Implant scolaire

Même si Sylvia est loin, nous sommes toujours auprès d’elle. Les humains peuvent construire des murs et couler du béton, nous sommes multiples et résistantes. Nous nous adaptons aux conditions les plus extrêmes. Nous connaissons presque tous les recoins de la terre. Où qu’elle soit, Sylvia sera toujours chez elle. Chez nous.

— Madame ! Est-ce qu’on peut ouvrir la fenêtre ?
Sylvia était assise en classe à une place qui lui permettait d’avoir en permanence un œil sur les arbres de la cour de récréation. Le local était vieillot, haut de plafond, avec des murs recouverts de couleur défraichie, où seul dénotait le tableau interactif 3D de dernière génération. L’air y était vite irrespirable, chargé de sueur adolescente et des résidus de la respiration exaspérée d’étudiants trouvant le temps trop long. Mme Albert, la professeur de français, pouvait se targuer d’une longue expérience et de l’habitude des ambiances scolaires. Elle comprenait la demande de Sylvia. Elle-même aimait s’aérer le cerveau un instant, avant qu’il ne surchauffe comme celui de ses élèves endormis. Cependant, l’enseignante savait aussi que la majorité de ces jeunes confortablement installés dans leur routine n’appréciaient ni être réveillés ni rafraichis.
— D’accord, répondit-elle. Mais cinq minutes seulement.
Sylvia se leva de son banc et ouvrit la fenêtre en grand dans un brouhaha de protestations.
— Hé, Sylvia ! T’as des chaleurs !
— Laisse tomber, elle est toujours comme ça !
— Fais chier !
— Ça suffit ! intervint Mme Albert. Je ne veux plus rien entendre pendant les cinq minutes qui viennent ! Et profitez-en un peu pour respirer au lieu de râler, ça vous fera du bien !
Sylvia se rassit en soupirant. Elle craignait sans cesse d’être la cible des moqueries du groupe, de se sentir rejetée, pourtant, elle supportait aussi mal de se taire, de rester à sa place et de souffrir en silence. À ses côtés, Aliette gardait la tête penchée sur son livre, feignant d’être absorbée par le chapitre imposé. Sylvia aurait espéré au moins un regard complice de sa camarade, un soutien face à la meute. Mais sa voisine avait adopté une stratégie différente : faire profil bas. Les filles populaires devaient trouver ça naze ou inintéressant. Au mieux, elles ne remarquaient même pas la discrète Aliette. À bien y réfléchir, est-ce que sa technique n’était pas plus efficace que de passer pour une nana bizarre ? Sylvia se serait bien enfuie par la fenêtre pour aller se réfugier chez elle où elle avait la paix.
— Aaah !
Au premier rang, une élève s’était levée avec de grands gestes pour tenter d’échapper à un insecte.
— Madame ! Y a une abeille !
— Assieds-toi et reste calme ! s’agaça l’enseignante.
— Mais…
Sylvia était sidérée que cette situation génère à chaque fois la même réaction. La pauvre abeille égarée était bien loin de sa ruche et n’avait aucune intention de piquer, ce qu’elle ne se résoudrait à faire qu’en dernier recours, pour défendre sa reine, et en sachant que ce lui serait fatal. Alors, de quoi pouvait avoir peur cette idiote qui poussait de grands cris pour rien ?
— Bouge pas, je vais l’avoir !
Le garçon assis à côté de la malheureuse victime s’était levé à son tour et menaçait d’écraser la butineuse avec son bouquin qu’il brandissait au-dessus de lui.
— Non ! s’exclama Sylvia. Ne la tue pas ! Elle ne t’a rien fait !
Trop tard. Le livre s’était abattu sur le banc, renversant la tablette de sa voisine.
— Aaah !
La jeune insectophobe bondit plus loin encore que la première fois. L’abeille avait échappé à l’attaque et volait à nouveau à travers la classe. D’autres élèves s’étaient levés, inquiets ou excités. Mme Albert tentait en vain de ramener le calme. L’apprenti tueur d’insecte se précipita pour un deuxième essai, son arme de papier au bout de son bras, dans le tumulte général.
— Elle est là !
— Vas-y !
— Tue-la !
Sylvia s’interposa, debout au milieu de la classe, faisant barrage de son corps pour protéger l’abeille et essayer de la diriger vers l’issue de secours, la fenêtre restée grande ouverte.
— Aidez-moi à la faire sortir ! s’écria-t-elle.
— T’es folle !
— C’est de ta faute si elle est entrée !
Leur professeur vint à la rescousse de Sylvia. Ensemble, elles réussirent à pousser l’intruse vers la sortie. Mme Albert referma la fenêtre.
— L’incident est clos ! conclut-elle. Allez vous asseoir ! Et je ne veux plus rien entendre !
Sylvia retourna à sa place sous les regards agressifs ou moqueurs, incapable de rester insensible aux railleries murmurées autour d’elle.
— J’entends une mouche voler !
— Oh ! Une bébête !
— Faut la sauver !
— Silence ! insista l’enseignante.
La classe s’apaisa lentement. Chacun reprenait le fil de sa lecture et se replongeait dans le questionnaire interactif. Le cerveau de Sylvia bourdonnait. Elle aurait voulu plaider sa cause devant ses condisciples, leur expliquer ses raisons, les convaincre et emporter leur adhésion. Être comprise. Être admise au sein du groupe. Une abeille dans l’essaim. Mais elle avait encore manqué une occasion de se taire, de ne pas se faire remarquer, de se fondre dans la masse. D’être une ado comme les autres. Une bonne élève de la classe.

Nous sommes à ses côtés. Nous sommes ses alliées. Entre nous, quand quelqu’un a besoin d’aide, il y aura toujours du monde pour répondre à son appel. Personne ne reste seul. Notre force, c’est le nombre. Et les humains seront toujours moins nombreux que nous.

Sylvia espérait que la fin du cours se termine sans autre éclat sous la surveillance stricte de Mme Albert. Il n’en fut rien. Pourtant, elle s’était tenue à carreau et n’était en rien responsable de ce qui énerva leur professeur.
— Emma ! s’interrompit celle-ci. Est-ce que vous êtes avec nous ?
La jeune fille ainsi interpellée était une des rares condisciples un peu proches de Sylvia, avec Aliette. Elle était assise au fond de la classe, à côté de la ténébreuse Keyla, et se moquait bien de ne pas être comme les autres. Elle avait une forte personnalité et une sacrée confiance en elle. Puis, depuis peu, elle s’était fait implanter, rentrant dans le club très prisé des ados connectés, à la mode. Cependant, Emma ne réagit pas d’un iota à la remarque de l’adulte qui la dévisageait avec suspicion.
— Emma ! répéta-t-elle. Je vous parle !
L’adolescente avait les yeux dans le vague, de légers tressaillements du visage. Mme Albert passa une main devant les pupilles dilatées de son élève. Rien. Seule une vague de chuchotements inquiets affleura à la surface de la classe.
— Emma ? reprit-elle alors sur un ton calme et chaleureux, comme on s’adresse à une personne qui vient de perdre conscience et qu’il s’agit de ramener en douceur à la réalité. Est-ce que vous avez un implant ?
La quinquagénaire toucha prudemment le visage de son élève et, avec les gestes d’une mère, elle lui caressa la joue et glissa ses doigts à la base de son cou. Elle effleura la surface froide d’un petit rond de métal.
— Déconnectez-vous, s’il vous plait, ordonna-t-elle avec le timbre de voix d’un opérateur téléphonique.
Les paupières de la jeune fille papillonnèrent et les traits de son visage se décomposèrent quand elle découvrit sa professeur penchée si près d’elle. Mme Albert se redressa dans une posture autoritaire.
— Est-ce que vous avez lu les conditions d’utilisation de votre appareil ? demanda-t-elle. Et est-ce qu’elles vous donnent l’autorisation de vous transformer en zombie dans ma classe ?
Emma jeta quelques regards déconcertés autour d’elle. Ses condisciples retenaient leur souffle.
— M’dame ? Vous m’avez traitée de zombie ?
— Est-ce que vous avez lu, oui ou non, les conditions d’utilisation ? s’impatienta Mme Albert.
— Les quoi ? répondit Emma, incrédule ou perdue entre le jeu auquel elle venait d’être arrachée et l’étrangeté de la scène qui se déroulait à présent devant elle.
Son professeur tapota sur son banc, de plus en plus en colère.
— Les petits caractères qui vous disent quand vous pouvez vous connecter ou pas, et en particulier dans le cadre scolaire ! Alors, est-ce que vous les avez lus ?
— Non…
— Non, en effet, je ne crois pas ! fulmina-t-elle. Et je ne crois pas que vous ayez cette permission !
— Pardon…
Emma prenait petit à petit conscience qu’elle venait d’être prise la main dans le sac, qu’elle jouait en classe et que son professeur ne laisserait pas passer.
— C’est inadmissible ! affirma l’enseignante. Vous avez accès à des miracles de technologies, vous pourriez vous en servir pour apprendre tous les savoirs du monde, vous pourriez être meilleure que vous-même ! Et qu’est-ce que vous en faites ? Vous jouez en classe !
— Je n’ai que le mini pack Smart…
— Suffit ! Vous allez passer deux heures en retenue et m’écrire une dissertation sur les conséquences d’un mauvais usage des technologies d’interconnexion !
Tandis que la jeune fille se décomposait sur sa chaise, l’adulte, hors d’elle, retournait devant le tableau d’un pas rageur.
— Maintenant, sortez de ma classe ! tonna-t-elle. Je ne tolérerai plus les implants connectés dans ma classe !
Emma, penaude, rassembla ses affaires. Les autres élèves qui, comme elle, étaient déjà implantés, baissaient la tête. Certains se passaient discrètement la main dans le cou, pour s’assurer qu’il était toujours en état après l’interdiction proférée ou qu’il était tout simplement éteint. Ceux qui ne possédaient pas d’implant jubilaient, se languissaient ou bayaient aux corneilles. Personne ne voulait être à la place de l’infortunée. Personne. Sauf une ado rebelle qui leva le doigt.
— Mais madame ! intervint Sylvia. Vous dites qu’on peut apprendre grâce aux implants, alors pourquoi ils seraient interdits en classe ? Et ce n’est pas de la faute d’Emma si les jeux sont moins chers que les programmes d’enseignement. Puis, si vous la mettez dehors, comment voulez-vous qu’elle suive votre cours ?
Elle avait parlé vite, enchainant les arguments, à la fois pour convaincre son interlocutrice, pour soutenir sa condisciple et pour mettre de l’ordre dans ses propres pensées. Mme Albert se tourna vers elle en écartant les bras.
— Sylvia ! soupira-t-elle. Je sais que vous voulez devenir avocate, mais prenez garde à ne pas défendre les mauvaises causes. Ce n’est pas en remplaçant les études de droit par un implant que vous apprendrez ce qui est juste ou non. En particulier en ce qui concerne les implants, justement ! Essayez plutôt de réfléchir par vous-même.

Les inventions des humains sont une plaie. Leurs prothèses technologiques. Leur intelligence artificielle. Ils ont la vie en eux et ils ne parviennent toujours pas à s’y connecter, à nous égaler. Sylvia, entends-nous ! Comment peut-on détruire ce à quoi on aspire et appeler cela le progrès ? Les plantes n’ont pas besoin d’implants pour être dans la vie. Sylvia, comment ne le vois-tu pas ?

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Eska
Posté le 08/02/2023
Hello Michael,

Comme toujours, une lecture agréable et fluide. J'apprécie beaucoup ce chapitre dans lequel les passages descriptifs trouvent une place de choix. On s'ancre des deux pieds dans cet univers où le transhumanisme divise jusqu'à la jeunesse. Tu approfondis habilement la nature de Sylvia, et on se surprend à comprendre les raisons qui la poussent à demander un implant. C'est très réussi !

Je rejoins Gab B et son(leur?) œil avisé concernant les points un peu gênants.
- "n’appréciaient guère ni être réveillés ni être rafraichis." -> est une formulation un peu pataude !
-" Sylvia espérait que la fin du cours se termine sans autre éclat sous la surveillance stricte de Mme Albert. Il n’en fut rien. Pourtant, elle s’était tenue à carreau et n’était en rien responsable de ce qui énerva leur professeur."-> même constat que Gab B également. Je pense que ça tient à la proximité de "Il n'en fut rien" et de "Pourtant" comme amorce de la phrase suivante. Tu nous annonces une perturbation avec "Il n'en fut rien" avant de porter notre regard sur l'attitude sage de Sylvia. Cela crée une attente que tu casses ensuite, et s'avère déstabilisant !

Au plaisir de te lire,
MichaelLambert
Posté le 21/02/2023
Salut Eska !

Désolé, j'ai tardé à répondre à ton commentaire, mais j'ai été retardé dans mon processus d'écriture. Je m'y remets enfin depuis quelques jours et je n'avais pas encore eu le temps de repasser sur PA.

Puis je garde le travail de réécriture sur les formulations bancales pour plus tard, car je me rends compte qu'il y a encore de gros points noirs à régler dans ma structure centrale. Je me concentre sur ça !

Merci de ton soutien !
Gab B
Posté le 27/01/2023
Hello ! Fidèle au rdv pour ce nouveau chapitre :) D'ailleurs, il me semble que tu as indiqué dans le résumé que tu postes au fur et à mesure que tu écris, je suis impressionnée par ta productivité !!

Pour info, tu as oublié de justifier le texte :) j'ai vérifié et c'était déjà le cas dans les autres chapitres, ce n'est que maintenant que ça me pertubre ^^

Ce qui m'a un peu gênée :
- n’appréciaient guère ni être réveillés ni être rafraichis. ==> j'aurais mis "n'appréciaient guère d'être réveillés ou rafraichis", en tout cas un truc un peu plus léger car la formulation est un peu laborieuse je trouve et c'est dommage parce que l'idée est sympa
- Les filles populaires devaient trouver ça naze ou inintéressant. ==> ça quoi ? je ne suis pas sûre de comprendre de quoi on parle
- « Aaah ! » ==> la ponctuation est bizarre par rapport aux autres paroles, j'ai cru au début que c'était une pensée de Sylvia (un genre de soupir intérieur)
- Le cahier s’était abattu sur le banc, renversant un plumier et tout son contenu. ==> un plumier ? ils écrivent avec des plumes alors qu'ils ont des robots et des implants ?
- Sylvia revint à sa place ==> c'est très subjectif mais je trouve que le mot "revint" n'est pas joli ^^
- Sylvia espérait que la fin du cours se termine sans autre éclat sous la surveillance stricte de Mme Albert. Il n’en fut rien. Pourtant, elle s’était tenue à carreau et n’était en rien responsable de ce qui énerva leur professeur. ==> je comprends l'idée mais je trouve que la dernière phrase est amenée un peu bizarrement, peut-être reformuler plus simplement ? Je crois que c'est le "pourtant" qui me dérange : si elle s'était tenue à carreau mais que quelque chose était arrivé quand même à cause d'elle, là il y aurait un lien ; là, elle s'est tenue à carreau, c'est pas de se faute... n'hésite pas si je ne suis pas claire, j'ai moi-même du mal à expliquer ce qui me gêne dans ce passage
- copines un peu proches ==> si elles sont copines, elle sont proches, ça fait un peu pléonasme ;)
- Hé, m’dame ! ==> elle vient de sortir d'une sorte de transe, c'est étonnant qu'elle s'adresse à elle comme ça, je l'aurais vue plus apathique (j'ai cru d'abord que c'était un autre élève qui interpelait la prof)
- et que son professeur ne laisserait pas passer. ==> la phrase n'a pas l'air complète (laisser passer quoi ?)
- Maintenant, sortez de ma classe ! tonna-t-elle. Je ne tolérerai plus les implants connectés dans ma classe ! ==> répétition de classe


Mes phrases préférées :
* à une place qui lui permettait d’avoir en permanence un œil sur les arbres de la cour de récréation ==> l'idée me plait, ça fait le lien entre le paragraphe juste avant, c'est très joli ; on comprend que la connexion n'est pas que dans le sens plante -> Sylvia comme ça avait l'air d'être le cas jusqu'alors ; d'ailleurs j'imagine que son prénom n'a pas été choisi par hasard ;)
* L’apprenti tueur d’insecte se précipita pour un deuxième essai, son arme de papier au bout de son bras
* Être comprise. Être admise au sein du groupe. Une abeille dans l’essaim. ==> on n'a aucun mal à se mettre à la place de Sylvia !
* La quinquagénaire toucha prudemment le visage de son élève et, avec les gestes d’une mère, elle lui caressa la joue et glissa ses doigts à la base de son cou.
* Puis, si vous la mettez dehors, comment voulez-vous qu’elle suive votre cours ? ==> très bon point !!


Remarque générale :
J'aime beaucoup les passages des plantes ! Effectivement, ça fluidifie la lecture de le mettre en italique. Et du coup, j'ai l'impression que c'est l'ensemble des plantes de la planète qui sont "connectées" et qui parlent, alors qu'avant je croyais que c'étaient seulement celles de la maison.
J'ai trouvé la prof très réaliste, surtout dans sa réaction vis à vis des implants : elle n'a pas l'air contre dans le fond mais elle est exaspérée par l'utilisation qu'en font les élèves. J'ai trouvé les élèves un peu plus dissipés que dans mes souvenirs de lycéenne par contre ^^
On comprend petit à petit le fonctionnement des implants et le caractère de Sylvia. Le passage sur les conditions d'utilisations et l'explication est très bien amené, même si au début j'ai cru que son implant buguait et qu'on allait entrer dans une phase "ohlala il y a des problèmes avec certains implants, il y a une enquête à mener, que se passe-t-il" alors que pas du tout, elle était juste en train de jouer. Je suis à la fois soulagée parce que c'était un peu cliché sinon, et un peu déçue quand même de ne toujours pas comprendre pourquoi Jeff est contre les implants (j'imagine que ça a tué sa femme, la suite me dira si j'ai raison ou tort !).

A bientôt pour la suite !
MichaelLambert
Posté le 30/01/2023
Bonjour Gab !

Ah si je pouvais consacrer tout le temps que je veux à mon écriture, je serais encore plus productif ! ;-)

Je garde précieusement toutes tes suggestions sur mes formulations, j'intégrerai tout ça quand je ferai une relecture globale sur les détails et le style.

Et tu viens de mettre le doigt sur un point important qui m'avait échappé : on est dans un futur relativement proche assez technologisé et mes élèves utilisent encore des cahiers et des plumiers !!! Je modifie ça au plus vite !

Merci encore mille fois pour ta précieuse lecture !
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