Cléandre tirait de toutes ses forces sur la corde, les bottes engluées dans une terre grasse qui lui suçait les talons à chaque pas. La chèvre, elle, s'était ancrée au sol, immobile, défiant toute tentative de mouvement d'un entêtement insolent.
— Chèvre démoniaque, tu vas avancer, oui ? grogna-t-il en tirant encore, les épaules prêtes à se déboîter.
Autour d'eux, les collines déroulaient leurs pentes paresseuses sous un ciel lourd, émaillé de nuages vagabonds. Une poignée de feuilles, délavées par l'automne, papillonnaient sans entrain dans un air tiède. Plus loin, un coq, visiblement offensé par l'existence, beuglait à s'en décrocher la gorge.
Depuis quand fallait-il décrotter les sabots d'une chèvre ?
Cette petite se moquait de lui, c'était certain. Elle devait rire sous cape, quelque part derrière une haie, ravie de le voir lutter contre une montagne de mauvaise volonté.
Cléandre tira de nouveau. La chèvre daigna pivoter d'un soupir... avant de s'affaisser lourdement, offrant au monde l'image d'une obstination absolue.
Regardant l'animal affalé au bout de sa corde, Cléandre se dit qu'après tout, certains démons portaient des cornes et bêlaient, sans plus de mystère.
Miranda, elle, ne cachait même pas son plaisir. Voir Cléandre lutter avec la chèvre était un spectacle qu’elle savourait à chaque instant. Nouer la corde avait déjà été une scène en soi : Cléandre, perdu dans une danse grotesque, tentant d’empêcher l’animal de l’enrouler dans un enchevêtrement de pattes et de corde.
La traversée du pré, une glissade après l’autre, s’était transformée en un véritable numéro de saltimbanque. Cléandre était maintenant couvert de boue, et Miranda, hilare, s’amusait à le suivre du regard, visiblement ravie de chaque dérapage.
—Là, tu peux le faire ! Mais n'oublie pas, la chèvre te surveille ! lui lança-t-elle, d’un ton qui n’encourageait guère à l’optimisme.
Dire qu’ils comptaient l’amener jusqu’à un ruisseau tout proche : lieu idéal pour décrotter ses sabots. Seulement, le ruisseau était aussi sec qu’un désert, et la boue qui y restait était d’un marron suspect, plus proche d’un cloaque que d’un point d’eau.
Cléandre s’arrêta un instant, observant cette scène absurde. Le regard perdu, il se tourna vers Miranda.
— Comment on est censé décrotter une chèvre, au juste ? demanda-t-il, un brin découragé.
Miranda offrit un sourire malicieux.
— Ah, facile ! Elle met ses pieds dans l’eau, et c’est comme par magie... ou par un peu de chance, ça dépend de son humeur !
Cléandre jeta un coup d’œil à la chèvre, qui, apparemment, avait plus de sens de l’autoconservation que lui. Les paumes criblées de cloques, l'apprenti chèvrier relâcha enfin la corde, épuisé par l'effort. À cet instant, la chèvre saisit sa chance. D’un coup de rein, elle se dégagea, légère et rapide, avant de s'élancer vers le sommet du pré, disparaissant sous le grand chêne solitaire. Là, elle s’arrêta, prenant son temps, et commença à broutter tranquillement, les sabots profondément enfoncés dans la terre noire.
D’un regard las, Cléandre observa la méchante s’affaler sous l’arbre, indifférente à ses souffrances. Il se sentait pareil à un chevalier maudit dans un conte absurde, condamné à affronter une bête divine qui n'avait même pas l'ombre d'une dignité royale. La chèvre, elle, dévorait l'herbe avec l'aisance d'une créature immortelle dont la patience pourrait bien être plus redoutable que ses cornes.
Il remonta d’un pas lent, son esprit vagabondant. Pourquoi fallait-il que la vie de héros se résume parfois à ça ? Affronter des créatures mythologiques dans des lieux paisibles où même le vent se moquait de lui ? Il jeta un regard à Miranda, qui, non contente de l'avoir observé se battre avec l'animal, se frottait les mains avec satisfaction.
— Je crois qu'il faudrait appeler ça une victoire, tu ne trouves pas ? lança-t-elle en plissant les yeux, son sourire taquin se faisant de plus en plus large.
Cléandre fixait la bête, qui le regardait en retour d'un air dédaigneux. Il ne savait même plus si c'était elle qui l'énervait ou le fait qu'il avait l'impression de ne pas savoir ce qu'il faisait ici. Dans l’air tiède de l'automne, c'était bien une chose qu'il comprenait : il finirait par dompter cette chèvre... ou bien il succomberait à sa propre folie.
Une voix retentit, aussi rugueuse qu'un rocher battu par les vagues. Elle avait traversé l'air calme du pré avec la force d'une tempête. Cléandre tourna lentement la tête, et là, il le vit : le vieillard. Encore un. Toujours plus de vieilles gens à ajouter à sa collection, songea-t-il avec une pointe de lassitude, chaque rencontre imprévue, d’autant plus quand celle-ci avait la peau ridée, était un préambule à un nouveau malheur. Sauf qu'ici, c'était bien plus qu'un simple vieillard. Il était... agité, une main tendue vers lui, un regard accusateur qui perçait l'âme.
— Hé, là ! Que faites-vous à ma Juliette ? vociféra-t-il, les yeux plissés de méfiance.
Cléandre se redressa, un peu surpris par cette apparition, et jeta un coup d'œil vers la chèvre, qui, indifférente à la scène, continuait son repas tranquille sous l’arbre.
— Ma Juliette ? marmonna Cléandre, dans un premier temps totalement déstabilisé par cette question. Elle n’est pas à vous, elle est... aussi mienne… enfin, je veux dire… Elle m’appartient au sens où l'on m'a envoyé ici : je dois lui éviter de s’égarer dans le pré et faire tout un casse-tête de sabots boueux ! C’est un vrai calvaire. Je suis en train de...
Avant qu’il puisse terminer sa phrase, l'homme s'avança d'un pas lourd, interrompant son explication.
— Décrotter les sabots de ma chèvre ? Dans un pré boueux ? On se paie votre tête, mon ami ! fit-il, un rictus moqueur déformant son visage ridé. Vous croyez quoi ? Non, non, non, mon garçon ! Pas ici, pas aujourd'hui, pas avec ma Juliette !
La petite démoniaque s’était bien moquée de lui, l’envoyant droit dans un bourbier de ridicule. Une gamine de dix ans ! Cléandre se sentit minuscule, pris au piège de sa propre naïveté. Comment avait-il pu se laisser avoir ainsi ?
Lui, le roi des roublards, en aurait applaudi la finesse de la manœuvre s’il n’était pas déjà trop couvert de boue pour y penser.
Voilà qui mériterait un sourire admiratif. Le genre de coup où même un maître de l’art du subterfuge se verrait volé par une gamine de dix ans.
Quand la jeunesse tend le piège, même le vieux renard s'y prend.
Il se redressa, secouant les mains pour faire tomber la boue qui y était accrochée et se tourna vers le vieillard.
— Vous savez quoi ? Je crois que cette chèvre m’a appris une chose… Il n'y a pas de honte à se laisser surprendre de temps en temps. C’est tout un art, ça aussi, être le dernier à savoir qu’on a perdu.
Il s'éteignit dans un petit rire complice pour adoucir la piqûre de l'humiliation. Oui, il venait de tomber dans une douce revanche… Dans une étrange forme de sagesse, il avait la certitude que ce genre de mésaventure ne ferait qu'ajouter une bille de plus à sa collection d'histoires. Après tout, c'était bien cela qui comptait.