L’eau chaude se déverse lentement sur la peau blanche d’Emilie. Les vapeurs s’élèvent petit à petit et embrument la pièce. La lumière est tamisée. Une ampoule, sur les deux qui éclairent la salle de bain, a grillé trois jours avant. Ce n’est pas de chance : des ampoules neuves, Emilie n’en a plus chez elle. Et puis, honnêtement, quand une ampoule grille subitement, qui est assez zélé pour la remplacer dans l’heure?
Assise dans le bac de douche, Émilie laisse les gouttes brûlantes lui piquer la peau comme tout un tas de petites aiguilles qui s'enfoncent dans son épiderme. Son esprit vagabonde. Elle repense à la journée, au repas qu'elle a laissé dans le vieux four, au film qu'elle vient de voir. Elle regarde sur la vitre les formes dessinées par la buée. Ses yeux s'arrêtent un moment sur une forme particulière. L'eau ne la traverse pas, l'évite même. Émilie plisse les yeux. On dirait un visage. Un visage pas commun, décharné, les joues creuses, les yeux agrandis et ronds, la bouche immense et criante. C'est un visage qui hurle, qui a peur.
Émilie se rappelle du Cri de Munch, pense qu'il ferait pâle figure à côté de ce visage là. Elle se dit que son imagination est débordante. Surtout en cette nuit d'halloween. Elle n'aurait jamais dû regarder ce film d'horreur psychologique, seule et dans le noir juste avant de prendre sa douche.
Elle efface le visage d'un passage de doigts humides et reste encore quelques minutes sous l'eau, les yeux fermés.
Un souffle froid lui caresse le visage. Elle ouvre soudain les yeux. Mais ne voit rien d'autre que les carreaux bleus de la cabine de douche. Émilie réoriente le pommeau sur elle et l'eau devient encore plus chaude. Un défaut du chauffe - eau certainement. La jeune fille se redresse, coupe le robinet avant de trop brûler sa peau et sort de la cabine.
Les vapeurs chaudes envahissent la pièce. Émilie n'a pas froid et pourtant elle tremble. Elle s'enveloppe dans une immense serviette violette à pois bleus et se regarde dans la glace au dessus du lavabo. La buée ne s'estompe pas et Émilie distingue à peine son reflet. Derrière l'image floue de son visage, quelque chose la dérange. Elle se retourne, parcours la pièce des yeux mais tout semble normal et parfaitement à sa place. Elle avait dû rêver.
De retour dans sa chambre, Emilie enfile son pyjama le plus confortable et se glisse doucement dans ses draps frais. Le meilleur moment de la journée, alors que tout devient calme et que chaque petit muscle se détend un à un. Une douce chaleur se diffuse en elle. Elle éteint la lumière, se concentre sur ces sensations et se laisse peu à peu couler dans le matelas.
Peu après, la jeune fille se tourne afin de mieux se positionner. Elle se retourne une deuxième puis une troisième fois. Le sommeil peine à venir.
En ouvrant les yeux Émilie n'a plus de repères. Quelle heure est il ? D'habitude, Emilie aime savoir à quelle heure elle s'endort. Cette fois ci elle a tout simplement oublié de regarder l'heure.
La pièce est plongée dans le noir total. La jeune femme reste immobile. Elle ne voit rien et pourtant, la pièce tournoie au dessus d'elle, elle en est sûre. Les battements de son coeur commencent à s'accélérer, son sang pulse dans ses veines, remonte battre la mesure contre ses tempes. Une nausée soudaine s'empare d'elle. Elle a l'impression de voir les acides se mélanger dans son estomac. Les remous qu'elle imagine n'arrangent pas les choses.
Émilie cherche à se lever mais aucun de ses membres ne répond. Elle ne peut rien remuer, elle est tétanisée. Elle en ignore encore la raison. Elle veut crier, de toutes ses forces, appeler quelqu'un, du secours, n'importe qui. Mais elle n'arrive même pas pas à ouvrir la bouche. Ses cordes vocales se gonflent et dans un souffle, un son étouffé se dégage. Personne n'aurait pu l'entendre à moins d'être à un mètre d'elle.
Une force compresse ses poumons. Ils ne reprennent que très difficilement de l'air. Sa respiration s'accélère. Elle suffoque.
Dans les ténèbres, Emilie ne distingue pas grand chose. Ses yeux cherchent partout une issue, dans l'espoir que ses muscles se réveillent et la fassent déguerpir. Tout ce qu'elle ne peut voir sont deux yeux extrêmement blancs, ronds et sans pupilles se rapprocher de son corps.
Sur sa peau, la jeune femme sent des pressions en bas de ses jambes. On lui marche dessus. Très lentement, quelqu'un ou quelque chose se rapproche de son visage en l'écrasant de tout son poids.
Elle cherche à nouveau à hurler mais mais n'y parvient pas. Elle tend son ouïe et le bruit rauque de la respiration de la chose lui donne des sueurs froides.
Les yeux d'Émilie s’habituent petit à petit à la noirceur ambiante. Le visage inconnu se rapproche d'elle. Elle cligne plusieurs fois des paupières. Elle a du mal à y croire. Le visage qu'elle avait vu sous forme de buée dans sa salle de bain se tient désormais à dix centimètres de son nez. Le même visage décharné aux joues creuses, aux yeux ronds et grands. Une seule exception cependant : sa bouche criante s'est muée en un large sourire carnassier aux dents pointues.
Émilie manque d'air. Son coeur lui fait mal, sa tête va exploser. La jeune fille finit par s'évanouir.
***
Le lendemain, Émilie ouvre les yeux sur un rayon de soleil qui perce les volets verts de sa chambre. Son cerveau tape contre son crâne mais elle finit par se lever. Elle titube jusqu'à la cuisine, essayant de se souvenir ce qui lui donne cette sensation étrange et désagréable. Tout comme après un mauvais rêve, Émilie se sent mal mais cela disparaît généralement dans la journée. Son cou la démange. Elle le frotte énergiquement.
L'eau dans la bouilloire émet des petits sons de friction. Émilie en profite pour allumer la radio. Un peu de musique devrait l’aider à détendre son corps courbaturé. Le journal du matin est sur sa fin. Les animateurs annoncent les dernières nouvelles mais l’une d’elles attire l’attention de la jeune femme.
“... et partout dans la ville, des cas de terreur nocturne se sont déclarée, ce matin. On rapporte généralement des hallucinations visuelles et auditives et des difficultés à bouger ou respirer. Au lendemain de la nuit d'Halloween, avouez, Marc, qu'il y a de quoi en faire des cauchemars. On revient tout de suite avec le P’tit dej des artistes.” Le programme suivant démarre mais Emilie reste sous le choc. Elle n’est pas la seule à avoir vécu ce cauchemar. En regardant ses doigts, Emilie remarque qu’elle s’est gratté jusqu’au sang. Elle court jusqu’au miroir de sa salle de bain et s’examine le cou. Sous ses traces de griffures, une marque de morsure encore rouge et fraîche se détache sur sa peau laiteuse. Et derrière elle, dans le reflet, une immense silhouette fine se tient derrière elle. Le visage souriant de la nuit passée la regarde de ses yeux vides.