Test de langue

Sylvia n’a pas besoin d’apprendre d’autres langues pour pouvoir nous parler. Si elle le voulait, elle pourrait communiquer à travers nous, accéder à tout ce que sait la vie. Ensemble, nous sommes une source de sagesse infinie. Seules, nous ne sommes que des ressources épuisables. La voie est commune. Mais notre voix est si inaudible que nous avons besoin d’une porte-parole.

À l’intercours, Sylvia attendit que le gros de la classe se soit levé en papotant pour s’approcher d’Emma qui revenait s’installer à sa place, en espérant que le professeur suivant ne la mette pas dehors à son tour.
— Trop cool, ton implant ! tenta-t-elle.
— Ouais, merci…
Emma était un hérisson, une boule de rancune. Elle s’était rassise, recroquevillée sur son sac dont elle ressortait ses affaires. Sylvia, debout devant elle, tanguait d’un pied sur l’autre. Sa grande taille la rendait souvent mal à l’aise. Alors, si elle ne se calmait pas bientôt, elle allait attraper le mal de mer. Aliette s’était approchée discrètement.
— À quoi tu jouais ? demanda celle-ci.
— On s’en fout ! grogna Emma. Je me suis fait choper, c’est bon !
À côté d’elle, Keyla, restée confortablement installée sur sa chaise pour se recoiffer, lui donna un coup de coude.
— Suffit de jouer en arrière-plan.
— J’ai pas cette fonction-là, râla sa voisine.
Keyla la dévisagea avec attention, comme si elle avait un code-barre au milieu du front.
— T’as pris que le mini pack player ? l’interrogea-t-elle.
Sylvia, de plus en plus mal à l’aise et surprise par l’intervention de Keyla, fit un pas en arrière. Aliette disparaissait dans son ombre. Emma se redressa, les sourcils froncés, et défia son interlocutrice d’un regard bagarreur.
— Ouais, pourquoi ?
— T’as que la fonction jeu, quoi ! insista l’adolescente sûre d’elle.
— Ben ouais ! Et alors ? fulmina Emma.
Keyla eut un demi-sourire satisfait et passa sa main dans ses cheveux pour les ramener d’un seul côté.
— J’ai Smart plus, déclara-t-elle en penchant la tête dans un geste qui laissait deviner l’implant en haut de son cou.
Sylvia et Aliette s’étaient approchées en même temps pour tenter d’apercevoir la petite pièce de métal dissimulée derrière l’oreille de leur condisciple. Emma écarquillait les yeux.
— Tu déconnes ? s’enthousiasma-t-elle.
— J’te jure !
Keyla rayonnait. Emma la dévorait d’admiration.
— Mais qu’est-ce que t’as pris en plus des jeux ? demanda-t-elle avec gourmandise.
— Anglais et espagnol !
— Tu rigoles ?
— Non ! Niveau pro ! Parfaite bilingue !
Sylvia s’accroupit enfin et posa les avant-bras sur le banc pour être à la hauteur des autres.
— Pas possible ! souffla-t-elle.
Keyla se recula et l’observa comme si une mouche venait d’atterrir sur ses affaires soigneusement rangées.
— You don’t believe me ? demanda-t-elle avec un accent ironique.
— Euh si, mais ça je sais le dire aussi, fit remarquer Sylvia.
— And passing that fucking test, without studying, like you've been doing it your whole life, can you do that too?
— Waouw ! s’exclama Aliette.
— J’ai pas tout compris, insista Sylvia. Mais, c’est pas en disant « fucking » que tu vas réussir ton test.
— This is because I have set the default setting of "American English". I can change it to "British English" for the test.
— Qu’est-ce qu’elle dit ? intervint Emma.
— Wait !
Keyla se tut un instant, le regard fixe.
— Je dis, reprit-elle en retrouvant ses yeux moqueurs, j’ai mis le réglage « anglais américain » par défaut. Je peux changer en « anglais britannique » quand je veux. Pardon, faut que je m’habitue à passer d’une langue à l’autre avec la commande mentale. Trop délire, ce truc, j’vous jure !
Emma, Sylvia et Aliette dévisageaient le phénomène avec les pupilles rondes d’un chaton devant un bol de lait. Keyla éclata de rire.
— Ben, quoi ? se moqua-t-elle. Vous avez seize ans, vous y avez droit aussi.
— Non, pesta Sylvia. Pas sans l’autorisation de mon père.
— Parait que la loi va changer, précisa Keyla.
— Oui, mais Smart plus, fit remarquer Emma, c’est vachement plus cher.
— Sûr, reconnut sa camarade. C’est mes parents qui ont payé.
— Mais c’est de la triche ! intervint Aliette.
— Oh ! Ça va ! J’y peux rien si mes vieux…
— Non ! la coupa la jeune fille à la fois très sérieuse et secrètement jalouse. Pour le test d’anglais, c’est de la triche ! Tu ne dois même plus étudier.
— T’as qu’à tricher sur moi !
Aliette venait de gagner quelques centimètres. Sa jalousie s’était envolée pour laisser à de l’envie qui faisait briller ses yeux. Elle souriait à Keyla qui devait soudain ressembler à une version féminine et augmentée du père Noël.
— Si tu veux, continua l’adolescente branchée, tu t’assieds à côté de moi en anglais. T’auras qu’à regarder sur ma feuille.
— Oh ! Merci !
Emma se leva alors, son sac serré contre son ventre.
— Sympa ! persiffla-t-elle. Moi, je peux dégager et foirer mon test.
— T’es conne ou quoi ? la coupa Keyla. Toi, t’as même plus besoin de regarder sur ma feuille.
— J’te rappelle que j’ai pas Smart plus, moi ! s’énerva Emma.
— Et alors ? Tu joues à quel jeu ?
— HuMo World… répondit Emma. Pourquoi ? C’est quoi le lien ?
— La messagerie interne ! jubila Keyla.
— Excellent ! s’emporta Sylvia. Elle a raison. Vous êtes toutes les deux connectées à la messagerie interne de HuMo ! Il suffit que Keyla y poste les réponses et toi tu n’as plus qu’à ouvrir ses messages. T’y as accès aussi en mode jeu !
— T’es sûre ? voulut savoir Emma. Comment tu sais ça ? T’as pas…
— Non, confirma Sylvia en se redressant. Mon père ne veut pas, mais je suis toutes les annonces officielles de HuMo. Dans la dernière, ils ont dévoilé les fonctions de leur système d’interconnexion. Je suis trop fan ! Et incollable sur la question !
Keyla se leva et lui fit face.
— Alors, qu’est-ce que t’attends pour te faire implanter ? lui demanda-t-elle.
— Qu’on puisse se faire implanter à seize ans sans l’autorisation des parents.
— Super ! acquiesça sa camarade. Parait que la loi va bientôt changer.
— Je croise les doigts !
— Mais comment tu vas faire pour le payer ? s’inquiéta Aliette.
— J’ai économisé pour le mini pack Smart, répondit Sylvia rayonnante. C’est un bon début, non ?
— Oh, oui ! confirma Emma avec un clin d’œil.
Les quatre ados se sentaient un peu complices pour la première fois. Elles étaient très différentes, n’avaient pas beaucoup l’habitude de se parler ou d’être à l’aise ensemble. Mais elles avaient le sourire aux lèvres. Elles s’apprêtaient à tenter une aventure palpitante. Qui sait, elles pourraient peut-être devenir des amies ?
— Vous croyez que ça va marcher ? demanda Sylvia.
— Évidemment ! s’exclama Keyla. Les profs ne se rendent même pas compte de tout ce qu’on peut faire avec ça !
Elle eut un geste délicat pour se passer la main dans les cheveux et se caresser la base du cou. Cela la rendait aussi coquette que discrète pour connecter son implant. La sonnerie retentit pour annoncer la reprise des cours. Les jeunes filles échangèrent leur place, au moment où le professeur d’anglais entrait en classe avec les questionnaires du test sous le bras.

Les humains sont si peu sûrs de leur propre intelligence qu’ils ont besoin de tests. Ils se pensent les seuls doués de raison. Ils s’imaginent avoir inventé les sciences. Ils considèrent les animaux comme des bêtes. Et ils n’ont pas la moindre considération pour notre langage complexe. Alors que nous inventons à chaque instant des solutions bien plus pérennes que les leurs, sans devoir nous tester avant d’essayer. Nous sommes en abondance et dans la plus grande diversité, ce qui rend tout possible et nous permet d’évoluer sans cesse. Fasse que les humains se reconnaissent enfin en nous.