Tête à tête

Tout accusait Zyka. Son altercation avec Pierre Lehias, sa visite dans l'appartement d'Elysa Lebon, sa présence à l'Opéra le jour des décès... Mais pour Jo, il manquait l'essentiel : un mobile. 

Zyka n'était pas le genre de type à se salir les mains pour une femme. Elles étaient toutes à ses pieds alors une de plus ou une de moins, qu'est-ce que ça pouvait lui faire ? Et puis Elysa Lebon allait le suivre en tournée alors pourquoi s'en prendre à Pierre Lehias et elle ? 

Quant à l'arme, elle restait un mystère. Zyka, à moins d'avoir connu Pierre Lehias dans le passé et de la lui avoir volée à ce moment, n'aurait pas pu l'avoir entre les mains. Quelqu'un la lui aurait-il donnée pour accomplir la tâche salissante ? Zyka serait alors complice mais de qui ? Et pourquoi accepter ? Qu'avait-il à y gagner ou à y perdre ?

Comme à chaque fois que ses questions ne trouvaient pas de réponses, Jo se dirigea vers la salle d'autopsie. Le chœur de végétaux siégeait toujours sur les armoires et les étagères, témoin silencieux de tout ce qui se passait dans la pièce. 

Jo tira les deux tiroirs acceuillant momentanément les corps d'Elysa Lebon et de Pierre Lehias. Il prit une chaise et s'assit entre eux.

- Vous allez vous foutre de moi, mais je pense que Zyka n'est pas coupable, confia-t-il à ses deux compagnons. Ou peut-être pas directement. J'en sais rien... Il était avec vous sur le toit ?

Il n'attendait pas de réponse. Parler à voix haute l'aidait à éclairer certaines obscurités de l'enquête. Il posa ses coudes sur ses genoux et joignit ses mains pour réfléchir. 

- Quelqu'un tire sur toi, reprit-il en tournant la tête vers Pierre. Puis pointe son arme sur Elysa qui est forcée de sauter. C'est ce qui s'est passé ?

Le silence répondit. 

- Et toi Elysa, qui voulais-tu fuir ? Pierre ? Zyka ? Le coupable de vos meurtres ? 

- Tu tiens compagnie aux morts ? le surprit Max qui savait où trouver son ami.

Il prit une chaise et rejoignit Jo entre les deux victimes, l'air de rien comme s'ils s'étaient donner rendez-vous pour commenter un polar.

- Chaud cet interrogatoire hein ? J'avais envie de lui foutre une baffe ! lança Max.

- J'ai vu ça... Mais j'ai failli faire pire : j'étais à deux doigts de l'étrangler avec sa foutue arrogance. 

Les deux hommes se regardèrent et éclatèrent de rire, surpris par leur véhémence à l'encontre du metteur en scène. 

- Tu penses que c'est lui qui a fait ça ? s'enquit Max une fois son fou rire passé.

- Je sais pas.... Il manque un petit quelque chose pour faire de lui le coupable idéal. 

-  En même temps, il est bon comédien ! Il se fiche peut-être de nous depuis le début... 

- Peut-être... T'as d'autres pistes ? 

- Je crois bien ! Pendant que t'étais chez Mme Irma, j'ai continué à chercher des infos sur le militaire blessé par Pierre Lehias. 

- Alors ?

Max sortit une feuille froissée de son blouson et lu les notes qu'il avait prises : 

- Lors d'une intervention en Iran, Pierre Lehias a tiré sur Christophe Trodon le blessant à la cuisse. Christophe Trodon a été immobilisé pendant trois années entières et interdit de retourner sur le terrain. En gros il ne fait plus que de l'administratif maintenant. 

- Pas top... Et que dit l'enquête ? 

- En tirant sur le trafiquant qu'ils surveillaient, Pierre Lehias a accidentellement touché son collègue qui était en train de se déplacer. Les autres militaires présents ont confirmé ses dires.

- Pourquoi Trodon a bougé ? T'as trouvé sa version dans le rapport ?

- Il confirme qu'il était en train de changer de position. D'après lui, si la cible à neutraliser sortait, il n'avait pas de fenêtre de tir depuis son emplacement et si un complice les surprenait, il était à découvert. C'est comme ça qu'il s'est retrouvé dans la ligne de mire de Pierre Lehias au mauvais moment.

- Et le trafiquant ? 

- Il a été arrêté et est toujours en Iran, exposa Max, écartant un potentiel suspect. En fait la seule erreur de Pierre Lehias est d'avoir perdu son arme au moment où on l'a lui a demandé pour l'enquête.

- Ce serait Trodon qui aurait volé l'arme de Pierre Lehias pour l'inculper mais ça ne lui a pas suffit ? proposa Jo après un court instant. Il revient plusieurs années après pour se venger ?

- Ça se tient mais... Christophe Trodon est mort il y a cinq ans d'une crise cardiaque.

- Un enfant, de la famille à qui il aurait confié l'arme volée pour le venger ? 

- J'y ai pensé mais je n'ai trouvé qu'une fille qui habite à l'étranger.

- On peut vérifier mais j'y crois pas... À part Zyka, on n'a pas grand chose finalement, murmura Jo d'un ton bougon.

- Hmmm j'ai peut-être une autre piste, continua Max. Les parents d'Elysa Lebon vont bientôt arriver pour l'enterrement de leur fille mais je les ai eu au téléphone pour leur poser quelques questions. Ils m'ont pas mal parlé d'elle mais je te la fais courte : apparemment, elle a eu des ennuis sur les réseaux sociaux et a eu du mal à s'en remettre. 

- Quel genre d'ennuis ?

- Ils n'ont pas su me dire. J'ai fait un tour sur son compte Instagram où on retrouve pas mal de photos qu'elle a faites avec Pierre Lehias. J'ai tout fouillé mais j'ai rien trouvé. 

- Ça nous fait quand même du nouveau ! le rassura Jo avec un sourire complice. 

Une fois ses découvertes partagées, Max plia maladroitement ses notes et les replaça dans une poche cachée de son blouson. Incapable de rester statique une minute de plus, il se leva en effaçant les plis de son jean. Il fit le tour de la salle et s'arrêta devant l'un des tiroirs tirés, celui accueillant les rêves désormais éternels d'Elysa Lebon. Jo le surprit en train d'oberver dans les détails le visage de la jeune femme. 

Hésitant, Max finit par dire : 

- Elle lui ressemble un peu tu ne trouves pas ?

Jo su tout de suite de qui son ami voulait parler. Elle avait quelques années de moins mais la ressemblance était saisissante.

- Oui...

Max pencha la tête sur le côté, l'air grave, et recouvrit les deux corps sous de légers tissus blancs. Il repoussa les tiroirs dans leur alcôve d'acier froid et retourna s'installer aux côtés de Jo sans en dire plus. Il n'y avait pas de gêne entre les deux hommes, seulement ce constat troublant qui les avait frappé... Jo l'avait remarqué dès le premier jour de l'enquête et depuis, ces traits n'avaient cessé de le hanter. Il ne doutait pas que son ami s'en était aperçut dès le début lui aussi.

Jo avait pris ses distances avec Max après l'accident. Au début, il s'était rassuré en se persuadant qu'il voulait digérer seul son chagrin. Mais petit à petit, il avait eu peur. Peur de lire de la honte ou du mépris dans les yeux de son meilleur ami. Peur qu'il lui reproche ce qu'il avait fait. Ou pas fait justement... Alors il avait été lâche, il avait fui.

- Tu restes là cette nuit ? demanda Max, brisant le silence enveloppant.

- Oui, j'aimerais voir plus clair dans tout ça, répondit Jo en ne laissant rien paraître de ses pensées précédentes. Donne moi le compte Insta d'Elysa Lebon, je vais y faire un tour.

Après lui avoir souhaité de passer une bonne nuit aux côtés des plantes synthétiques, Max laissa son ami au beau milieu de la salle d'autopsie. 

Faisant face aux tiroirs de la chambre froide, Jo saisit son téléphone pour prendre connaissance du compte d'Elysa Lebon. 37 000 abonnés au compteur, des photos croulant sous une pluie de like et de commentaires, des créations plus impressionnantes les unes que les autres.... La jeune femme réunissait une véritable communauté autour de sa passion. Des photos de costumes historiques, de robes de bal et de tenues du quotidien rivalisaient avec singularité sur son profil.

Jo bailla bruyamment en s'étirant mais cliqua sur une dernière photo avant que le sommeil ne l'engloutisse. Elysa Lebon, vêtue d'une robe bleue pétrole dont le tissu plongeait vers le sol, posait devant une volière. Le décoletté, laissant apparaître l'encolure pâle de la jeune femme, s'inspirait de la mode grecque. Les poignets ornés de bracelets en plumes vertes et turquoises, les cheveux rassemblés en un fin chignon, le modèle avait des allures de divinité. Quiconque la contemplait en restait figé, ennivré par tant de pureté.