Au début, on a rien trouvé pour se repérer. Puis mes yeux se sont heurtés à une série de lumières, à l’horizon - promesse d’une plage où s’échouer. Sans rien dire, j’ai désigné l’endroit à Jezebel et on a commencé à nager.
Ça a été dur. Tous mes muscles me faisaient mal et je sentais mon front fourmiller, mais c’était hors de question de crever maintenant. Pourtant, plus d’une fois, je me suis arrêtée et Jezebel m’a poussée à continuer. Quand elle a commencé à faiblir, je lui ai rendu la pareille.
Alors que les contours de la plage se dessinaient plus nettement, ma vision s’est troublée et je me suis rendue compte que peut-être que mon corps allait céder là et maintenant, trop crevé pour continuer. Il m’a fallu repenser à Lola et aux autres pour me donner l’énergie qu’il me restait : comme si me voir redoubler d’efforts l’avait motivée, Jezebel a suivi.
C’est drôle, en y repensant : j’avais vécu des épreuves physiques terribles au sein de la Meute, mais celle-là fait partie des plus éprouvantes. Peut-être parce que, pour la première fois, je me suis dit qu’il y avait une réelle chance que je crève. Si ma propre vie ne valait pas tant que ça à mes yeux, je ne supportais pas l’idée de mourir avant d’avoir offert un nouveau départ à Lola.
Lorsque mes jambes se sont enfin enfoncées dans le sable, j’ai senti ma vision s’humidifier et des larmes machinales tomber dans l’eau. Quelques pas souffrants, puis je me suis écroulée sur la côte. Jezebel a fait deux pas de plus que moi avant que ses jambes ne se dérobent, la forçant à s’agenouiller.
Un silence s’est tissé entre nous, brisé par le bruit des vagues qui remontaient jusqu’à mes côtes avant de nous laisser, encore et encore. Je me souviens avoir fermé les yeux, emportée par cette extraordinaire fatigue qui paralysait mes jambes et berçait mes pensées. Et peut-être que je me suis endormie un moment, mais ça n’a pas duré. Une main s’est posée sur mon épaule et m’a secouée gentiment, assez pour que je rouvre les yeux.
- Faut qu’on retourne au QG.
- Encore 5 minutes.
Jezebel a souri et je me suis rendue compte que c’était la première fois que j’entendais son rire. Doucement, j’ai commandé à mes jambes de se plier et elles m’ont obéi, même si ça m’a fait grimacer. Ma camarade de noyade m’a tendu la main et on s’est levées toutes deux, faibles comme des oiseaux sortis du nid. Un pas, deux, puis derrière nous, une voix a retenti :
- Vous avez pas l’impression d’avoir oublié quelqu’un ?
Mue par un sale pressentiment, je me suis retournée : debout dans l’eau, la silhouette de Dog nous fixait avec un truc dans le regard qui n’inspirait rien de bon. Le temps que je me rende compte que je n’hallucinais pas, je me suis interposée entre Jezebel et lui et ai lancé :
- Contente de te voir.
J’ignore si je mentais ou non.
Dog a ricané, avant de s’avancer.
- Vous vous êtes cassées... sans m’attendre...
Mes poings se sont crispés : j’avais beau être faible, j’étais prête à me battre si le punk engageait les hostilités. Avec un mélange de curiosité et d’appréhension, je l’ai regardé s’approcher lentement, main tendue vers moi. Puis un frisson l’a parcouru, il s’est arrêté et s’est mis à tousser, compulsivement, crachant quelque chose de sombre qui a tâché le sable entre nous.
- Tu...
C’est tout ce qu’il a réussi à dire, avant de vaciller. Sans réfléchir, je me suis précipitée et l’ai soutenu, manquant de me casser la gueule. Jezebel nous a observés quelques secondes avant de se placer à sa droite, passant son bras autour de ses épaules. L’arrivée de Dog avait brisé un instant de calme, on allait devoir recommencer à avancer.
En traînant des pieds, on s’est éloigné de cette eau traître qui avait tenté de nous avaler.
Près de la route qui longeait la plage, il y avait une baraque colorée, aux allures d’attrape-touristes. J’ai fait signe à Jezebel d’attendre et suis rentrée, suivant les lumières à l’intérieur.
Derrière un bureau, un type en chemise hawaïenne était occupé à nettoyer une figurine représentant une planche de surf miniature. Sans me regarder, il a laissé échapper un :
- C’est ferm...
Avant de s’interrompre en levant la tête et en me voyant. Se levant, il a fait quelques pas pour moi.
- Oh, mon Dieu. Qu’est-ce qui vous est arrivé ?
J’ai essayé de lui adresser un sourire, même si l’idée de la conversation à venir me fatiguait déjà.
- C’est une longue histoire...
Mon regard a parcouru les étagères remplies de souvenirs.
- ... est-ce que vous avez un téléphone ? Fixe ou peu importe. Il faut que j’appelle quelqu’un.
L’air de ne pas trop savoir quoi faire de moi, il a réfléchi quelques secondes et hoché la tête avant de me faire signe de le suivre.
- J’en ai un, dans l’arrière-boutique... vous pouvez venir, j’ai des chaises et une machine à caf-
Derrière moi, la sonnette d’entrée a retenti. Le type s’est retourné, à avisé Jezebel et Dog.
- C’est des... amis à vous ?
- Ouais. On a échappé à la même galère.
D’un doigt soucieux, il a désigné le punk.
- Il va bien ?
Jezebel lui a adressé un sourire épuisé :
- Ouais, il a juste trop bu. Ça l’a fatigué.
Je sentais que ce brave type faisait de son mieux pour intégrer les informations qu’on lui donnait. En même temps, je pense qu’il aurait préféré avoir affaire à de jolies sirènes plutôt que trois membres de gang trempés, mais bon ; dans la vie, on avait pas toujours ce qu’on voulait.
Au téléphone, Face a paru soulagé. Je ne voulais pas lui expliquer la situation devant le vendeur, donc je lui ai juste donné l’adresse et prévenu qu’on était bien amochés. Il nous a assuré qu’une voiture serait là dans une vingtaine de minutes. L’idée de remonter à bord m’a légèrement retourné l’estomac, mais je n’ai rien dit : j’étais encore en train de tout encaisser.
Pendant que je discutais avec le boss, le Brave Type a sorti une trousse de secours et a aidé Jezebel a désinfecter une plaie qu’elle avait sur le crâne. Quand ça a été mon tour, il a grimacé : apparemment, je m’étais fendu un truc au niveau d’un sourcil - ça expliquait le sang.
De l’eau, un pansement, une compresse. Alors qu’il finissait de ranger ses produits bon marché, le mec s’est rendu compte qu’on tremblait toutes les deux. Il s’est excusé, a disparu quelques secondes avant de revenir, un t-shirt kitsch dans chaque main. Jezebel lui a adressé un hochement de tête reconnaissant et a enlevé son haut sans plus de cérémonie, le poussant à tourner la tête alors qu’elle saisissait la chemise la moins moche. Ignorant les hématomes qui pulsaient sur ma peau, je me suis contentée du reste. Puis le mec nous a donné des linges avant de s’éclipser, prétendant un truc à faire à côté. Juste avant de partir, il s’est adressé à Jezebel en désignant Dog du pouce :
- Vous êtes sûre que ça va aller ?
Elle a hoché la tête.
- Vous inquiétez pas. Il va bien, on le connaît.
Le mec n’a pas eu l’air convaincu mais n’a rien dit.
Enveloppée dans le linge jaune fluo que nous avait refilé le mec, j’ai fixé Jezebel en silence. Maintenant qu’on avait plus rien d’autre à faire qu’attendre, plusieurs questions me sont venues en tête et elles exigeaient réponses. Au lieu de les poser, j’ai fait une constatation :
- T’as été super calme, dans la voiture.
Elle a haussé les épaules.
- Il fallait bien que quelqu’un le soit.
Quelques secondes ont passé, et j’ai cru qu’elle allait s’arrêter là. Mais son regard m’a scrutée avant qu’elle ne reprenne :
- Sur la plage, tu t’es mise entre Dog et moi. Tu voulais me protéger ?
À mon tour de hausser les épaules. J’aurais pu m’inventer de nobles intentions, mais la vérité c’est que je n’avais pas réfléchi.
(Globalement, les histoires de la Meute me laissaient peu de temps pour le faire.)
Elle a ri, à nouveau, d’un rire retenu mais chaleureux.
- T’en as pas eu besoin mais j’imagine que je te dois des explications.
Il y a eu du bruit, dans la pièce d’à côté. On s’est tues : le mec était au téléphone. Un instant, j’ai cru qu’il avait appelé les flics mais à la place, il annonçait à quelqu’un qu’il rentrerait tard. La voix de Jezebel a recouvert la sienne alors qu’elle énonçait :
- Avant de bosser pour la Meute, j’étais dans la merde.
J’ai hoché la tête, ai serré mon linge contre moi : c’était le cas de la plupart des filles qu’on recrutait. Sans quitter mon regard, Jezebel a repris :
- Je me suis retrouvée mêlée à une sale histoire. Je vais pas te donner des détails mais j’ai assisté à un truc auquel j’aurais pas dû, qui concernait Dolcett et le Nœud, à leurs débuts. Ils ont essayé de me faire taire mais je m’en suis tirée à chaque fois, parfois de justesse. À force de fuir, j’ai appris quelques trucs, dont celui de rester calme en toutes circonstances.
Un temps. Dans sa voix, je sentais une forme de dureté mais de force également. La fierté d’une survivante.
- Quand j’ai entendu parler de Face et son gang, j’ai compris qu’ils étaient ma meilleure chance. C’est moi qui me suis présentée à lui, qui lui ai proposé de me vendre en échange d’une protection. Tu connais nos conditions de travail, ça a pas été facile mais j’ai jamais hésité. Ça a toujours été ma peau d’abord, à tout prix.
Un temps. Mes yeux se sont égarés du côté de Dog, dont la respiration s’était faite plus régulière. Suivant mon regard, Jezebel a souri :
- Je pensais que t’étais pareille, mais t’as voulu me défendre. Et même si tu caches bien ton jeu, tu fais pareil avec les autres.
Une pause, le temps d’essorer ses cheveux. Puis elle a repris :
- Elles, toi et moi, c’est la même chose. Si je me casse encore une fois, ce sera pas avant de vous avoir mises à l’abri.
J’ai rigolé : elle faisait bien la fière, d’un seule coup. J’ignore pourquoi j’ai dit ce que j’ai dit ensuite, sans doute pour briser l’intimité inconfortable de cette situation et me donner un genre :
- Je reste celle qui vous envoie au taf, t’as pas peur que je te balance ?
L’expression qu’elle m’a adressée n’a pas été celle à laquelle je m’attendais. Son sourire s’est fait attendri, presque condescendant alors qu’elle lançait :
- Tu ferais pas ça. Tu tiens trop à ta vie avec Lola.
Le nom de mon amoureuse, prononcée par une membre de la Meute, a provoqué comme un électrochoc. Immobile, j’ai voulu balbutier quelque chose mais le gérant de la bicoque a passé sa tête dans l’entrebâillement :
- Un type vous attend dehors. Il dit qu’il vous connaît.
Jezebel a répliqué du tac au tac :
- Il ressemble à quoi ?
- Il est propre sur lui et il a une dent en or.
Elle a souri, une fois encore, avant de se lever et me tendre la main.
- C’est notre taxi.
Trop contente de retrouver les personnages <3
Je suis contente qu'elles aient pu s'en sortir, et Dog aussi quand même ; ça aurait été dommage qu'il meure comme ça 😋 J'espère juste qu'il ne va pas leur faire payer d'avoir voulu sauver leur peau avant la sienne (ce qui est compréhensible) 🙄🥺
J'aime beaucoup Jezebel, elle est super forte ! 😮