Tartines et coups fourrés

Par Milyana

 

Vingt-et-un ans, disions-nous. Un âge où tout est possible, ou rien. Question de signe astrologique. Pour l’heure, Laura a enfin quitté la salle de bain, maquillée, fardée, parfumée, brushinguée jusqu’aux poils de ses bras qui sont, je le parierais, parfaitement alignés. C’est l’idée qu’elle se fait de l’expression « être présentable ». Quand on sait que je passe le plus clair de ma vie en pyjama, on comprend que l’entente puisse être compliquée.
Mais ce matin, une fois n’est pas coutume, je suis habillée lorsque je rejoins mes sœurs à la table du petit-déjeuner. Laura me lance un « bonjouuuuuuuuuuur, petite soeuuuuuur d’amouuuuuuuuuur » qui fait se hérisser mes cheveux sur ma nuque, et je passe le quart d’heure suivant à fuir le baiser gluant qu’elle tente de coller sur ma joue en gage de « son amour éternel pour sa petite sœur devenue si grande, si vite, olala, je ne t’ai pas vue grandir, c’est terrible, pardonne-moi, on va rattraper le temps perdu et dès demain je t’apprendrai à enfiler des bas résille (?!) et blablablabla ».

L’avantage, c’est qu’une fois qu’elle est lancée elle fait la conversation toute seule, donc après deux-trois tours de table son élan retombe et je peux manger mes chocapic tranquille. Un petit « ah ? » ou « hun-hun » de temps en temps, et le tour est joué.

Son monologue se poursuit durant de longues minutes, et Laura, très inspirée à ce qu’il semble, paraît prête à continuer toute la journée. N’eût été pour le regard fatigué et implorant que Charlie pose sur moi depuis l’autre côté de la table, qui me rappelle que Laura n’est pas seulement nuisible pour ma santé mentale, mais pour celle de tout humain normalement constitué (ce qui inclut à peu-près toutes les personnes vivant sous ce toit, notez bien le « à peu près »), je l’aurais laissée continuer jusqu’à ce qu’elle se lasse ou à défaut, prenne racine. Ça aurait pu être drôle. Je l’aurais coiffée d’un joli napperon en dentelle surmonté d’une plante en pot, que j’aurais arrosée avec amour tous les matins. À défaut d’être elle-même une jolie plante, Laura aurait fait, j’en suis sûre, un très joli meuble d’apparat.

J’échange un sourire de connivence avec Charlie avant de me décider à la délivrer. Elle me répond par un clin d’œil, et je me prépare à agir. Notre plan d’action est prêt, rôdé depuis longtemps, éprouvé maintes fois. Chacune de nous sait ce qu’elle a à faire.

En ma qualité de p’tite dernière, pardon, chair à canon (la devise de la famille c’est « dernier arrivé, premier parti ». C’est vous dire si je me sens en sécurité …), j’ouvre les hostilités.

- Euh, Laura ?

Elle tourne vers moi un visage attentif, façon grande-sœur-à-l’écoute-attentionnée-et-compréhensive.

- J’ai failli oublier, y’a un gars qu’a appelé pour toi, y’a vingt minutes à peine, il a dit qu’il devait te voir, pour les cours ou je sais plus quoi …

- … Ah bon ? Qui ça ? Un gars, tu dis ?

Je la vois compter sur ses doigts, l’air perplexe, mais je n’ose lui demander si elle fait mentalement la liste des garçons susceptibles d’appeler à la maison un samedi à dix heures, ou si elle tente d’énumérer ses neurones. Ah, au temps pour moi : elle a besoin de ses deux mains. Exit la théorie des neurones.

Charlie prend la relève :

- … Le gars de l’autre jour. Celui du supermarché.

Le teint de Laura oscille subitement entre écrevisse et gaspacho.

- William ?! Oh bon sang, et il a appelé tu dis ?
 

Le poisson est ferré, plus qu’à remonter la ligne.

- Ouais, c’est ça. Y’a vingt minutes. Ça avait l’air important, il a demandé que tu le rappelles.

- Et c’est maintenant que tu le dis ??!

Laura quitte la table comme une furie, abandonnant sans un regret ses tartines de beurre allégé. Charlie s’en saisit nonchalamment, les coins de sa bouche redressés comme pour esquisser un sourire, je dis bien esquisser. Car Charlie ne sourit jamais (mais c’est une histoire que je garde pour plus tard).

Mon aînée rafle donc les tartines de Laura avec un redressement des coins de la bouche qui n’est pas un sourire, mais l’expression virile d’un contentement profond.

Nous finissons de manger dans un silence relatif, Charlie rendue muette par la nourriture entassée en telle quantité dans sa bouche qu’une avalanche de miettes se déverse sur la table à chacune de ses bruyantes mastications, tandis que, consternée par l’inexistence de ses bonnes manières (ou de quelques manières que ce soit), je dresse mentalement la liste des pays où les tests ADN sont remboursés par la sécu.  

***

Quelques dix minutes plus tard, la vieille chose, pardon, Charlie s’est rendormie et je me délecte d’un excellent roman classique, un petit Camus comme on n’en fait plus, en tentant d’ignorer les ronflements de ma colocataire. Mon aînée et moi partageons la même chambre depuis que nous sommes enfants, ce qui m’a permis d’être aux premières loges de ses tentatives désespérées de faire mentir la théorie de l’évolution (tentatives couronnées de succès, comme quoi rien n’est impossible).

Un cri perçant retentit depuis l’étage inférieur, venant troubler ma quiétude.

- RHAAAAAAAAAAAAA !! CHARLIE ! MAÏWENN !!

Charlie se redresse en sursaut et m’adresse un regard paniqué, mi-somnolent mi-halluciné, et je quitte la chambre au pas de course, laissant mon aînée perdre un temps précieux à se demander si ce que nous venons d’entendre est un dragon féroce crachant ses flammes au royaume des rêves, ou un autre dragon, bien réel celui-ci, qui s’apprête à surgir dans notre antre sacré pour y déchaîner sa furie. Option 2, Charlie. Et il n’est plus temps de courir.

Depuis la salle de bain, où je me suis réfugiée (que soit béni l’inventeur du verrou !), j’entends Laura gravir l’escalier quatre à quatre et défoncer à moitié la porte de la chambre, avant d’inonder de reproches acerbes une Charlie encore somnolente.

 

Profitant de l’agitation, je quitte ma cachette et regagne l’étage inférieur, attrapant ma veste au passage, avant de fuir l’appartement au moment même où mon prénom résonne à l’étage. Désolée, sœurette. Le sermon devra attendre.

Pour l’heure, j’ai rendez-vous avec la liberté (et un charmant voisin répondant au doux nom de Lucas - mais c'est une autre histoire).

 

 

 

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Zig
Posté le 23/06/2020
Coucou !

J'avais hâte de lire la suite de ce petit cornichon (et malheureusement pas beaucoup de temps ;_;). Voilà, maintenant c'est enfin rattrapé, et j'ai passé un excellent moment !

J'adore chaque soeur... tu manies tellement bien la caricature et l'humour, que c'est un régal d'avancer en lecture. Tout est léger, bien à sa place. Je me régale face aux analogies, aux comparaisons, aux pointes d'humour qui n'ne font jamais trop, juste ce qu'il faut.

Ca se lit à une vitesse folle, et on en n'a jamais assez !
Milyana
Posté le 01/07/2020
Merci beaucoup ! Ta gentillesse me va droit au cœur ! Promis, un nouveau chapitre arrivera dès que j'aurai fini mon année universitaire. Patience, c'est bientôt ! ;)

Au plaisir de te lire,
Milyana
Dédé
Posté le 05/06/2020
Un petit chapitre sur le ton de l'humour et qui promet tout plein d'autres petites histoires (oui, je n'oublie pas ces parenthèses "ça, c'est une autre histoire").

Le petit cornichon est un petit filou !

Merci Mily pour ce chouette moment de lecture ! :D
Milyana
Posté le 09/06/2020
Merci à toi, Dédé, d'avoir pris le temps de lire et commenter les aventures du cornichon !

Et oui, toutes ces histoires arriveront plus tard, c'est prévu ... 😏
Prudence
Posté le 30/05/2020
Coucou !

C'est super bien écrit et immersif, j'adore la fin ! Maïwen qui s'en va, le fou rire assuré, en fait. XD
Sincèrement, j'aime beaucoup. Il n'y a pas beaucoup de dialogues, ici, mais franchement, ils étaient parfaits ! Je n'ai pas vu passer ce petit bout de texte tellement c'était génial !

Au prochain chapitre ! ^^
Milyana
Posté le 30/05/2020
Bonjour Prudence ! Merci d'avoir pris le temps de lire et commenter mon histoire !
Les dialogues, comme tu le découvriras sûrement bientôt (si ce n'est pas déjà fait), ne sont pas franchement mon point fort. J'aime mieux la narration et, tout en ayant conscience de ne pas pouvoir délayer les dialogues à l'infini, je repousse autant que possible le moment de les écrire.
Mais le prochain chapitre devrait en contenir plus (sauf s'ils ont raison de moi avant. Auquel cas, pitié, pleurez-moi longtemps).

Au plaisir de te lire !
Fy_
Posté le 30/05/2020
Encore un chapitre super bien écrit !

J'adore le coup de l'appel pour échapper au monologue de Laura ^^
Très agréable à lire, j'ai tout le le long de ma lecture eu ce sourire amusé, bravo à toi ! ;)

Bonne continuation ! :D
Fy
Milyana
Posté le 30/05/2020
Un grand merci, Fy ! Je suis très heureuse que ce chapitre t'ait plu ! S'il a pu en plus te donner le sourire, alors je suis comblée !

Au plaisir de te lire !
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