Cléandre posa le pied sur le pavé de la vieille ville avec l'assurance d'un homme qui avait vu bien pire. Il n'était pas là pour de grandes retrouvailles, ni même pour un retour triomphal. Non, il était simplement de passage, et il le savait : rien n'avait changé ici. Les pierres de la ville étaient aussi grinçantes, les toits aussi tordus et les ruelles aussi sombres qu'au moment où il les avait laissées.
Le soleil, timide, se faufilait entre les nuages de manière hésitante, ne voulant pas vraiment éclairer cette scène. Cléandre s'arrêta un instant au milieu de la rue, regarda autour de lui, et se dit qu'il aurait peut-être dû prendre un autre chemin. Dame Perrine devait encore traîner ses charmes dans les parages, à moins qu'elle n'ait trouvé un autre pauvre bougre à embrouiller avec ses histoires de cœur brisé et de promesses non tenues. Chaque pavé autour de lui murmurait: Tu reviens encore, toi ?
Il s'approcha de l'auberge du Cygne éméché : elle avait l'air exactement pareille, si ce n'est que l'enseigne penchait un peu plus que d'habitude, elle aussi avait pris un coup de vieux. Au moins, elle n'était pas en train de s'effondrer sur lui, ce qui était déjà un progrès.
Ça, c'est le genre de lieu qui te fait dire : si les murs pouvaient parler, ils seraient probablement ivres.
Cléandre, tout à la fois gêné et amusé par l’idée de revenir sur ses pas pour tenir une promesse qu’il n’avait, en vérité, jamais eu l’intention de respecter, se glissa dans la rue étroite où se trouvait la vieille maison. Le vent soufflait faiblement, et une douce lumière d’après-midi baignait les toits inégaux.
Il tourna l’angle, ses bottes faisant un bruit feutré sur les pavés. La maison était toujours là, quelque chose avait changé. Il leva les yeux vers le toit, où il avait chuté quelques mois plus tôt. Le trou béant avait disparu, et à sa place, des tuiles neuves brillaient sous les rayons du soleil. Le toit était en parfait état, trop lisse, trop ordonné pour être la maison d’une vieille dame sage et... un peu enquiquineuse.
Cléandre s’approcha hésitant. Il frappa doucement, et la porte s’ouvrit immédiatement. La petite fille, maintenant un peu plus grande, se tenait devant lui avec un regard un peu plus sage et toujours aussi perçant. Elle tenait toujours sa cuillère en bois, bien qu’elle ne semblait plus aussi menaçante.
— Vous... vous avez réparé le toit ? demanda Cléandre, essayant de dissimuler sa surprise derrière un sourire volontairement éteint.
La fillette le dévisagea longuement, sans dire un mot, ses yeux plissés dans une expression indéchiffrable. Un soupir, large et agacé, lui échappa alors, et elle leva les yeux au ciel : le revoir n’avait rien d’exceptionnel, rien d’étonnant, juste la suite logique des choses. Sans marquer la moindre surprise face à la réapparition de ce vilain démon, elle poursuivit la conversation avec la même assurance tranquille que si elle n'avait jamais été interrompue, comme si Cléandre s'était seulement absenté pour quelques instants.
— Bien sûr. Tu crois quoi, toi ? Grand-mère m’a traînée par l’oreille pour qu’on le répare illico. Tu parles d’essayer de lui expliquer ! Quand je lui ai dit qu’un démon farceur avait fait un trou au plafond, elle m’a tapé sur les doigts et m’a envoyée chercher des clous !
Cléandre resta planté là, bouche grande ouverte, l'air d'un merlan frit, incapable d’imaginer comment une gamine haute comme trois pommes avait pu grimper sur un toit et faire des acrobaties sans finir en crêpe au pied du mur.
— Vous... vous l’avez réparé toute seule ?
Elle acquiesça d’un air tout à fait sérieux.
— Grand-mère m’a donné des instructions. Elle dit que quand quelqu’un fait une bêtise, il doit réparer. Et puis, vous n’aviez pas l’air très motivé pour revenir le faire. Alors j’ai pris les choses en main. Vous avez eu de la chance, vous savez. Le toit est très vieux, mais je l’ai fait tenir.
Cléandre ouvrit la bouche pour répliquer. Une petite voix siffla dans son dos :
— Tu vois, Cléandre, même les enfants réparent leurs dégâts. Toi, tu préfères courir après des pigeons.
Miranda, les bras croisés et l'air aussi solennel qu'un juge de foire, s'était approchée sans bruit. Elle fixait Cléandre avec cet air innocent qui chez elle annonçait toujours une vacherie.
— Pas des pigeons, des opportunités, grommela Cléandre sans grande conviction.
La gamine à la cuillère haussa un sourcil, intriguée.
— Il court après des pigeons ?
— Pas littéralement, répondit Miranda, en agitant la main. Quoique... l'autre jour, il a sauté dans une fontaine en croyant attraper une bourse : c'était une mouette.
Cléandre leva les yeux au ciel et soupira longuement, il portait à cet instant sur ses épaules tous les toits effondrés du royaume.
— Ce n'était PAS une mouette. C'était... un pigeon très... aquatique, se défendit-il mollement.
La petite éclata d'un rire franc, le genre de rire qui faisait vaciller les carreaux. Elle tapota affectueusement sa cuillère contre sa paume, le regard pétillant.
— Eh ben, le démon a encore du boulot. Au moins, il revient. C’est un début, non ?
Miranda lui adressa un grand sourire malicieux.
— Oui, il revient. Et parfois, il sent même le savon.
Cléandre leva les bras au ciel d’un air résigné.
— Je suis revenu pour réparer une promesse, pas pour me faire lapider avec des compliments.
La petite fille, hilare, ouvrit grand la porte.
— Alors, entrez.
Cléandre échangea un regard méfiant avec Miranda, qui, toute fière, lui fit signe d'avancer. Il renifla discrètement : pas d’odeur de piège, pas de fumée de chaudron, pas de nappe humide.
À peine eut-il passé le seuil que la petite claqua la porte derrière lui avec un sourire qui n'annonçait rien de bon.
— Bon, parfait, vous êtes pile à l'heure.
— À l'heure pour quoi ? demanda Cléandre, un mauvais pressentiment lui chatouillant l'échine.
La fillette battit des cils avec une innocence surjouée.
— Pour la mission, voyons.
— La quoi ?
— La mission, dit-elle avec le sérieux d'un général envoyant ses troupes à l'abattoir.
Cléandre recula d'un pas et percuta Miranda qui, toute sourire, le poussait maintenant dans la pièce.
— T'as pas le choix, Cléandre, souffla-t-elle. Tu dois racheter tes billes noires, non ? Eh ben voilà : le destin t'envoie une petite épreuve.
La fillette hocha gravement la tête.
— Exactement. Puis, je me dis qu'avec une alliée comme elle, elle désigna Miranda d’un geste de cuillère, le démon aurait peut-être une chance de ne pas s'enfuir cette fois.
Cléandre déglutit.
— Et... et en quoi consiste cette mission ? J'étais venu pour un toit, un marteau et quelques clous.
La fillette haussa les épaules.
— Oh, des broutilles. J'préfère pas vous dire tout de suite. Vous risqueriez de partir en courant.
Miranda tapota l’épaule de Cléandre d’un air compatissant.
— Elle te connaît bien.
Cléandre leva les yeux au ciel, hésita à rebrousser chemin, puis se ravisa en voyant que Miranda venait de verrouiller la porte derrière eux avec un sérieux appliqué.
La petite fille, toute excitée, joignit les mains.
— Allez, d'abord, on prend un goûter. Après, je vous explique.
Résigné, pris au piège entre deux sourires de miel et deux volontés d'acier, il se demanda, amer, qui étaient les véritables démons, au fond.