Tarte fine aux fraises

 

Zoé Muid pousse la porte vitrée et pénètre dans les locaux de WorkInsert, organisme de formation aux technologies du Web. Tout y est gris, les dalles du sol, les murs de faux marbre, les colonnes qui décorent le hall, les fauteuils de réception, et les portes des salles de cours. Même les photos noir et blanc pendues aux murs se fondent dans ce décor. Seule la couronne de cheveux roux de l’assistante assise derrière son bureau met une petite note de couleur dans cette atmosphère terne et sans attrait.

 

  • Je me motive, c’est la chance de ma vie, se répète Zoé, petite jeune femme vive aux cheveux blonds et au sourire lumineux.

 

Cela fait dix mois désormais qu’elle franchit cette porte pour venir en cours une semaine par mois, le reste du temps elle a un petit job en alternance qui ne rapporte rien. Du moins pas de quoi vivre largement.

 

  • Bonjour Laetitia, dit Zoé qui passe le long du bureau en saluant l’assistante et se dirige vers la salle Hydrogène.
  • Bonjour, répond Laetitia mécaniquement sans lever les yeux de son écran. 

 

A peine arrivée devant la porte, Zoé est hélée par Mme LaBelle, la Directrice de WorkInsert, qui surgit du fond du couloir.

 

  • Bonjour Mlle Muid, une nouvelle session de cours qui commence ? Est-ce que tout va bien ?
  • Bonjour Mme LaBelle, oui, ça va, contente d’être de retour pour poursuivre notre projet de site internet. Une bonne semaine en perspective avec l’équipe, nous avançons à un bon rythme pour tenir les délais.
  • J’aime votre enthousiasme, répond Mme LaBelle avec une expression de chatte qui boit du lait, il justifie notre existence ! Allez, bonne journée, Atsuko votre coach vous attend.

 

Intérieurement, Zoé s’en veut d’être hypocrite, mais il faut garder de bonnes relations avec Mme LaBelle, inutile d’être désagréable. Après tout c’est elle qui a proposé la formation et Zoé l’a acceptée. Faute de mieux.

 

Elle a soudain un flash et se remémore cette période de recherche d’emploi qui n’aboutissait pas, les absences de réponses aux offres ou les refus pour motifs ‘manque d’expérience’, ‘compétences insuffisantes’, ‘finalement on choisira plutôt un profil senior’, sans oublier ‘désolés, nous n’embauchons pas sans le permis de conduire (difficile de le passer quand on manque de moyens financiers, ce n’est pas la dépense privilégiée)’.  Parfois ces propos dégradants et démoralisants reviennent encore en boucle la troubler dans son sommeil.

 

L’offre de Patricia LaBelle avait représenté une alternative, une sortie de la déprime et la possibilité de s’installer à Paris. Aussi Zoé n’avait pas réfléchi longtemps avant d’accepter de se lancer dans cette aventure.

 

  • Allons, ce n’est pas si terrible, je reste positive ! se dit Zoé en respirant profondément, je vais revoir l’équipe et aujourd’hui c’est plutôt sympa, on va travailler sur le logo de notre site. Cà va être un bon moment ensemble.

 

Elle ouvre la porte de la salle Hydrogène et se retrouve dans une grande pièce meublée avec quelques tables dispersées en désordre. Trois équipes de quatre personnes, respectivement les Alpha, les Gamma et les Delta, se partagent l’espace déstructuré. Chaque groupe s’est approprié une table de travail autour de laquelle les membres de l’équipe se sont rassemblés. Zoé salue l’assistance d’un joyeux bonjour et rejoint ses coéquipiers qui l’attendent pour démarrer la journée. Elle retire son manteau léger qu’elle pose sur une chaise, ainsi que son sac à main.

 

  • Salut les Delta ! lance-t-elle joyeusement en s’approchant.
  • Une boisson chaude pour bien démarrer la journée, Zoé ? demande Violette, la jeune maman qui suit la formation pour les mêmes raisons que Zoé : sortir du chômage, trouver du travail, et gagner son indépendance.

 

Violette a trente ans et élève seule son petit garçon de six ans, John. C’est une belle jeune femme, toute menue, brune aux cheveux courts. Cependant, son allure agréable est affadie par une intonation monocorde et elle n’est pas souvent drôle. Se sentant terriblement responsable de son fils, elle veut lui apporter tout ce dont il a besoin matériellement et lui transmettre de vraies valeurs. La vie de Violette est totalement focalisée sur John, Elle ne fait que s’occuper de lui, n’a aucune distraction, peu d’amies, et le père de son fils ne fait aucun effort.

 

  • Thé, expresso, chocolat, Zoé ? propose Alphonse debout devant la machine à café.

 

Les rafraîchissements sont gratuits pour les stagiaires : il attend la réponse de Zoé pour appuyer sur le bouton et récupérer la boisson choisie.

 

  • Thé, comme d'habitude ! dit Zoé, surprise par la question.
  • Où ai-je la tête ? se moque Alphonse avec un petit sourire en appuyant sur la bonne touche, j’ai failli oublier que c’est ton breuvage favori !
  • Merci, désolée pour ta mémoire défaillante, rétorque un peu sèchement Zoé en récupérant son gobelet plein.
  • Hey ! je plaisantais, dit Alphonse, légèrement vexé.

 

Alphonse, tout blond et frisé est le seul parisien de l’équipe. Il a vingt huit ans, une posture d’adolescent qui n’a pas fini de grandir, un bac littéraire en poche, pas vraiment de but dans la vie. Il a souvent l’esprit ailleurs, l’envie de s’évader, le besoin de prendre la vie avec légèreté sans jamais s’engager tout à fait. 

 

Devant son pc portable, le quatrième membre de l’équipe, Cezary, est plongé dans le développement de leur site internet, lunettes sur le bout du nez, cheveux bouclés noirs de jais tombant en cascade sur son front plissé par la réflexion.

 

Tous les quatre sont fiers d’avoir choisi un thème riche et plein de promesses pour leur projet : réaliser le site internet d’une entreprise qui propose des cours de cuisine. Cezary développe comme un fou, il reste beaucoup de travail à faire et la date de soutenance du projet se rapproche à grande vitesse. Il s’est investi complètement dans cette aventure et est peut-être le plus motivé de la bande. Venu de Pologne sans parler un mot de français, il a encore des difficultés avec la langue mais il progresse  tous les jours. Cette formation est pour lui l’occasion de s’intégrer aussi bien professionnellement que relationnellement, il aime l’ambiance de l’équipe, le sujet du projet, tout lui va.

 

Cezary n’est pas le plus créatif de la bande, il est même plutôt laborieux, il a besoin des autres pour produire. Le handicap de la langue pour lui est une frustration, qu’il essaie de combler par un travail acharné. Il est ambitieux et convaincu que réussir le projet est la première condition qu’il doit remplir pour entrer dans le monde du travail par la bonne porte.

 

La coach est là également, c’est Atsuko. Elle ne pilote pas grand chose, elle est beaucoup plus occupée à d’autres activités, car elle travaille d’abord pour sa propre entreprise, une obscure start-up dont personne n’a jamais entendu parler. Toujours penchée sur son pc ou accrochée à son téléphone portable, elle est rarement disponible pour aider ses élèves.

 

Mme LaBelle ne voit rien, ou ne veut rien voir : elle est très laxiste quand il s’agit d’être ferme avec ses intervenants extérieurs. Comme c’est une femme pragmatique, elle sait ce qu’il convient de faire ou ne pas faire pour la prospérité de son commerce. En dehors du respect de sa trésorerie, ménager ses professeurs, et bien encadrer ses élèves sont ses principaux objectifs. La recette du succès de WorkInsert repose sur ces postulats que Mme LaBelle entretient soigneusement au quotidien. Tous les stagiaires qui suivent une formation chez WorkInsert viennent se recycler en informatique après une période sans emploi, ou obtenir une certification pour décrocher un premier job. Aussi sont-ils tous motivés pour réussir. Le pari est donc quasiment gagné d’avance pour Patricia LaBelle, il lui suffit de bien choisir ses candidats.

 

Faiblement épaulées par la coach, les équipes se sentent parfois seules et peu soutenues dans leurs projets. Heureusement les quatre membres de Delta sont liés par une amitié étonnante compte tenu de leurs origines hétérogènes, mais qui les soude et les pousse à se soutenir en toutes circonstances. Peu importe comment cela marche, l’essentiel pour chacun d’eux est que l’alchimie fonctionne et que la formation leur ouvre les portes d’un emploi à son issue.

 

Zoé prend place auprès de l’équipe et regarde par dessus l’épaule d’Alphonse qui a fait des recherches pour créer leur logo. L’entreprise fictive de leur projet s’appelle ‘Troc et Toques’. C’est Zoé qui a trouvé ce nom, pour qualifier leur site d’échanges de cours de cuisine, de recettes, et de créations culinaires. Alphonse a quelques suggestions pour le logo, il montre plusieurs prototypes et modèles, qu’il a réalisés en plusieurs tailles et en plusieurs couleurs.

 

  • Un look médiéval, ça va avec la notion de troc, non ? propose-t-il
  • Ca fait penser à Rabelais et Pantagruel … répond Zoé en voyant l’image d’un gros bonhomme joufflu devant une assiette imposante.
  • Il ne faut pas un logo trop typé ‘Moyen Age ou Renaissance’, ça n’attirerait pas grand monde sur un site de nourriture contemporaine, réfléchit Violette.
  • Une gamelle en bois, c’est plutôt chouette je trouve, dit Zoé, ce n’est pas loin du bio, c’est naturel.
  • Moi ça me fait penser aux jeux de Donjons et Dragons, intervient Cezary sans lever la tête de son clavier. Dans les auberges où se reposent les guerriers et où se retrouvent les guildes, il y a souvent des individus rougeauds qui mangent des bonnes gamelles et qui boivent des grosses chopes de cervoise.
  • Ce n’est pas trop l’esprit de notre site ! dit Zoé en pouffant de rire.
  • Mais moi j’aime bien, poursuit Cezary, c’est original !
  • Cà s’adresserait à une clientèle bien particulière de geeks ! lui répond Alphonse avec un sourire complice. Ton imagination n’a plus de limites, Cezary ! Mais c’est une idée à creuser.
  • Soyez sérieux, reprend Violette qui trouve que la conversation s’égare.
  • Troc et Toques, ce sont des sonorités chantantes ! on pourrait utiliser des lettres adaptées pour donner plus d’attaque à notre logo ! Il faudrait trouver une police particulière, un peu ronde pour faire penser à des aliments et donner envie de venir tester des recettes, dit Zoé qui cherche désespérément une idée.
  • Tu vas chercher loin là, répond Alphonse d’un ton moqueur, des lettres rondes qui font penser à de la nourriture ? tu as vu jouer ça où ? Il se venge un peu de la remarque de Zoé à propos du thé !
  • Et des couleurs aussi qui rappellent des fruits ou des légumes, des couleurs joyeuses, du rouge, du vert, de l’orange ! rajoute Zoé qui ne se laisse pas démonter par l’humour d’Alphonse.
  • Ah oui c’est tendance et ça rend bien, bonne idée, approuve Violette qui veut couper court aux digressions. Mais ce n’est pas terrible tout de même comme symbole, si on passait à la suite ?
  • On n’en a pas l’impression mais on avance tout de même, c’est cool !!! conclut ironiquement Alphonse après l’échec de sa proposition, en cliquant sur une nouvelle page web. Tenez, voici une autre  suggestion, très différente. Qu’en pensez-vous ?

 

Ils continuent de réfléchir, Cezary programme toujours sans lever les yeux. Il fait parfois une remarque pertinente tandis que les autres sont incapables de se mettre d’accord sur le choix d’un logo.

 

  • Tu penses à gérer l’accessibilité ? demande Alphonse en se tournant vers Cezary un peu brusquement, comme s’il se souvenait soudain qu’il ne fallait pas l’oublier. C’est surtout qu’il s’est lassé de travailler sur le logo.
  • Oui, mais je voudrais bien que vous trouviez des informations pour moi, répond Cezary avec son petit accent chantant. Faites des recherches sur le net, je les mettrai sur le site après, je n’ai pas le temps de le faire moi-même.
  • On fait comme ça Cezary, pas de problème, répond Alphonse, qui ne se sent pas très motivé pour trouver des renseignements sur les bonnes pratiques de codification et qui va s’empresser d’oublier le sujet..

 

Il commence à être fatigué de faire des propositions de logos qui finissent toutes par être rejetées sans argument valable, il a envie de changer d’air ou de sujet. Entre les filles qui s’appliquent et Cezary qui ne fait que coder, il se sent un peu à l’étroit dans le groupe ce matin.

 

Il n’est pas très enthousiasmé par la formation, mais il veut son autonomie. Alors il s’accroche un peu car il a besoin d’argent pour vivre, et surtout il aimerait couper les ponts avec ses parents fortunés. Par fierté il voudrait ne rien leur demander, mais il finit toujours par céder à la facilité de leur réclamer quelques avances (au final jamais remboursées). Il ne sait pas trop lui-même à quoi il est bon, mais il est plutôt imaginatif et de ce fait persuadé qu’il va finalement trouver sa voie, un jour ou l’autre. Sa recherche laborieuse du logo devrait néanmoins le faire réfléchir sur sa créativité.

 

La matinée se déroule tranquillement. Contre toute attente, le logo est trouvé finalement, ils se mettent d’accord sur la forme et les couleurs, c’est plutôt joli, moderne et géométrique et ils obtiennent le consensus. Il est midi, ils ont faim et décident de faire la pause repas. Ils proposent aux deux autres groupes encore en plein travail d’aller déjeuner ensemble. Seule l’équipe Alpha accepte, les Gamma veulent terminer leur activité en cours avant de manger. Les Alpha et les Delta quittent la salle Hydrogène et chacun emmène son sac préparé à la maison, par souci d’économie. Comme habituellement, Atsuko ne les accompagne pas.

 

Dès qu’ils sortent dans la rue, la température printanière les saisit, la lumière extérieure les éblouit. Ils ont oublié qu’il faisait du soleil dans la grisaille de la salle Hydrogène, dont les fenêtres donnent sur une cour intérieure sombre. Paris autour d’eux bruisse de tous côtés, les gens marchent sur les trottoirs, sur la chaussée, traversent sans regarder, ils sont comme happés par la foule qui les entraîne rapidement loin de la rue de la B., les exclamations fusent de toutes parts.

 

  • J’ai besoin d’air après être resté enfermé toute la matinée !
  • Ca va être agréable de manger dehors ! Si on se trouvait un square ?
  • Et pourquoi pas le parc M.? il est tout à côté, on peut y déjeuner sur l’herbe !
  • C’est l’heure de pointe, tous les gens du quartier vont déjeuner en même temps, il va y avoir foule.
  • Allons-y tout de même ! tout le monde ne va pas au parc, on trouvera bien un carré de gazon libre pour s’asseoir !
  • C’est sûr, on ne va abandonner sans aller voir, il y a toujours de la place si on cherche bien !
  • Hum, quel bonheur ce beau temps, c’est si agréable le mois d’avril à Paris !
  • Tu connais la chanson ? April in Paris …. il n’y a rien de plus beau.
  • Absolument ! Tu vois, nous ne sommes pas les premiers à apprécier !

 

Les voilà partis d’un bon pas. Les deux groupes échangent pendant quelque temps sur l’avancement de leurs projets respectifs. Ils se connaissent bien, car ils ont suivi ensemble les mêmes cours depuis dix mois. Les trois équipes ont été constituées en début d’année, et la réalisation d’un site internet leur a été confiée. Chaque groupe a choisi un sujet, et ils ont commencé leur mission par élaborer un cahier des charges. A ce stade, en avril, ils sont dans la phase de mise en œuvre de leur projet.

 

En chemin, imperceptiblement, les deux équipes se reconstituent, chacun se sentant plus à l’aise avec les personnes qu’il ou elle côtoie le plus souvent, et qui partagent les mêmes difficultés et les mêmes victoires.

 

  • Je ne sais pas ce que fait John, gémit Violette tandis qu’ils marchent, les pauses sont pour elle le moment où elle repense à son fils et où la séparation est cruelle.
  • Il déjeune à l’école et s’amuse avec ses copains, inutile de te préoccuper pour lui, il doit jouer et tout va bien.
  • Il me manque tant ….
  • Pense à autre chose. Tiens, par exemple, que pourrions-nous mettre comme photos dans la rubrique recettes bio … ?

 

Zoé cherche à distraire Violette de ses pensées tristes. Elle-même pense à sa grand-mère là-bas en province, seule dans sa petite maison. Elle est certaine que Mamina aimerait participer à la construction du site, elle aurait tant d’idées pour proposer des recettes de cuisine, elle qui sait préparer de si bons petits plats, et fait de merveilleux desserts. Zoé se surprend à laisser dériver sa pensée vers la petite ville d’où elle est originaire. Ici à Paris elle n’a pas de famille et peu d’amis. Là bas elle a laissé tout le monde, ses parents, Mamina, ses frères et sœurs, ses cousins et cousines…. Quand on vient d’une famille nombreuse, c’est dur de se retrouver parfois seule le soir devant son assiette et la télévision.

 

Après l’université, Zoé a cherché du travail dans sa région, mais quelques mois sans résultat l’ont incitée à tenter sa chance à Paris. Rapidement, la talentueuse Patricia LaBelle a su repérer son profil sur internet pour lui proposer la formation, une période d’alternance entre travail et cours qui permet d’acquérir quelques mois d’expérience et d’enrichir le Curriculum Vitae. Le contrat permet de financer la formation, moyennant une période en entreprise peu rémunérée. Zoé espère que son pari sera gagnant, il le faudra car si elle ne trouve pas d’emploi à l’issue du stage, elle ne pourra plus payer son loyer, et elle devra rentrer chez ses parents.

 

Zoé habite dans un immeuble rue N. à la périphérie de Paris, en colocation avec une jeune femme italienne prénommée Lucia. C’est une vieille construction un peu biscornue et pas très propre (la cage d’escalier a besoin d’être repeinte), mais le loyer est acceptable, et c’est Paris ! Sans beaucoup d’argent, il n’est pas toujours facile ou possible de sortir. Heureusement, Lucia a beaucoup de relations, c’est une fille excentrique, chaleureuse et battante, qui adore faire la cuisine italienne. Souvent Lucia entraîne Zoé avec elle voir ses amis. elle vient justement d’organiser une belle fête pour l’anniversaire de Zoé.

 

Leur appartement est minuscule, mais Lucia et Zoé ont chacune leur chambre et il y a une pièce commune avec un gros sofa rouge confortable recouvert de coussins, des piles de livres entassés, une table basse en bois et une grosse télévision qui mange toute la place. La petite cuisine est bien équipée, Lucia peut y préparer les plats italiens qui mettent du soleil dans leur vie de tous les jours : citrons, tomates, poivrons, aubergines, courgettes, ail, basilic, petits piments, toutes les couleurs de l’Italie sont réunies dans des paniers, des filets et des plats, répartis sur des étagères, ou bien accrochés au mur.

 

Il y a une autre habitante dans l’appartement : c’est Manon, la jolie chatte grise et blanche de Zoé, la véritable maîtresse des lieux. Manon vient quand elle veut sur le lit ou sur les genoux, fait la danse du lait, ronronne et se laisse caresser pendant des heures, surtout quand elle sent que Zoé n’a pas le moral. C’est un grand réconfort. Dans ces moments de pure paresse, Zoé se surprend à rêver à toutes sortes de choses agréables, elle entrevoit même la possibilité de rencontrer une sorte de prince charmant. Enfin plutôt un garçon gentil et sympa, quelqu’un sur qui elle pourrait compter, avec qui elle pourrait voyager, sortir, s’amuser, rire, et peut être même envisager l’avenir …. Zoé soupire, pour l’instant aucune matérialisation d’une telle merveille ne s’est présentée, Elle compte plutôt sur l’équipe du stage ou sur Lucia ou ses amies pour se distraire et oublier sa condition moyenne, … très moyenne.

 

A vingt six ans, Zoé est une jeune fille idéaliste et romantique, qui n’a pas encore décidé précisément ce qu’elle va faire dans la vie. Mais elle est certaine qu’elle veut faire quelque chose qui lui plaise. Participer au stage n’était pas son idéal, ce n’est pas cette formation qui va lui permettre de réaliser ses rêves, mais sait-elle ce dont elle a réellement envie ? Le projet de site internet en rapport avec la cuisine l’intéresse car il la rapproche de ce que sa grand-mère lui a transmis. C’est ce qui lui paraît être aujourd’hui ce qui l’attire le plus.

 

  • Zoé, tu as  fini ton déjeuner ? on y va ? demande soudain la voix d’Alphonse, comme venue de nulle part.

 

Perdue dans sa rêverie, Zoé avait presque oublié le déjeuner dans le parc, les collègues du stage assis en rond sur l’herbe en train de dévorer leurs sandwiches, et même Paris.

 

  • Bien sûr j’ai fini, dit Zoé en fourrant dans un sac en papier ses tartines à moitié grignotées, je n’avais pas très faim.
  • On a encore du travail cet après midi. Et puis Mme LaBelle nous surveille, on n’a pas intérêt à traîner trop longtemps, poursuit Violette.
  • On y va, répond Zoé en se relevant.

 

Sans grand enthousiasme après la pause sur l’herbe au soleil, les huit étudiants rangent leurs affaires et repartent vers les locaux de WorkInsert. Ils sont partagés entre l’envie de réussir leur formation et celle de travailler pour de vrai, gagner de quoi vivre décemment, envisager un futur, évoluer autrement, imaginer une vie, faire des projets. Des projets … Ils parlent peu sur le chemin du retour, chacun est perdu dans ses pensées, certaines ont un rapport avec la formation, d’autres pas, mais tous rêvent d’une vie meilleure.

 

Quand ils arrivent dans la salle Hydrogène, chaque groupe regagne sa place, ils ont tous remis leurs masques d’étudiants. Peu à peu, ils deviennent gris comme les murs qui les entourent, presque transparents, ils se fondent dans l’atmosphère normalisée de WorkInsert. Les seules couleurs visibles dans la salle faiblement éclairée sont celles des écrans de leurs pc, où les pages des sites défilent en projetant des éclats lumineux.

 

L’heure tourne finalement assez rapidement. Au cours de l’après midi, à l’improviste, Mme LaBelle passe la tête par la porte pour vérifier que tout se passe bien dans la salle de formation. Atsuko lève simplement les yeux et reste à demi absorbée sur son propre écran.

 

  • Aucun problème Mme LaBelle, nos stagiaires travaillent avec beaucoup d’application.

 

C’est une remarque froide, dénuée de toute humanité et même de sens, Atsuko est à sa place dans le décor sans âme de WorkInsert. Son visage faiblement éclairé par l’écran de son ordinateur apparaît comme un masque sans expression. 

 

Vers dix huit heures, les Delta ressentent tous la fatigue de la journée, et après une pause boisson fraîche, l’équipe se sépare, chacun rentre chez soi.

 

  • Salut à tous, bonne soirée, à demain. Au revoir Atsuko, à demain les Alpha et les Gamma !
  • Au revoir, vous avez bien travaillé aujourd’hui répond Atsuko d’un ton presque encourageant.

 

Les Delta se demandent ce qui lui permet de faire ce constat, car elle a à peine redressé la tête de son pc depuis le matin. L’équipe ne sait même pas si elle a déjeuné à midi. En tout cas elle ne s’est pas préoccupée de ses élèves.

 

  • Salut ! salut ! à demain, disent les autres étudiants depuis leur table, nous aussi on a fini pour cet après midi, on s’en va dans quelques minutes, le temps de ranger !

 

Violette part le cœur léger, elle s’en va chercher John à la garderie de l’école. C’est le meilleur moment de la journée, elle oublie tout le reste, des petites ailes poussent à ses talons. Avant même que les autres aient pu s’en rendre compte, elle a déjà disparu.

 

Elle habite dans un petit studio en banlieue, à l’origine elle vient de province. Avant, elle était serveuse mais ses horaires étaient incompatibles avec le fait d’élever un enfant et elle a vécu plusieurs situations de harcèlement dont elle ne veut pas parler. Zoé imagine que cela doit être douloureux. Violette n’a pas fait d’études, elle voulait vivre sa vie et ses rêves, c’est pour ça qu’elle est venue à Paris. Mais devant les difficultés à trouver un job correctement rémunéré, elle s’est décidée à suivre une formation pour se reconvertir et tenter sa chance dans le web.

 

Alphonse s’offre un dernier expresso à la machine à café, téléphone portable rivé à l’oreille pour organiser sa soirée. Cezary range compulsivement son pc portable et son chargeur dans son sac. Il s’apprête à passer la fin de journée et une grande partie de la nuit à poursuivre le développement du site dans sa chambre de foyer.

 

Zoé prend son sac à main et file le plus rapidement possible, elle a envie de se retrouver chez elle, d’écouter un peu de musique et se détendre. Peut être prendre une douche bien délassante, aller voir un film avec Lucia au cinéma du coin de la rue, ou simplement cuisiner un petit plat, appeler Mamina …. Plein d’idées agréables lui viennent tandis qu’elle marche rapidement vers la station de métro.

 

Lorsqu’elle arrive rue N, elle aperçoit au loin son immeuble à demi masqué par un premier immeuble quasi semblable, lui même situé derrière une rangée de hauts arbres. Il y a un espace entre les deux bâtiments, aménagé avec quelques arbustes et des bancs de bois. Zoé tape le code pour ouvrir le grand portail noir en fer forgé, et traverse la cour. Sur le banc, à l’ombre d’un arbre, elle aperçoit Louis qu’elle salue d’un grand bonjour gai. Louis est un homme dépressif qui a perdu son emploi, sa femme, ses enfants et son estime de soi. Il passe ses journées à ne rien faire, pas même à se plaindre, perdu dans sa torpeur, sans aucune envie de sortir de sa déprime. Zoé essaie de lui insuffler un peu d’énergie quand elle le voit, et surtout, comme il se nourrit peu, elle lui apporte presque tous les jours des petites douceurs à manger : elle cuisine un peu plus de quantité à son intention.

 

Zoé saisit le code d’entrée en bas de son immeuble, prend le courrier pour Lucia et pour elle et commence à grimper les cinq étages à pied, il n’y a pas d’ascenseur. Elle entend des pas derrière elle tandis qu’elle gravit les marches. Lorsqu’elle arrive au cinquième étage, il n’y a plus de lumière sur le palier, impossible de voir la serrure et d’ouvrir sa porte.

 

  • Zut, je croyais avoir changé l’ampoule, dit-elle.

 

Elle se retourne brusquement et descend quelques marches pour retrouver la lumière et chercher ses clés dans son sac à main. Elle se heurte à la personne qui montait derrière elle, c’est le voisin du dessus.

 

  • Bonsoir Zebediah, désolée je ne vois rien sur le palier et pourtant j’avais remplacé la lampe, je ne comprends pas.
  • Salut Zoé, c’est peut être un faux contact dans l’interrupteur, répond Zebediah. Je regarderai demain pour réparer.

 

Zebediah est consultant dans un cabinet de conseil. Il est toujours en costume lorsqu’il travaille, c’est le genre de personne que Zoé ne remarquerait même pas si elle la croisait dans la rue.

 

Zoé a enfin trouvé ses clés, allumé l’écran de son téléphone portable pour voir la serrure et elle ouvre sa porte pour entrer chez elle sans plus accorder d’importance à Zebediah.

 

  • Merci Zebediah, je suis épuisée, bonne soirée, à plus tard.
  • Bonsoir Zoé.

 

Zebediah soupire et continue de monter les marches jusqu’au palier du sixième, il ouvre sa porte et entre chez lui à son tour. L’escalier est désormais silencieux, la minuterie s’éteint et tout devient noir.

 

*

 

Par contraste, l’intérieur du petit appartement rayonne de couleurs. Lucia est déjà rentrée et a revêtu un tablier à fleurs multicolores. Elle est en train de préparer le dîner en écoutant un air d’opéra.

 

  • Ciao Bella ! s’exclame-t-elle en voyant Zoé sur le pas de la porte. Comment s’est passée ta journée ? Bene ? je suis en train d’assaisonner une salade de légumes cuits : poivrons, aubergines, tomates. Quelques gouttes de vinaigre balsamique, une ou deux cuillères d’huile d’olive et des feuilles de basilic et ce sera prêt d’ici deux minutes. Il y a un reste de mozzarella di buffala dans le réfrigérateur pour compléter ! Tu prends les assiettes et on s’installe ?
  • Excellent ! dit Zoé, est-ce que tu as prévu une part pour Louis ?
  • Bien sûr, tiens voilà une petite barquette pour lui, va bene ?
  • Je descendrai la lui porter tout à l’heure, merci.

 

Lucia et Zoé s’asseyent sur le sofa rouge et posent leurs assiettes et le saladier sur la petite table en bois en face d’elles.

 

  • Après dîner on peut aller faire un tour chez Giambattista, ça te dit ? demande Lucia en commençant à manger.
  • Non merci, pas ce soir, je suis fatiguée et je dois encore faire quelques recherches pour notre site.
  • Tu te coupes du monde Zoé avec ce projet, pense un peu à t’amuser aussi !
  • Ce sera bientôt fini, mais tu comprends on a tous les quatre envie de réussir et de passer à autre chose. Je n’arrive pas tellement à faire le vide dans ma tête en ce moment avec ce projet, le travail et la recherche d’emploi en parallèle.
  • Justement, il te faudrait un peu de détente, voir autre chose que ton site de nourriture, même si le thème est génial dans l’idée. Mais bon, pas de problème, je comprends que tu as besoin d’un peu de calme pour te retrouver avec toi-même !
  • Oui c’est exactement ça Lucia, trop de sollicitations et rien de vraiment excitant dans l’ensemble, pas un vrai projet de vie, tu vois.
  • Je vois très bien … Si, vedo molto bene.[1]

 

Lucia travaille pour une troupe de théâtre, Elle dessine et coud les costumes et parfois participe à la construction des décors, quand il s’agit de fabriquer des tentures ou un paravent. C’est un job harassant et peu payé. Lorsque la troupe part en province pour des représentations, Lucia la suit. Cette vie de bohème lui convient bien, même si la troupe constitue en réalité une famille peu unie.

 

  • Un fruit pour  terminer ? propose Zoé
  • Il reste du yaourt grec avec du miel.
  • C’est parfait, je prendrai la dernière banane pour Louis, il a besoin d’un remontant.
  • Le pauvre, je l’ai vu en passant ce soir, il se morfond tant ! je ne sais pas ce que nous pourrions faire pour l’aider, mais il refuse de sortir quand je lui propose, constate Lucia avec tristesse.
  • Heureusement qu’il accepte de manger nos petits plats, sinon il serait peut être déjà hospitalisé pour dénutrition. Je suis convaincue qu’il va trouver un moyen de remonter la pente, c’est juste une question de temps. Lui aussi a besoin de se trouver un projet ….
  • Certo ! [2]
  • J’y vais, je remonte juste après. Je ferai la vaisselle, laisse tout en l’état, dit Zoé.
  • Grazie, e molto gentile [3], c’est sympa, je file me préparer pour aller chez Giambattista, je suis déjà en retard, à tout à l’heure Zoé !

 

Lucia ôte son tablier et  passe dans sa chambre pour se changer.

 

Zoé lave rapidement les assiettes et les couverts, et les pose sur le séchoir à vaisselle. Elle met la barquette et la banane dans un sac en papier, enfile un gilet, ses sandales, finit par une caresse à Manon qui s’étire paresseusement, et ouvre la porte. Surprise ! La lumière est revenue sur le palier, Zebediah est déjà venu faire la réparation.

 

  • Il faudra que je pense à le remercier, songe Zoé en dévalant les marches à toute vitesse.

 

Dans la cour, la lumière du jour a diminué, Louis est toujours sur son banc, penché en avant et la tête dans les mains.

 

  • C’est moi, Louis, Zoé. Je vous apporte des petites choses pour le dîner, c’est très frais vous allez voir, c’est délicieux.
  • Bonsoir Zoé, je ne comprends pas comment tu as le courage de t’occuper d’un vieux grognon comme moi, mais tu me sauves la vie, c’est certain.
  • Eh bien vous traversez une mauvaise période en ce moment, mais vous allez vous en sortir, et je vous aide un tout petit peu pour tenir. Et puis vous n’êtes pas vieux.
  • Tu travailles toujours sur ton projet ? dit Louis pour couper court à toute conversation le concernant.
  • Oui, encore deux mois avant de finir, c’est une expérience d’un an. J’espère que ça me permettra de trouver un vrai job à la fin, que je pourrai enfin ne plus avoir à compter sans cesse pour payer tout ce que je fais.
  • Tu es courageuse.
  • Pas tant que ça, heureusement Lucia et mes collègues me soutiennent, c’est une grande aide d’avoir des amis.
  • C’est vrai. Tu vois j’ai encore passé la journée assis à ne rien faire. Je n’arrive pas à avoir l’énergie pour bouger. Je n’ai envie de rien, je n’ai même pas la force de me lever de ce banc.
  • C’est caractéristique de la déprime, Louis.
  • Je sais, je me ronge pour je ne sais même pas quoi.
  • Vous en êtes bien sûr ? avec tout ce qui vous est arrivé, j’imagine que vous savez pourquoi vous êtes désespéré.
  • Si peu, en fait.

 

Après la durée légale de chômage, Louis s’est retrouvé sans emploi et sans ressources. Il a juste de quoi payer le loyer de sa chambre de bonne, située au septième étage du premier immeuble, avec les revenus sociaux. Sa femme l’a quitté, ses enfants le méprisent car ils ne le comprennent pas, sa famille n’a même pas cherché à le joindre. Abandonné des siens, il s’est réfugié dans la  solitude, le silence, le repliement. Il est heureux des visites de Zoé, sans elle il ne sait pas s’il aurait encore la motivation pour se nourrir correctement et continuer à espérer. Espérer quoi d’ailleurs ? Zoé est un peu la fille qu’il aurait aimé avoir, une jeune femme généreuse et gaie, qui ne s’écoute pas mais écoute les autres, une vraie belle personne. Il a envie lui aussi de l’aider, il espère qu’il pourra le faire un jour, quand il sera sorti de sa dépression.

 

Louis se voile un peu la face, Zoé n’est pas la seule personne qui se préoccupe de lui. Dans les deux immeubles, la plupart des habitants ont des gestes d’amitié et viennent lui parler pour lui remonter le moral, mais il est trop profondément replié sur lui-même pour l’apprécier. Zoé est la seule personne qu’il a réellement remarquée. C’est à cause de son charme et de sa vivacité : avec son énergie et sa bonne humeur, il est impossible de lui résister.

 

Louis prend le sac en papier des mains de Zoé.

 

  • Je mangerai là haut chez moi, je veux garder un peu de dignité : je dînerai dans une assiette ! dit-il avec un sourire triste.
  • D’accord, répond Zoé. Du nouveau pour vous aujourd’hui ?
  • Rien de spécial, non, toujours la même vie inintéressante.
  • Quelque chose va bientôt se passer, j’en suis sûre.
  • J’aimerai partager tes certitudes ….
  • Il faut y croire, regardez-moi, c’est ce que je fais tous les jours, et ce n’est pas facile, je le sais.
  • Oui tu es une des raisons qui ne me font pas sombrer complètement. Je suis tombé si bas, comment pourrais-je me relever maintenant ?
  • Allons, Louis, vous avez encore plein de belles choses à connaître et à vivre, ça va arriver.
  • Puisses-tu avoir raison !
  • Mais oui ! Vous devez garder espoir, je suis certaine que vous allez vous en sortir. Tenez ! voilà Lucia qui part chez Giambattista. Salut Lucia ! dit Zoé en agitant la main pour saluer son amie.
  • A tout à l’heure !
  • A tout à l’heure, dit à son tour Louis qui se ratatine sur lui même à nouveau.
  • Louis, je vous quitte, je voudrais appeler ma grand-mère puis me reposer pour être en forme demain.
  • A demain Zoé, passe une bonne soirée.
  • Merci Louis, bon appétit.

 

En partant, Zoé lève la tête vers le haut de son immeuble et aperçoit à la fenêtre du sixième étage Zebediah qui prend le frais. Elle lui fait un signe du bras auquel il répond, puis il recule et s’efface dans l’ombre de la fenêtre, comme vexé d’avoir été surpris à l’observer. Zoé sourit sans vraiment comprendre pourquoi Zebediah s’est caché, et grimpe les cinq étages presque aussi vite qu’elle les avait descendus.

 

Revenue à l’appartement, elle appelle sa grand-mère au téléphone.

 

  • Mamina ? Coucou c’est Zoé, tu vas bien ?
  • Ma chérie ! comme je suis contente de t‘entendre, oui je vais bien.
  • Qu’est-ce que tu as fait de beau aujourd’hui ? c’était une si belle journée de printemps !
  • Figure toi que j’avais invité quelques amies pour le thé, et je leur ai fait un clafoutis aux pommes. Tu te rends compte, le premier clafoutis de l’année ! tu sais, je ne l’avais jamais fait, mais cette fois j’ai utilisé du lait d’amande, ça donne un petit goût délicieux en plus, une merveille, nous nous sommes régalées. Evidemment j’avais aussi saupoudré plein de cannelle !
  • C’est vrai Mamina, ta recette est formidable, ce que j’aime c’est le sucre que tu ajoutes en cours de cuisson qui caramélise sur le dessus et qui craque sous les dents.
  • Oui tu as raison, c’est quelque chose de simple mais ça fait toute la différence !
  • Tes amies ont-elles apprécié ?
  • Elles n’ont pas arrêté de faire des compliments, elles m’ont demandé la recette que je leur avais déjà donnée l’année dernière et les années précédentes, et puis elles n’en n’ont pas laissé une miette !
  • Génial ! c’est parce que c’est toi qui le fais qu’il est si bon ton clafoutis, tu y mets tout ton cœur ! Et c’est vrai aussi pour ta tarte aux pommes, ton pudding de Noël et ta tarte Tatin aux pêches ! et toutes les autres recettes, il y en a tant !
  • Allons, allons, tu sais que je n’aime pas beaucoup les compliments !
  • Il faut dire les choses telles qu’elles sont Mamina.
  • C’était une bonne journée avec mes amies, nous avons bavardé tant et plus. Maintenant je me retrouve toute seule à la maison, ton coup de téléphone me fait plaisir ! J’ai dîné et je vais aller au lit juste après. Tu sais je relis Emma de Jane Austen avant de m’endormir. J’aime tellement ce livre, à chaque fois je trouve que c’est un enchantement. Je me retrouve jeune-fille, lorsque j’ai découvert cette histoire.
  • Moi aussi je l’aime beaucoup Mamina. En ce moment je n’ai pas beaucoup le temps de lire, je travaille sur mon projet de site internet, tu sais.
  • Ah oui le site qui va donner des cours de cuisine ! quelle bonne idée vous avez eu ma chérie. Je pourrais te donner des recettes à moi pour préparer ces cours, mes ‘trucs et astuces’ comme on dit, ou encore mes recettes de grand-mère ! Ha ha !

 

Mamina rit de sa facétie. Zoé et elle continuent de bavarder quelques minutes, toutes les deux ont du plaisir à échanger sur ce qu’elles aiment et qu’elles partagent. Chacune d’elle trouve un ancrage ou un écho chez l’autre. Leurs appels téléphoniques sont autant de moments privilégiés qui les rapprochent et les unissent, hors du temps sans considération de l’écart de générations, et hors de l’espace sans tenir compte de la distance géographique,  

 

Lorsque Zoé raccroche le téléphone, elle se retrouve seule dans le petit appartement, étendue sur son lit. Manon a sauté près d’elle et se laisse machinalement caresser, en ronronnant de plaisir, après avoir piétiné délicatement Zoé pendant quelques minutes. Zoé se surprend à divaguer, elle est déjà loin de Paris, elle survole la campagne et arrive directement chez Mamina. Elle se revoit petite fille, à côté de sa grand- mère, vêtue d’un grand tablier de cuisine, épluchant des pommes jaunes, les coupant et les disposant sur la pâte que Mamina a faite et étalée dans la tourte. Elle se remémore l’odeur de la tarte qui cuit dans le four, et le bon jus d’orange frais que Mamina a pressé pour elle.

 

Plus le temps passe et plus elle réalise que sa grand mère lui a transmis ce qui semble être l’orientation qu’elle doit donner à sa vie : la chaleur, le bonheur de cuisiner des recettes, de réunir autour d’elle sa famille et ses amis pour déguster ensemble ses préparations et partager un plaisir vrai. Cette sensation s’infiltre en elle et lui provoque des frissons, comme la découverte d’une vérité qu’elle ne soupçonnait pas jusqu’alors.

 

Zoé se redresse brusquement sur son lit, consciente d’avoir presque touché du doigt une vérité très importante pour son avenir, sans toutefois être réellement capable de l’expliquer.

 

  • Oh, que m’arrive-t-il ? j’en ai presque la tête qui tourne … Est-ce une prémonition ?

 

Manon, vexée de ce retournement de situation lui tourne le dos et majestueusement glisse au pied du lit avant de s’éloigner vers le couloir. Zoé saute du lit et attrape sa serviette de toilette.

 

  • Une bonne douche chaude et il n’y paraîtra plus !

 

Elle sort de la salle de bain quand Lucia revient.

 

  • As-tu bien travaillé ? demande Lucia
  • Finalement non, je n’ai rien fait, je suis allée voir Louis, puis j’ai appelé ma grand-mère. Ensuite je me suis étendue quelques minutes et j’ai ressenti toutes sortes d’émotions, une sorte de rêve bizarre, comme une révélation, mais sans que je sache vraiment comment l’interpréter.
  • Je te disais bien que tu étais fatiguée et que tu avais besoin de changement. Voilà que tu commences à délirer !
  • Non je ne crois pas, c’était plutôt bien, mais je n’ai pas encore tout compris ni intégré. Je sens qu’il y a quelque chose derrière tout ça, je suis toute excitée par cette petite expérience !
  • En tout cas c’est l’heure de te reposer, tu en as besoin !
  • Ne te moque pas de moi !
  • Mais non, c’est pour rire. Il faut tout de même que nous dormions, demain va arriver vite, il est déjà tard.
  • Tu as raison. Allez bonne nuit Lucia, bisous.
  • Bonne nuit Zoé, salut Manon !

 

Lucia fait une petite caresse à Manon pour lui souhaiter le bonsoir. Agacée par cette atteinte à sa tranquillité, la chatte tourne le dos ostensiblement et montre son indifférence. Puis elle se roule en boule, la tête posée sur les pattes de devant, les yeux mi clos, elle observe sans en avoir l’air ce qui se passe, ses oreilles bougent doucement à l’affût de toute parole. Elle semble suivre la conversation, mais surtout sans jamais s’en mêler.

 

  • C’est si intelligent un chat, soupire Lucia, ça comprend absolument tout et pourtant elle ne parle pas, c’est comme si elle captait des ondes qu’elle serait capable de traduire dans son propre langage !
  • C’est vrai, Manon est particulièrement douée, elle sait toujours me consoler quand je suis triste ou déboussolée.
  • Allez, dormez bien toutes les deux, échangez des ondes positives et soyez en forme demain matin. Ciao, buona notte ![4]
  • Ciao Lucia, buona notte.

 

Zoé se glisse sous la couette, Manon saute sur le lit et vient s’étirer pour réclamer un dernier câlin, fait la danse du lait avec application puis se creuse une place en rond pour s’endormir pour de bon, les yeux légèrement ouverts, toujours en éveil. Zoé tente de déchiffrer une ou deux lignes de son roman en cours de lecture, mais ses yeux à elle se ferment quasiment instantanément.

 

A l’étage du dessus, Zebediah, lui aussi dans son lit dort comme un bébé, le sourire aux lèvres, le visage épanoui dans son sommeil, faisant un doux rêve, tellement plus agréable que la réalité de son quotidien solitaire.

 

Plus loin encore, dans leur petit studio de banlieue, John et Violette dorment profondément depuis déjà longtemps, l’un contre l’autre en toute sécurité.

 

Cezary, dans le noir de sa minuscule chambre de foyer a allumé une petite lampe jaune qui projette des reflets tremblants, il continue de développer le site du projet, les yeux exorbités et rouges, avec le sentiment qu’il n’y arrivera jamais à temps. Un sandwich à moitié dévoré et une canette de soda reposent à côté de lui, et des monceaux de feuilles de papier lui tiennent compagnie. Son lit en désordre reste vide, couvert de vêtements sales et froissés.

 

Dans un bar du centre de Paris, Alphonse regarde des matchs de sport sur une chaîne de télévision internationale avec des amis, il ne ressent pas la fatigue, il ne songe même pas au lendemain qui viendra bien assez vite.

 

Mme LaBelle dort depuis longtemps dans son bel appartement parisien si richement décoré, d’une propreté méticuleuse, Tout y est ostentatoire, rien n’y est authentique. C’est magnifiquement rangé et arrangé, mais quoi ? L’important, est-ce que ce n’est pas seulement de paraître ?

 

Atsuko danse dans une boîte de nuit au son de l’électro, maquillée et habillée comme une petite fille, avec une minijupe plissée vert acide, un chemisier en satin à larges rayures or et argent, des mi-bas jaunes et des mocassins vernis blancs à semelle épaisse. Ses cheveux noirs sont coiffés en deux couettes qui virevoltent autour de sa tête. Rien ne semble pouvoir l’atteindre dans son déhanchement régulier et désarticulé, sauf peut être le jeune homme qui danse devant elle, au look tout aussi extravagant, et qui tente désespérément d’attirer son attention.

 

Mamina dans sa maison de province, sous la lumière de sa lampe de chevet rose lit encore Emma avec un petit sourire de plaisir. Elle va bientôt poser ses lunettes et son livre et éteindre la lumière, mais elle s’autorise une dernière douceur avec la lecture de quelques pages supplémentaires. Elle soupire, elle ne se lasse pas et déguste cette histoire toujours avec la même gourmandise !

 

Elle ferme enfin les yeux et imagine sa petite fille endormie dans sa chambre de poupée.

 

  • Tout l’amour que j’ai pour  toi, je te l’envoie Zoé, je sais que tu vas réussir à faire ce qu’il te plaira, je le sens. Dors bien ma chérie.

 

Dans son sommeil, Zoé se retourne et sourit, elle a entendu la pensée de sa grand mère.

 

[1] Oui, je vois très bien.

[2] C’est certain !

[3] Merci, c’est très gentil

 

[4] Salut, bonne nuit.

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