Test et Almana

"Mais qu'est-ce qui t'as pris de partir comme ça, c'est vraiment le comble de la stupidité ! Tu vas bien ? Qui c'était ? ils t'ont fait du mal ? Orh j'aurai dû t'enchaîner à la boutique !

-Cole, Cole, Cole, calme-toi., dis-je pour tenter de l'apaiser."

Il tempête comme ça depuis que j'ai ouvert les yeux et qu'Aldan l'a laissé, à contrecœur, à mon chevet il y'a un quart d'heure maintenant.

"Et pour répondre à ta première question, il me semblait pourtant qu'on avait déjà convenu que j'étais suicidaire, donc bon, c'est pas si étonnant…

-Mais enfin ! T'es parti sur un coup de tête pour une engueulade stupide, et moi – il marque une pause avec la tête de celui qui vient d'avaler une bouteille entière d'un jus de pamplemousse particulièrement amer – on t'a cherché pendant trois heures bon Dieu ! On t'entend hurler dans toute la ville et quand on arrive sur les docks, on te trouve inconscient au milieu des décombres d'un bateau qui a l'air d'avoir littéralement explosé ! Et tu veux que je reste calme ?! Non mais tu t'entends ?!

-Oui bon, c'est sûr que dit comme ça… Bon déjà, dis-je précipitamment sans lui laisser l'occasion de m'incendier à nouveau. Déjà assieds-toi tu me donnes le tournis avec tes va-et-vient incessants."

Il s'arrête brutalement et saisit une chaise avec tout autant de délicatesse, si bien qu'il est tout-à-fait étonnant que la barre du dossier ne se soit pas brisée sous sa poigne – il y a déjà eu des précédant alors je sais de quoi je parle – et s'assieds bien en face de moi, ses bras croisés sur le dossier de la chaise et ses magnifiques yeux verts flamboyants de rage et de frustration mêlés verrouillés sur moi. Il aurait voulu être là pour me protéger mais n'a pas pu et maintenant il culpabilise… Dans ces conditions mieux vaut ne pas lui balancer de but en blanc à quel point je doute qu'il aurait pu m'être d'un quelconque secours. D'autant plus qu'il serait très malhonnête de ma part de dire que moi, je n'aurai pas voulu qu'il soit là.

"Je suis en vie et entier, c'est déjà le principal non ?, je tente en sentant un frisson dévaler ma colonne vertébrale. Je fais mon possible pour ne pas le montrer mais plus j'y pense et plus je me dis que ç'aurait vraiment pu très mal tourner pour moi…

-Ne te défile pas, je déteste quand tu fais ça., répond Cole sur le ton du reproche. Qu'est-ce qu'il t'est arrivé ? Je veux tout savoir.

-J'en sais trop rien !, dis-je contrarié en entortillant mes doigts.

Je n'arrive toujours pas à me faire à ce ton abrupt que j'ai découvert chez lui depuis notre arrivée. Bien que ce soit justifié ça reste des plus déroutant, à chaque fois j'ai la très désagréable impression d'être un gamin pris la main dans le sachet de bonbons… Bien que, au regard des derniers évènements… C'est sans doute ce que je dois être... Et c'est très énervant !

-Isaac ! C'est pas le moment de rêvasser là., l'entends-je me rappeler à l'ordre en me secouant énergiquement l'épaule. Accouche !

-Hein ? Euh oui, le naufrage, oui oui attends… Non c'était pas ça, le bateau n'avait pas encore quitté le port…

-C'est le courant qui vous a ramené. Concentre-toi.

Je ferme les yeux, les sourcils froncés, rassemblant ma concentration pour dissiper l'épais brouillard qui entourent les évènements qui ont précédés mon réveil. Alors que je bascule ma tête en arrière, j'entends à quelques mètres le grincement de la porte, sans doute ouverte par mon escorte de tourisme. Un rayon du soleil de fin d'après-midi zèbre mon visage, en réchauffant le côté droit.

Je me souviens alors : la chaleur étouffante, la nausée qui secouait mes entrailles et l'humidité dont les relents assaillaient mes narines. Les bruits comme réverbérés par les parois froides d'une profonde caverne. Mes lèvres bougent d'elles-mêmes au fur et à mesure que je redécouvre mes souvenirs. La chaleur encore. Celle mêlée de sueur de l'enchevêtrement de corps indistincts et malades. Mais aussi celle plus forte encore, des flammes qui avaient manquées de justesse de me carboniser la face jusqu'à l'os, et enfin la douce tiédeur libératrice du soleil…

Mais de petits tiraillements à mon poignet droit me rappellent la fin de l'histoire… Et son visage.

-Le garçon !, je m'exclame en rouvrant grands les yeux.

-Quoi ?, fait mon ami sans comprendre.

Je me redresse prestement.

-Il y avait un petit garçon sur le bateau. En-enfaite ils étaient plein, des… Des dizaines, entassés dans la cale, ils… Où est le garçon ? Il est blessé ?, je demande en me tournant vers Ley, mon pouls s'accélérant.

-Ils ont été rrrécupérrrés. Tous., me rassure-t-il en levant les mains pour m'inciter à me calmer et me rallonger. Et ils vont tous aussi bien qu'on puisse aller aprrrès avoirrr passer des jourrrs dans les conditions dans lesquelles ils les ont passés.

Je soupire de soulagement, ce n'est qu'alors que je remarque que seuls Ley et Galdor sont entrés dans la pièce. Mais je n'y porte aucune attention : les images de ce que j'ai vu dans la cale tournent dans ma tête, assemblant malgré moi les pièces d'un puzzle sordide

-D'où venaient tous ces enfants, je demande, la tension palpable dans l'intonation de ma voix.

Galdor me regarde droit dans les yeux, un air grave sur le visage alors qu'il me donne la réponse que je craignais.

-De l'orrrphelinat Alya Daÿle, à la frrrontière de la ville côté quarrrtiers rrrésidentiels."

Mes yeux s'arrondissent comme des soucoupes alors que ma gorge s'assèche. Je peux voir dans les yeux du Maitre de Guilde que j'ai vu tout-à-fait juste.

"Il y a plusieurrrs semaines maintenant que des enfants disparrraissent de façon inexpliquée, parrrtout dans la ville, nous explique Ley. Notrrre guilde ainsi que l'Arrrmée Rrroyale ont été… mandatées pourrr les rrretrrouver ainsi que les coupables, et les châtier mais…"

Le fil de ces explications est coupé net par le fracas de la porte de l'infirmerie qui s'ouvre à la volée. Je bondis hors de mon lit, je rêve ou une tornade de flammes est entrain de mon foncer dessus ?! Non ce n'est pas une tornade, c'est… Ce Jayden je crois. Mais je n'avais jamais rien vu de tel… Enfin je veux dire, j'ai déjà vu plein de fois l'aura des gens vaciller sous l'effet de l'angoisse ou de la peur ; ou bien s'agiter de colère, mais ça ? Sa fureur est telle, que même si elle ne déformait pas effroyablement son visage, je l'aurai devinée les yeux fermés au flamboiement de son aura, à son tumulte et à sa couleur sanglante. Pas étonnant que je l'ai confondu !

Il me hurle quelque chose dans leur langue en me pointant rageusement du doigt, et bien que je n'y comprenne absolument rien je suis persuadé qu'il ne me demande pas comment je vais après m'être fait enlever. Il avale la distance qui sépare le lit de la porte en un rien de temps, mais Cole s'est déjà interposé pour me protéger quand il se retrouve en face de moi. De mon côté, je n'ai que le temps de deux choses : voir avec la plus grande stupéfaction son aura s'enrouler autour de son poing alors qu'il le lève pour l'abattre sur mon ami ; et acquérir la certitude que si ça arrivait, ce serait infiniment plus préjudiciable à Cole que n'importe lequel des coups qu'il a pu prendre pendant toutes les compétitions de judo, karaté, boxes de tous horizons et que sais-je, de sa jeune vie.

Heureusement pour nos matricules, Cole fini par choisir l'esquive à l'affrontement et nous écarte tous les deux au dernier moment. Le poing de mon assaillant fait voler le lit en éclats. Dans le même temps Leith se précipite par la porte et se jette sur l'autre, lui envoyant son coude en plein milieu du dos. Ni une ni deux l'autre réplique en le saisissant par le col en lui hurlant dessus aussi. Mais derrière nous, Galdor tape du poing sur le mur et la bagarre est aussitôt étouffée dans l'œuf, les deux hommes finissant par se lâcher l'un l'autre après s'être regardé en chien de faïence un court instant.

"Non mais il lui manque combien de cases, a ce fou furieux ?!, s'écrie Cole une fois le silence revenu.

-A mon avis, c'est tout le cortex préfrontal qui est aux abonnés absents, dans son cas., renchéris-je en fusillant Jayden du regard, ce qu'il me rend sans broncher.

-Jayden !, gronde le maitre de guilde avant de passer un savon au jeune homme dans leur langue.

-S'il vous plaît Galdor, j'aimerai savoir pourquoi un de vos… Employés a tenté de m'écraser la cervelle par surprise.

-Oh… S'enquiert Ley avant d'échanger un regard embarrassé avec Galdor. Oui, oui, c'est bien norrrmal… Eh bien… Souvenez-vous que je vous ai dit que les enlèvements d'enfants avaient débutés il y a quelques semaines…

Le silence s'installe peu à peu entre moi et les trois autres, alors que Ley cherche encore la meilleure façon de poursuivre. Mais il ne faut pas être devin pour faire les rapprochements qui s'imposent.

-Bon ok Cole, on s'en va.

Passant son bras autour de mon épaule dans une posture protectrice, mon ami m'emboîte le pas

-Hein, mais-mais où allez-vous ?

-Vous aviez raison sur une chose, je dois me faire tester., j'informe Ley en saisissant le gros livre avec lequel nous sommes sorti de la forêt. Pour le reste, nous n'avons que trop tardé ici apparemment. Merci encore de l'hospitalité de la plupart d'entre vous.

-Vous ne savez même pas où est la boutique de Gaïus !, s'alarme-t-il, faisant fît de ma remarque alors que nous passons la porte de l'infirmerie et marchons en direction du quartier commerçant. Il ne te testerrra jamais grrratuitement si on ne t'accompagne pas., insiste-t-il avec conviction.

-Je le pairai.

-Et avec quel arrrgent ?

-Qui a parlé d'argent ?

Ley m'attrape par le poignet, nous forçant à nous arrêter.

-Mais Isaac enfin rrréfléchis deux minutes ! Je viens de t'expliquer que les rrrues ne sont pas sûrrres, tu as envie de te rrrefairrre kidnapper aussi stupidement carrr tu n'en aurrras fait qu'à ta tête ?!

Je libère mon bras comme s'il venait de me brûler.

-Au cas où tu l'aurais oublié, j'ai fait exploser leur embarcation et, bien qu'on n'ait pas eu l'occasion d'aborder le sujet plus tôt, je suis persuadé que vous en avez repêché pas mal inconscients sur les docks. Ce qui fait donc… Plus de cale sordide où m'enfermer et moins de psychopathes sadiques qui trainent dans les rues, et pour ceux qui restent, je peux t'assurer qu'ils ne sont rien d'insurmontable pour Cole.

-Non mais ce que tu peux êtrrre… Ariyoki quand tu t'y mets !, s'emporte-il les joues gonflées, en faisant de grands gestes qui donnent l'impression qu'il éviscère le vide entre nous.

-C'est-à-dire ?, demande Cole un sourcil levé, en parvenant bien mieux à masquer l'amusement que suscite chez lui l'exaspération de mon vis-à-vis, sur son visage que dans sa voix. Je dois moi-même avouer que la colère noire dans laquelle je suis est la seule chose qui empêche mes lèvres de remuer.

-Ça veut dirrre… - il se frappe rageusement le front – Argh ! Butés voilà ! Et vous l'êtes autant l'un que l'autrrre ! Et puis, tu es drrrôle toi aussi - il se tourne à nouveau vers moi - mais où vous comptez dorrrmir cette nuit ? Parrrce que bien-sûrrr, tu y as pensé à ça aussi.

Je fronce les sourcils alors que je sens le regard que me jette subrepticement mon compagnon. Touché.

-En fait, dis-je sur un ton de défi, pas vraiment mais je pense pouvoir garantir que ce que j'ai à offrir à ce désagréable personnage, vaut et le prix de ce fameux test, et celui d'une nuit d'hôtel.

-Tu vas vrrraiment parrrtir juste parrrce que Jayden va trrrop vite en besogne, sérieusement ?

-Des soupçons pareils n'entrent pas tous seuls dans la tête des gens., dis-je toute trace d'amusement évaporée de mon esprit. Aussi, je vais mettre certaines choses au clair Ley. Le fait qu'on ne comprenne pas votre langue ne signifie en rien que nous sommes nés de la dernière pluie. Tu crois vraiment qu'on n'a pas remarqué votre petit manège ? Depuis le départ, vous n'avez pas caché une certaine méfiance à notre égard.

-C'était réciproque !

-Et nous avons trouvé ça tout-à-fait normal au début, c'est pour ça que nous n'avons pas relevé et que nous vous avons laissé nous interroger à votre guise. Mais maintenant, il y a pas mal de choses que je vois sous un nouveau jour. Comme, par exemple - je continue sans le laisser intervenir - la teneur de vos questions justement. Cole et moi les avons trouvées bien plus orientées vers la guilde qui nous avait enlevé que vers le monde d'où nous sommes venus ou encore mieux, le moyen par lequel deux types qui ne maitrisent pas la magie ont pu se retrouver ici. Tu avoueras que c'est pourtant très surprenant."

Il se mord la lèvre inférieure, visiblement très gêné de ne plus pouvoir défendre l'indéfendable. De son côté, Cole m'entraine pour poursuivre notre route, dans notre dos, nous entendons Ley crier : "Si vous étiez né de la dernière pluie, vous ne pourriez même pas marcher, puisqu'elle était il y a une semaine !"

 

*********

 

"Alors, je demande à mon ami, une fois le bâtiment hors de vu, tu m'emmènes à la boutique de ce vieux grincheux ?

-Ouais, dit-il les yeux levés vers le ciel où les nuages s'amoncellent peu à peu devant le soleil aux couleurs rouge orangé flamboyantes nuancées de rose. Il faudra avoir trouvé une auberge rapidement."

Nous pressons donc le pas, la prise rassurante de son bras sur mes épaules se resserrant un peu plus. Je soupire d'aise et ferme les yeux, laissant ma tête reposer sur son biceps contracté. Enfin un peu de calme.

"On va s'en sortir bébé t'inquiète, on va s'en sortir."

Je papillonne des yeux, ne comprenant pas la raison de ces mots. Jusqu'à ce que je prenne conscience du faible tremblement qui secoue ma main gauche. Je la saisie immédiatement en espérant qu'elle s'arrêtera si je serre assez fort. Et je ne peux rien faire d'autre qu'approuver de la tête en espérant que ce sera pour bientôt. Après un moment de silence et alors que nous nous engageons dans l'arborescence des ruelles arpentées plus tôt dans la journée, mon compagnon reprends la parole, son pouce caressant doucement mon pectoral pour me rasséréner.

"Isaac, j'ai compris depuis un bail que quelque chose clochait avec eux, et je sais qu'ils nous accusent d'être de mèche avec ces types du port, mais je suis pas sûr de savoir ce que faisaient ces types.

-Du trafic d'êtres humains. A quoi d'autre pensais-tu ?, je demande face à son visage horrifié."

Il hausse les épaules pour toute réponse, trouvant soudain un intérêt tout particulier aux échoppes et boutiques qui bordent la rue. Après encore quelques minutes de marche dans un silence pensif, nous nous arrêtons devant la boutique dont les animations sont arrêtées et le volet de bois à moitié tiré.

Cole m'entraine discrètement à l'intérieur après avoir vérifié que je gérant n'était pas à l'entrée (heureusement que la porte était ouverte). Une fois à l'intérieur, je l'entraine directement vers la bibliothèque, mais à peine ai-je mis un pied à l'intérieur que Cole me tire vers l'arrière. Gaïus est occupé à ranger des livres, à quatre étagères de là. Merde !

-Pourquoi tu voulais aller là-bas ?, me chuchote mon ami, les yeux rivés sur le vieil homme.

-J'avais parié qu'il était fourré dans son atelier et je voulais t'expliquer un truc., réponds-je sur le même ton.

-Quoi ?

Mais la voix froide de Gaïus retentie avant que j'aie pu dire un mot et je garde le silence à la place. Peut-être qu'il ne nous a pas vu… J'entends cependant ses pas s'approcher et un nouvel avertissement dans la langue du royaume me détrompe. Et la tension dans l'air, identique à celle que j'avais ressentie sur le bateau est une raison supplémentaire pour me dévoiler au plus vite.

-Négocie-le au max., dis-je à Cole en lui mettant le volume dans les mains alors que je m'avance dans la haute salle toute en longueur.

-C'est nous Gaïus, Cole et Isaac. Nous ne vous voulons aucun mal.

Il se met à rire avec mépris.

-On peut dirrre que vous ne manquez pas d'airrr jeune impotent. Vous aurrriez beau le vouloirrr de toute vos forrrces, vous n'aurrriez aucune chance même si j'avais été tétrrraplégique et sénile. Aussi, vous devrrriez plutôt vous soucier de savoirrr si moi j'ai pourrr habitude de fairrre du mal à ceux qui s'intrrroduisent dans ma boutique par effrrraction. - Il s'est approché de moi pendant tout le long de sa tirade moitié flippante moitié agaçante, si bien qu'il n'est plus qu'à quelques centimètres de moi à présent. – Sorrrtez maintenant.

-Attendez, je suis venu pour…

-Je n'ai aucune envie de savoirrr ce pourrrquoi vous êtes ici, étant donné que vous êtes venus seuls et que vous ne savez pas frrrapper aux porrrtes, il ne vous rrreste plus qu'à déguerrripirrr – il s'approche encore à tel point que nos nez s'en toucheraient – avant que je ne me décide à vous montrrrer la sorrrtie.

-Okok les mecs, temps mort., intervient Cole d'une voix forte - il nous nous regardais de loin. Isaac, ce Gallus a raison, on aurait dû toquer, maintenant on s'en va s'il n'a pas envie de nous voir.

Alors là j'hallucine !

-Comment tu dis espèce de traitre ?!

-Détends-toi Isaac !, me dit-il avec un grand sourire en levant les bras l'air de dire "C'est la vie." - Il se tourne vers Gaïus. - On pourra toujours revenir demain qu'en dites-vous ?"

Le silence éloquent qui accueille sa proposition alors que le gérant le poignarde du regard est une réponse évidente de l'avis de ce dernier.

"Ou après-demain ?" Son sourire se fait plus hésitant.

Nouveau silence. Mais j'aurai juré avoir vu le regard de Gaïus bifurquer l'espace d'une milliseconde vers le livre.

"Ou… Jamais ? C'est bien aussi "jamais"."

Ça fait soudain "tilt" dans mon esprit, ce mec est un pur génie !

-Bon., dis-je avec froideur, puisque nous ne sommes pas assez bien pour vous soit. Nous trouverons sens doute mieux en poursuivant notre route.

Cole enroule à nouveau son bras sur mes épaules en faisant mine de tourner les talons, tout en ajoutant, avec son sourire aimable le plus crédible :

-Moui p'têt bien. Bon eh bien avec ça, bien l'bonsoir chez vous !

-Attendez., intervient Gaïus alors que Cole m'ouvre la porte de la bibliothèque.

-On n'a plus toute la journée pour trouver un autre testeur.

-Vous ne trrrouverrez pas meilleurrr que moi dans toute la ville, jeune imperrrtinent., rétorque-t-il avec morgue après un éclat de rire.

-A défaut, je réplique sur le même ton, nous nous contenterons de plus aimable.

-Où avez-vous trrrouvé ce livre ? Qu'est-ce donc ?, demande-t-il en m'adressant un regard flamboyant avant de le tourner vers Cole.

-Oh ça ? Dans une tente., dis Cole avec détachement. Mais ne perdez donc pas plus votre temps avec une babiole aussi inintéressante, il est limpide que vous avez bien mieux à faire non ?, fait-il en désignant la pile de livres au pied de l'étagère. Le tenancier de la boutique jette également un regard à ces ouvrages avant de s'avancer et de tendre la main.

-En rrréalité, je crrrois qu'une pause me ferrrait le plus grrrand bien.

-Quant à nous, interviens-je en m'efforçant de garder la même expression froide que le vieil homme, c'est d'une bonne chambre d'hôtel dont nous avons besoin, et, maintenant il faut en plus qu'on se trouve un testeur disposé à faire son travail…

-Cela signifie donc bien, me coupe-t-il en joignant ses mains derrière son dos, que vous êtes ici sans l'accorrrd du maîtrrre des Avelites…

-Cela signifie surtout que nous n'avons plus de temps à perdre nous non plus., je le coupe à mon tour en faisant malgré moi quelques pas tendus vers lui. Au déplaisir.

-Je serrrais sans doute plus disposé à exerrrcer l'une de mes prrrofessions si vous la rrrémunérrriez avec autre chose que de l'imperrrtinence., crache-t-il. Comme de l'arrrgent par exemple…

-Mais qui de nous a jamais prétendu ne pas vouloir payer votre service ?, je lui demande en écarquillant les yeux comme s'il venait de m'annoncer que la Terre était plate.

Sur le point de répliquer, le bibliothécaire se ravise d'un coup et passe sur moi un regard qui me donne la désagréable impression de tracer les sillons parallèles de deux dagues qu'il aurait planté dans ma chair.

-Et avec quel arrrgent ?"

Avant que je ne puisse lui balancer une autre réplique acerbe pour lui signaler qu'il aurait dû me laisser en placer une s'il voulait tellement le savoir, Cole me passe devant en me marchant volontairement sur le pied, brandissant de sa main gauche le volume comme un drapeau blanc.

"Enfaîte, nous avions pensé vous échanger ce bouquin contre son équivalent en monnaie d'ici… Avec bien sûr, s'empresse-t-il de préciser en voyant le sourcil de l'homme s'arquer progressivement ; une réduction équivalente au prix que vous fixez habituellement pour vos tests.

Gaïus réfléchit pendant quelques secondes avant de tendre à nouveau la main, ses yeux réduits à deux fentes fixées sur Cole.

-Puis-je ?, demande-t-il, et Cole lui laisse le livre entre les mains.

En le voyant faire, une étrange sensation de malaise m'envahit, ainsi que la fugace pensée que je pourrai lui arracher l'ouvrage des mains et m'enfuir à toutes jambes avec. Jusqu'à présent, seuls Cole et moi avions touché ce livre, il avait vécu avec nous – enfin moi surtout – pendant des semaines… Et maintenant le voir entre d'autres mains me semble pour ainsi dire tout à fait contre-nature. Surtout les siennes. Mais ça n'arrangerait en rien nos affaires que je me plaigne et puis, c'est ce que j'avais eu "l'idée" de faire à notre départ de la guilde, alors…

-Incrrroyable… Mais d'où diable le tenez-vous ?

Je soupire, soudain pris d'un élan de fatigue. Je fais cependant mon possible pour que la réponse qui franchit mes lèvres soit le moins brusque possible :

-Nous l'avons trouvé.

Gaïus se tourne à nouveau vers moi, son visage ne trahissant aucune expression tandis qu'il ne fixe.

-Et où donc ?

-Dans la forêt où nous étions perdus.

-Et cette fameuse forrrêt, où est-elle ?, insiste-t-il après un court silence.

Au plus profond de ton trou de balle de vieux sénile peut-être ? Si on avait connu la position GPS exacte de cette prison végétale, tu crois vraiment qu'on aurait attendu d'être saucissonnés à l'arrière d'une carriole et de manquer de se faire tuer pour en sortir ?

-Nous ne savons pas justement., se contente de répondre Cole. Et je suis soulagé de me rendre compte que je n'ai fait que penser cette tirade cinglante. Alors, vous acceptez finalement ?

-Suivez-moi., se contente-t-il de répondre en refermant soigneusement le livre, le reposant sur la table avant de se diriger vers la porte.

            Bien vite, nous nous retrouvons à nouveau dans l'arrière-boutique toujours plongée dans un fouillis modéré, les flammes dansant à l'intérieure des lampes de céramique accrochées au plafond.

"Asseyez-vous.", m'ordonne le bibliothécaire qui contourne déjà le grand siège en cuir pour se placer derrière.

Je m'exécute en examinant attentivement l'étrange machine que le vieil homme fait rouler jusqu'à moi. Le cylindre au large rayon a une forme de dôme sur le dessus, avec deux orifices assez larges pour me permettre d'y passer les deux mains. Le tout comme taillé à même un matériau parfaitement lisse et brillant couleur de nacre, sans joints ni rainures.

"Eh bien insérrrez donc vos mains, qu'attendez-vous ?!"

-Votre si aimable accord., réponds-je en sortant brusquement de ma contemplation. Qu'est-ce donc que cet engin ?, je demande précipitamment alors que Cole me fait les gros yeux en faisant mine de faire craquer ses points.

-Un Potentiomètrrre bien évidemment.

-Bien évidemment., répète-je en faisant de mon mieux pour que le ton de ma voix reflète le moins possible le fond de ma pensée. Cole en face de moi fait des mouvements frénétiques des mains - qu'il essaie de rendre le plus discrets possibles - pour m'imposer le calme alors que je mords ma langue le plus fort que je peux pour m'y astreindre moi-même.

-Maintenant rrregarrrdez devant vous et rrressentez votre pouvoir."

N'y tenant plus je tourne vivement la tête et plante mes yeux dans les siens, dans l'espoirs de lui faire comprendre tacitement tout ce que mon éducation m'interdit de lui dire.

"Eh bien, focalisez-vous surrr quelque chose qui vous apaise et laisser vous allez ! Même ça on ne vous l'apprrrend pas dans votrrre monde ?

-On préfère nous apprendre à respecter nos aînés."

Je jette à Cole un regard surpris, je savais bien que Gaïus lui tapait autant sur le système qu'à moi ! Ma jubilation doit se voir sur mon visage, car j'ai la nette impression qu'il m'adresse un doigt d'honneur désinvolte à la faveur des ombres projetées par l'éclairage mouvant de la pièce. Je me reconcentre, plus vite j'en aurai fini, plus vite on pourra se passer de la compagnie de ce vieillard imbuvable.

Une fois mes mains à l'intérieur du Potentiomètre je ferme les yeux et me laisse aller sur le dossier de cuir moelleux. Je prenant une ample inspiration et imagine la sensation irrésistible du soleil réchauffant langoureusement ma peau. La brise tiède et les délicieux frissons qu'elle fait naître sur mon ventre et mes bras nus. Le confort de la douce chaleur du sable sur lequel le suis allongé. Quelques mouettes raillent au loin et plus près, la berceuse apaisante de la valse des vagues qui, par moment, viennent chatouiller mes talons. A mes oreilles me parvient le délicieux échos de mon nom prononcé par une voix apaisante et familière.

Mon doux rêve vole soudain en éclats alors que le rire des mouettes se mue en une sorte de beuglement grave et désagréable. Je me sens aussi désagréablement secoué dans tous les sens.

"Isaac, Isaac ! Réveille-toi !

-Hein, Cole ? Keskia ?, réponds-je encore groggy. Oh merde, me suis endormi…"

-C'est ça !

-Cela vous arrrive souvent ?

-Quoi… dis-je en sursautant en voyant ce vieil homme s'avancer vers moi d'un pas peu rassurant. Vous êtes… Ah oui ! Gaïus. C'est alors que je prends conscience que je viens d'avoir une absence. N-non-.

-Si., approuve Cole à ma place.

L'homme tourne vers moi un de ces regards transcendants qui m'irritent au plus haut point et pendant quelques secondes ses yeux brille d'une lueur dont j'ignore la signification.

-Ça m'arrivait souvent, corrige-je avec hargne. Mais ce n'est plus le cas ! Plus depuis que…

-Plus depuis que votrrre potentiel c'est révélé ? Plus depuis votrrre prrremièrrre manifestation ?

Je détourne le regard à contrecœur, acculé par l'évidence que je m'évertue à écarter depuis le début d'après-midi. Et ça, ce vioc l'a très bien remarqué.

-Bien., dit-il en ancrant à nouveau ses yeux binoclards dans les miens. Maintenant que vous semblez plus dangerrreusement prrroche que jamais de fairrre prrreuve de bon sens, voici pourrr vous. (Il écarte légèrement ces mains pour me montrer ce qu'elles contiennent.) Votrrre Almana."

Il me tend une perle ronde et grosse comme une demi-paume. Des volutes de fumée aux couleurs changeantes tournoient paresseusement à l'intérieur, la faisant scintiller d'une douce lumière cptivante.

"C'est un…euhm… Prrroduit du Potentiomètrrre, précise-t-il cette fois-ci sans attendre l'établissement d'un énième silence expectatif. Une condensation de votre pouvoir due à-."

Il est interrompu par un bruit si inattendu qu'il nous fait sursauter à l'unisson Cole et moi : une imprimante. Nos quatre yeux tournés soudainement vers sa source, le fameux Potentiomètre, nous voyons Gaïus en tirer un carré de parchemin. Mais par où a pu sortir cette feuille ? Intrigué, j'incline ma tête perpendiculairement à l'engin. En plissant les yeux, je remarque un petit renfoncement dans le matériau lisse, à un centimètre en hauteur de la table. A l'intérieur, une fente se trouve dissimulée par l'ombre de l'ensemble de la machine. Gaïus poursuit son explication en sortant de l'arrière-boutique sans prendre la peine de vérifier si nous le suivons.

"Due à l'encrage de vos résultats sur ceci." Il secoue la feuille dans son dos et le ton de sa voix ne laisse aucun doute sur le sourire satisfait qu'il arbore de nous avoir surpris.

-Ça s'appelle une impression dans notre monde., répondons-nous à l'unisson, Cole sans doute aussi désireux que moi de le faire taire avant qu'il ne s'étouffe avec sa propre langue, ce serais dommage qu'il meurt avant de nous avoir payé notre dû."

De retour à son comptoir à l'entrée, il a repris son air habituel, plus renfrogné et dédaigneux que jamais.

"Dans ce cas vous savez sans nul doute ce que signifie ceci ?

Il secoue le parchemin sous notre nez.

-Ah mince ! Pile sur nos leçons de savoir-vivre ça. Dommage., répond mon comparse l'air faussement penaud.

-Compte rrrendu de votrrre teste…, persifle-t-il."

Le reste de son explication meurt progressivement dans une suite de marmonnements alors qu'il lit pour la première fois. Et également pour la première fois, alors que le masque d'aigreur se dissipe progressivement son expertise et si saisissante qu'il me faut cligner des yeux à de multiples reprises. Mais comment ai-je pu passer à côté !

Il ramène ses yeux perçants sur moi et je me sens, à cet instant précis, comme ramené face aux professeurs de français devant lesquels j'avais dû analyser pendant de longues minutes, un classique de la littérature française – dont le titre m'avait échappé à la seconde où j'avais ouvert la bouche – pour mon oral de français du bac.

"Alors ?, s'enquiert Cole pour briser le lourd silence qui s'était installé. Ce que j'accueille avec une gratitude mentale certaine.

-Alorrrs…, reprend Gaïus pensif. Pourrrquoi êtrrre venus seuls et si tarrrd pourrr vous fairre tester, jeune homme ?

Autant le ton dépourvu d'animosité et le "jeune homme", que la question en elle-même me surprirent. Par réflexe je recule d'un pas, et je vois Cole plisser des yeux à mon côté.

-C'est…, commence-je en hésitant, ne sachant plus sur quel pied danser. Dois-je lui dire la vérité et risquer qu'il me soupçonne à son tour ? Risquer qu'il nous enchaîne par quelque moyen magique que ce soit au plancher avant d'appeler les garde de la ville en renfort ? Ou bien…

-Compliqué., achève mon compagnon, coupant court à mes tergiversations. Vraiment., insiste-t-il devant la mine peu convaincue de notre vis-à-vis.

-Mhmmm… Vous avez…, commence-t-il avec une méfiance affichée. Une Almana assez parrrticulière… Sa couleurrr rrrenseigne les différrrents types de magies qu'il vous est possible de maîtrrriser… Quant à sa taille, elle est prrroporrrtionnelle à l'amplitude de votrrre potentiel. Voilà qui devrrrait êtrrre plus à la porrrtée de votrrre compréhension… Pourrr l'instant."

Il ne m'avait pas quitté des yeux tout le long de sa méfiante explication, et encore maintenant, il ne détache pas son regard scrutateur de moi alors qu'il plie le parchemin en deux.

"Garrrdez., précise-t-il en me le faisant glisser sur le comptoir.

-Qu'en est-il de la dernière partie de notre marché ?, j'embraye on ne peut plus désireux de sortir au plus vite de ce magasin dont les murs me donnent l'angoissante impression de se rapprocher peu à peu.

Son visage retrouve un peu de sa dureté de pierre tombale alors qu'il ouvre sa caisse, en sort une poignée de pièces d'or, d'argent, de bronze et les pose sur le comptoir.

-1000 Azérrrians. 1 (il fait glisser une pièce de bronze vers nous) 100 (une pièce d'argent) 1000 (une pièce d'or)."

Je fauche rapidement la pièce d'or qu'il laisse sur le comptoir. Mais alors que je m'apprêtais à tourner les talons, les doigts squelettiques de Gaïus se referment sur le poignet de Cole dont la main vient d'écarter la mienne in extrémis.

-Lâchez-moi !, gronde-t-il sans parvenir toutefois à se défaire de la poigne.

-L'Auberrrge de Rrrahman Lahne., indique-t-il imprturbable. Ses pupilles provoquent à présent chez moi une gêne telle, que soutenir leur inquisition commence à me devenir pénible. Sur l'enseigne, une marrrmite fumante cachetée d'un visage au sourrrire benêt. La seule encorrre ouverrrte à cette heure. Rrremontez la rrrue qui fait l'angle de la boutique, elle est sur la place prrrincipale.

Il desserre enfin ses doigts et mon ami recule immédiatement de plusieurs pas, m'entrainant par le bras hors de la boutique. Nous décampons sans demander notre reste une fois les pieds dehors, comptant seulement sur l'obscurité ambiante pour préserver notre dignité. Les yeux de ce vieux fou pèsent sur mes épaules jusqu'à ce que nous ayons tourné l'angle et remonté la rue.

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