintenant de prendre la main de Nin, qui l’avait laissée faire. Le garçon regarda Djéfen, aussi perplexe que lui. Ni l’un ni l’autre n’osait parler. Le silence s’étira, jusqu’à ce que l’ancêtre, plissant des yeux déjà enfoncés dans leur orbite, jusqu’à les réduire à une mince fente, lance un petit rire amusé, qui rebondit entre eux avec entrain :
— Je vois que j’ai un peu présumé de mes talents d’oratrice. Bah, ne vous inquiétez pas, les vieux aiment les belles phrases… Allons, jeunes gens, puisque vous avez troublé ma sieste quotidienne, prêtez-moi donc un de vos jeunes bras pour retourner jusqu’au village ! Vous savez que ce chêne est aussi vieux que moi ? Il a été planté le jour de ma naissance. Je ne manque pas d’y venir chaque jour, lui présenter mes respects.
La vieille s’ébranla, appuyée au bras de F’lyr Nin, en continuant de bavarder de tout et de rien.
Tandis que les garçons leur emboîtaient le pas, Arthen interrogea l’oiselle :
— T’as compris quelque chose ?
Un petit rire cristallin résonna dans sa tête :
— Bah, ce n’est pas très compliqué, non ? Ce rassemblement s’appelle la fête du passage ; les enfants de nos âges y vivent la cérémonie qui les amène vers le statut d’adulte. Nous y sommes conviés par cette femme, leur guide spirituelle. Elle voit notre arrivée d’un bon œil, parce que nous formons un groupe composé des différentes races de la terre.
— Alors, si c’est clair pour toi ! dit-il ironiquement. Merci de m’avoir inondé des bienfaits de ta lumière !
Elle se retourna vers lui en lui tirant la langue. Il la taquina en retour :
— Moi, je doute tout de même que tu sois mûre pour devenir adulte...
Cette fois, elle lui sourit avec affection.
— Et toi, tu te crois prêt, petit homme ?
— Je n’ai rien demandé, moi ! Ça consiste en quoi, d’ailleurs ? Ils ne vont pas nous faire escalader des falaises, ou manger des crapauds ?
Une anxiété vague venait de l’effleurer. Cette espèce de confiance que la vieille avait créée en quelques phrases n’était pas naturelle. Malgré tout, Arthen n’arrivait pas à se sentir réellement inquiet. Djéfen, même s’il n’avait pas entendu les explications de F’lyr Nin, ne se montrait pas particulièrement nerveux non plus.
— Tu n’as pas à t’alarmer, mon enfant, résonna une voix dans sa tête. Quand le moment est venu, nos corps et nos esprits embrassent avec joie cette nouvelle dimension qui s’offre à eux.
Il trébucha en réalisant que la vieille s’était adressée à lui en pensées. Jusqu’ici, seule F’lyr Nin avait communiqué avec lui de cette façon. Cela ne rendait pas le message plus compréhensible, ceci dit ! Il se rattrapa en s’appuyant sur Djéfen, qui le tira en arrière pour le questionner. Il lui expliqua en quelques mots ce qu’il avait saisi.
Ils n’eurent pas le temps de commenter ou de s’interroger, car ils sortaient maintenant de la forêt ; le paysage qui se dévoila captura toute leur attention. Dans la plaine devant eux, s’étendait à perte de vue un village de tentes et de huttes confectionnées à la va-vite. Ce campement hétéroclite abritait des centaines de familles avec leurs animaux domestiques, poules, chiens, chèvres ou moutons. Quelques vaches aussi, de-ci de-là. Tout ce monde aboyait, piaillait, bêlait, les gamins se poursuivaient en criant, les adultes vaquaient à diverses tâches en s’interpellant bruyamment.
— Ils préparent la fête de ce soir, expliqua la vieille avec un petit gloussement. Il y aura beaucoup de réjouissances, avant les épreuves de demain.
Arthen tiqua au mot épreuve, mais il le laissa glisser pour le moment, trop occupé à observer autour de lui. Si les silhouettes paraissaient humaines pour la plupart, certaines s’écartaient nettement des standards habituels : très fines ou au contraire massives, ou encore extraordinairement hautes ou larges. Arthen ne savait où regarder ; il devait avoir l’air ahuri, comme Djéfen à côté de lui, dont le visage avait pris une expression médusée.
— Fermez la bouche tous les deux, leur chuchota F’lyr Nin. On dirait des poissons hors de l’eau.
Elle leur faisait les gros yeux, à la façon d’une chouette contrariée. Confus, ils se corrigèrent, ne voulant pas vexer leurs hôtes, mais continuèrent à observer, en essayant de se faire plus discrets.
On découvrait là des hommes « chats » ou « félins » aux oreilles pointues et à la queue ondulante ; des hommes « poissons » au crâne glabre et à la peau écailleuse luisante, qu’ils cachaient du soleil sous des vêtements sombres et de larges chapeaux de paille ; des hommes « serpents », fins et longilignes, au cuir vert foncé, qui eux, profitaient des chauds rayons, habillés seulement d’un pagne ou d’un short. Plus loin, Arthen vit un homme au torse et aux épaules d’une largeur imposante, comme un lutteur surdimensionné. Un autre encore arborait des cornes, semblables à celles les béliers qui paissaient près de lui.
Arthen aurait pu contempler chaque individu pendant des heures sans se lasser. Il s’aperçut que ses œillades obliques étaient bien souvent payées de retour : ils étaient aussi la cible de la curiosité. Les petits enfants interrompaient leurs jeux pour les regarder passer ; même les adultes marquaient un temps d’arrêt pour eux.
Son questionnement informulé fit réagir F’lyr Nin :
— C’est moi qu’ils dévisagent. Il n’y a pas d’hommes-oiseaux ici. Nous sommes assez rares, je dois dire.
— Pff, je ne veux pas te vexer, mais ils nous scrutent aussi !
— Mhm, j’ai bien l’impression qu’ici, les humains ne bénéficient pas un statut très élevé.
Arthen se mit à chercher s’il pouvait repérer des humains dans la foule bigarrée. Il finit par en identifier quelques-uns, ternes et effacés, portant de l’eau ou du bois, ou vaquant à diverses corvées. Il vit même un alter frapper une femme en l’injuriant, trop loin pour qu’il saisisse plus que quelques bribes de mots.
— Les humains ne me paraissent pas en odeur de sainteté ici, murmura-t-il à Djéfen en lui montrant ses trouvailles.
— Je me demande si on n’aurait pas été plus inspirés en faisant le grand tour, répliqua celui-ci sur le même ton confidentiel.
— Mhm, la vieille nous a invités, j’espère qu’elle est assez costaud pour nous protéger !
L’autre le regarda, interloqué.
— Ah, ah ! Je ne veux pas dire physiquement, évidemment ! rigola Arthen.
****
Leur hôte les emmena tout droit vers une construction en retrait du campement. Bâtie juste à l’orée de la forêt, la maison sacrée, ou Horfoll, était dissimulée par les premiers arbres. C’était une large hutte en bois, un peu similaire à la solide maison communale du village de F’lyr Nin. Autour, du monde s’activait, surtout des femmes, mobilisées par les préparatifs culinaires de la fête. Leur guide les ignora, se dirigeant vers l’intérieur, où une jeune femme s’affairait à des tâches plus mystérieuses. Cachée derrière une masse de cheveux sombres qui lui retombaient devant les yeux, elle mélangeait dans de grands bols des produits qu’elle déversait de petits flacons. Une odeur douceâtre flottait dans l’air. Sans même détourner le regard de ses mixtures, elle apostropha son aînée :
— Maestra Olaia, ne me laissez pas comme ça sans prévenir, je n’y arriverai jamais toute seule !
— Allons, ma fille, un jour prochain, tu prendras la relève. Si tu attends tout de moi, tu n’y parviendras jamais seule, en effet.
L’autre fit une grimace sous le reproche et leva la tête, ce qui lui permit de découvrir les visiteurs.
— Qui sont ces étrangers que vous amenez ici, dans notre maison sacrée ? gronda-t-elle. Ces trois-là sont humains !
Elle crachait « humain » comme si le mot lui brûlait la langue.
— Paix, ma fille ! As-tu bien regardé avant de parler ? As-tu bien écouté ? Ces quatre-là, je les attends depuis toujours. La déesse nous a entendus ; l’alliance est en marche. Alter, humain, path et nonnuh… N’est-ce pas extraordinaire ? Les temps sont venus. Le monde va changer… Dommage que je sois trop âgée pour vivre les étés qui s’annoncent. Tu as beaucoup de chance, Ellania, ma fille !
L’autre se taisait et les regardait, en proie à une sorte de stupeur. Arthen, lui, eut subitement l’impression de jouer un rôle dans une pièce écrite dans une langue inconnue. Qu’attendait-on d’eux ici, exactement ? Que voulait dire la vieille en énumérant, une fois de plus dans le même ordre, les quatre races ? Il n’y avait pas de télépathe parmi eux. Ou plutôt, F’lyr Nin était à la fois alter ET télépathe… À moins qu’elle n’ait vu en Djéfen ou en lui-même un futur télépathe ? Si sa jeune apprentie ne comprenait pas, elle n’était assurément pas la seule.
Comme l’autre fois, la maestra les surprit avec un gloussement, qui s’interrompit quand elle se trouva à bout de souffle et dût reprendre une grande respiration, avant d’expliquer aux enfants :
— Ce n’est pas grave si vous ne croyez pas aux dieux ou Déesses. Je ne suis plus trop certaine d’y croire encore moi-même. Ça fait bien longtemps que je leur parle, et ils n’ont jamais répondu...
Elle ornait son discours de petits gestes vifs. Elle conclut, en ponctuant ses mots d’un index péremptoire :
— L’important, c’est de comprendre que c’est la division qui anéantit les espoirs d’avenir de nos peuples. Seule l’union des peuples nous fera sortir de la barbarie.
Arthen considéra la vieille femme avec plus d’attention. Si elle guidait depuis si longtemps tous ces clans, elle devait être spéciale. Une path, c’était certain. Ou alors plus que cela ? Possédait-elle des pouvoirs étranges, comme Nin ?
Répondant une fois de plus à sa question informulée, l’oiselle intervint :
— Oui, je crois qu’elle est comme moi… ou qu’elle l’a été, un jour. Elle est très âgée, elle m’a dit qu’elle s’était assise sous ce chêne une fois chaque jour, exactement soixante-treize mille cinq cent vingt et une fois.
Arthen essaya de faire le calcul dans sa tête, tomba sur un chiffre qui commençait par deux centaines, le refit deux autres fois en se traitant de nul, mais sans changement dans le résultat : la vieille aurait plus de deux cents ans ?
— Venez, venez boire quelque chose ! coassa l’ancêtre avec de petits gestes saccadés de la main, en les entraînant vers une table basse, cernée de coussins, au fond de la grande pièce.
Elle fit un signe à sa fille (non, ça ne pouvait pas être sa fille, même si elle la nommait ainsi, se corrigea Arthen). Celle-ci alla retirer du feu une théière fumante. La maestra tendit ensuite des allumettes à Djéfen, qui enflamma les larges bougies, disposées avec art au centre de la table.
Les enfants s’assirent avec gratitude. Ils commencèrent à répondre aux interrogations de la vieille femme, qui voulait tout savoir d’eux. Curieusement, ils ne ressentirent pas le besoin de cacher ou habiller la vérité, sauf pour les éléments essentiels, comme l’identité du père d’Arthen ou de celui de Djéfen. La conversation roula, naturelle, agréable, leur permettant, pour une fois, de se défaire de leur fardeau de secrets. La maestra les écoutait avec attention, posait des questions à chacun, s’intéressant à leurs épreuves passées, déplorant leurs infortunes.
Tout en bavardant, Arthen put enfin examiner leur hôte, malgré la pénombre de ce fond de salle. Elle n’était pas humaine, ainsi qu’il l’avait cru au premier abord, mais bien alter : son visage était plus rond, sa bouche plus large, et ses yeux plus enfoncés dans leur orbite. Ses bras paraissaient aussi plus longs que la normale. Pour les jambes, c’était difficile à évaluer, avec l’âge ; elles semblaient courtes, au contraire des bras. En définitive, Arthen n’aurait su dire de quels gènes on avait doté ses ancêtres, mais devant un œil attentif, elle ne pouvait passer pour humaine.
Quand la jeune femme vint leur servir une boisson chaude, Arthen remarqua qu’elle lui ressemblait, d’une certaine façon. Paraissant lire dans ses pensées, leur hôte gloussa :
— Je ne vous ai pas présenté Ellania. C’est mon arrière-arrière-petite-fille ; elle possède le don, elle aussi. Mais elle est trop impulsive, comme tous les jeunes. Comme vous également, j’en suis sûre… Justement, pour ne pas lasser votre patience, je vais vous expliquer le déroulement des cérémonies. Rien ne vous oblige à y participer, bien sûr, mais il faut savoir passer de l’autre côté, quand le temps est venu !