En quittant ce foyer, je repense à tout ce que m’a raconté la gentille infirmière, tout ce que j’ai appris au sujet de mon père. Elle a permis à cet étranger, de reprendre la place qui aurait dû toujours, être la sienne, dans mon cœur. Les larmes qui refusent de couler m’étranglent. Je desserre l’écharpe autour de mon cou. Mais ma gorge reste nouée.
Mon père est parti un peu avant l’indépendance d’Algérie, j’avais à peine trois mois. Après la deuxième guerre mondiale, la France, en pleine reconstruction, a facilité l’arrivée sur son territoire d’une main d’œuvre peu qualifiée et peu gourmande. Son employeur, avant même le début de la guerre d’indépendance, a eu l’intelligence de tout vendre en Algérie pour aller développer son entreprise de BTP à Lyon. Il avait gardé un seul chantier, à Oran, car cette belle ville balnéaire, était en pleine expansion. Mais mon père avait préféré tenter l’aventure avec lui en France.
Je ne voyais mon géniteur, comme je l’appelais avec mépris, quand j’étais adolescent, qu’une fois par an, pendant les vacances d’été. Dans mon village berbère, les gens se nomment par leur prénom suivi d’un surnom. Pour mon père, c’était tout naturellement Ahmad le français. Je le revois accroupi, le sourire surmonté d’une petite moustache, les bras tendus vers moi. Il essayait de me rassurer, de m’apprivoiser, en me répétant que j’étais son fils, et qu’il était mon père. Mais, dès qu’il s’approchait de moi, je fuyais en pleurant. Chaque fois qu’il revenait, il se sentait obligé d’arriver les bras chargés de présents, pour tous les gens du village, comme pour se faire pardonner sa désertion en quittant le bled. Il se devait de faire honneur à la famille. Il avait pris du grade puisqu’il travaillait maintenant dans un pays riche. S’il n’était pas capable de s’enrichir lui-même, tout le monde le surnommerait alors, « Ahmar (âne) » au lieu de Ahmad. Ma mère n’a jamais voulu quitter sa famille pour le rejoindre. Profitant de la nouvelle loi sur le regroupement familial, mon père a insisté une dernière fois, sans succès. Ma mère toujours aussi fière et déterminée, s’était jurée de ne pas partir en France porter la mini-jupe, ainsi que le font ces femmes de mauvaise vie, qui fument comme des hommes. Mon frère et moi, en avons toujours voulu à ma mère pour cette raison. Nous aurions aimé grandir, étudier et travailler en France, au lieu de rejoindre les nombreux Hitistes qui encombraient les rues d’Alger depuis l’indépendance.
Mon père nous envoyait de quoi subsister, une fois qu’il avait payé le loyer du préfabriqué où il vivait avec deux autres immigrés. Dès qu’il a pu s’acheter une vieille Peugeot, il la chargeait de tout ce qu’il trouvait d’intéressant, et traversait la France et la méditerranée pour nous retrouver. Dès le premier jour de juillet, je montais quotidiennement jusqu’à la basilique Notre Dame d’Afrique (Lalla Myriam) qui surplombe la baie d’Alger. De là, je scrutais la mer qui j’espérais, me ramènerait mon père. En 1982 j’ai passé tout l’été à faire les allers et retours entre la basilique et le port, mais sa voiture n’est sortie d’aucun bateau. A partir de cette année-là, très en colère, je me suis juré de ne plus aller l’attendre. J’apprendrai plus tard, qu’il s’était arrêté sur une aire de repos pour dormir un peu. Il s’était fait braquer par un groupe de quatre hommes, qui lui ont pris ses papiers, son argent et les quelques cadeaux qu’il comptait nous offrir.
A ma mère qui craignait qu’il ne nous abandonne un jour, il répondait « tu es folle ! Ici c’est ma terre à moi et vous êtes ma seule famille, je reviendrai toujours vers thamoithe é nou ». Effectivement il revenait dès qu’il le pouvait. Je ne sais pas s’il a eu d’autres femmes en France ou d’autres enfants. J’en doute. Mais le doute subsistera toujours, puisque je n’ai rien osé lui demander de son vivant. Quoi qu’il en soit, l’infirmière du foyer où il vivait, ne lui connaissait pas d’autre famille que la mienne.
Deux ans avant l’âge de la retraite, il est tombé de l’échafaudage où il travaillait encore, la veille de son départ en vacances. Il a été hospitalisé trois mois, en raison d’une fracture du fémur et de deux tassements vertébraux. Il n’a jamais pu reprendre le travail. Il ne faisait plus grand-chose. Il a pris du poids et du diabète. Il nous disait qu’il aurait aimé rentrer définitivement , mais en quittant la France, il perdrait tous ses droits, surtout ceux qui lui permettaient de se soigner. De toute façon, il aurait vécu de quoi en Algérie ? Il devait rester sur le territoire français, pour continuer à percevoir la maigre retraite pour laquelle il avait cotisé près de 40 ans. Il s’est installé dans un foyer Sonacotra, avec d’autres émigrés vieillis, comme lui. Ils se sont soutenus moralement, refaisant le monde dans la cour du foyer, autour d’un thé à la menthe. Un de ses amis, Mahmoud, n’avait plus de lien avec sa famille restée en Algérie. Malade très tôt, il n’a pu obtenir que le minimum vieillesse. Il n’avait pas les moyens de faire les trajets. De toute façon, c’était la honte de retourner au pays avec rien. Il ne supportait plus d’être traité comme un étranger dans son pays natal. Il préférait être traité comme un étranger à l’étranger. Le groupe de Chibanis (« vieux » en arabe) s’est petit à petit réduit. Lors de sa dernière visite chez nous, mon père nous a raconté que Mahmoud était mort tout seul, en maison de retraite. Ses amis et lui, n’ont pas été prévenus. Ils se demanderaient toujours, si leur ami a bien été enterré selon les rites musulmans. Ils ont fait une prière commune pour la paix de son âme, et ont demandé à Dieu de leur pardonner ce manque à leur devoir envers leur frère.
Mon père ne voulait surtout pas mourir seul en France. Pourtant il repartait inexorablement dans son foyer. Je suis sûr que ce n’était pas uniquement pour les soins. Il a vécu plus de temps en France qu’en Algérie. Je pense qu’il se sentait chez lui là-bas, et ne venait que par obligation familiale. Il a toujours été écartelé entre les deux pays, générant un sentiment de culpabilité. Il se sentait coupable d’avoir quitté son pays, sa femme, ses enfants. Coupable, comme Adam qui avait dû quitter le paradis pour avoir gouté au fruit interdit. Les dernières années, il répétait au téléphone qu’il ne se sentait maintenant plus capable de faire le trajet pour venir nous voir. Il n’arrivait pas non plus, à obtenir un visa pour mon frère ou moi, la politique d’immigration s’étant durcie en France. Cette incapacité à nous venir en aide, entretenait son sentiment de culpabilité, d’autant qu’il trahissait la promesse faite à ma mère.
J’ai dit qu’il se sentait chez lui en France, je devrais préciser plutôt, qu’il se sentait chez lui dans ce foyer. Il s’y était façonné un nouveau cocon amical presque familial. Les résidents y étaient solidaires, accueillants les nouveaux venus, les aidant à prendre leurs marques. Il était un des plus anciens et considérait les petits jeunes comme ses enfants. A cette phrase prononcée innocemment par l’infirmière, mon cœur s’est pincé de jalousie. En revanche, en dehors du foyer et du travail, il se sentait de plus en plus indésirable. Il passait du statut d’enfant désiré pour participer à la reconstruction, à celui d’enfant illégitime, menaçant la sécurité de la mère patrie. Elle a rajouté qu’il ne sortait plus trop les dernières années, préférant l’ambiance chaleureuse du foyer, au climat devenu de plus en plus hostile de la société française.
Il ne se reconnaissait pas non plus, dans la jeunesse musulmane. Il la trouvait provoquante, présomptueuse, exhibant leur appartenance religieuse de façon criarde. Comme si, arborer la plus longue barbe, ou, pour les femmes, l’habit le plus long et le plus ample, était un gage de grande piété. En Algérie la société évoluait vers le modernisme. En France ces gens retournaient des siècles en arrière. Cette jeunesse, dont la souffrance semblait invisible aux yeux de la société française, faisait tout pour se manifester de façon la plus ostensible possible. Probablement qu’elle ne se sentait pas assez accueillie par la mère adoptive qu’était la France. En quête de son identité, elle croyait sûrement y accéder par un retour aux origines par le biais vestimentaire. Il avait bien essayé d’en discuter avec quelques jeunes hommes à la sortie de la Mosquée, mais se sentant agressé, il a préféré rester chez lui pour prier. On lui a reproché de ne pas savoir lire et de ne pas avoir étudié le Coran. S’ils l’avaient laissé parler, ils sauraient qu’à force de l’écouter pendant cinquante ans, il a réussi à apprendre par cœur le livre saint. On lui a fait comprendre qu’il ne connaissait rien à la religion, à lui qui s’est toujours opposé à la démesure autant dans ses actes que dans ses pensées, au nom de Dieu. Alors qu’eux ne savent rien en dehors de ce que certains bons orateurs leur apprennent, en brandissant des versets sortis de leur contexte, ou en faisant référence à des hadiths douteux.
Quand il a su qu’il était atteint d’un cancer de la prostate, et que la maladie évoluait malgré les traitements, il a repensé à Mahmoud. En dépit d’une grande faiblesse, il a commencé à organiser son départ, préférant aller mourir au pays, près de sa famille, qui pourrait ainsi venir visiter facilement sa dépouille. Ce fut un vrai parcours de combattant. Illettré et affaibli par la maladie, il ne s’occupait plus de ses papiers qui étaient périmés depuis longtemps. C’est l’infirmière du foyer qui l’a aidé à obtenir un passeport, un billet sans retour, et à vider son modeste studio, qu’elle m’a fait visiter. Elle l’a emmené à l’aéroport en fauteuil roulant. Elle se demandait comment il se débrouillerait en arrivant à Alger. Il n’avait pas pu nous joindre pour nous prévenir de sa venue. Elle s’était absentée quelques minutes pour enregistrer les bagages et, à son retour, elle l’a retrouvé sans vie dans son fauteuil. Personne autour de lui ne s’était rendu-compte qu’il était mort. Il est parti discrètement, sans un bruit, en toute pudeur, comme il a toujours vécu.
Cela fait maintenant cinq ans qu’il nous a quitté. L’infirmière a eu du mal à me retrouver. J’ai dû montrer de la patience et de la détermination, sans quoi je n’aurais jamais pu obtenir le visa d’entrée en France. Ce visa allait me permettre de comprendre mon père, de retrouver la paix de l’âme, et de remplacer cet enfant meurtri que j’étais par un homme aux bases solides. Au cimetière communal, j’ai beaucoup pleuré, en lui disant tout ce que je pensais de lui. J’ai pu vomir tous mes regrets. Je lui ai reproché de ne pas s’être battu pour moi, ni pour être avec moi et encore moins pour me soutenir. C’était tout ce dont j’avais besoin pour m’élever harmonieusement. Je l’enviais d’être en France, sans savoir à quel point ce pouvait être difficile pour lui. Je lui ai dit combien il m’avait manqué aussi. Je lui ai demandé pardon, mais surtout, j’ai pu lui pardonner et lui promettre de tout faire pour ramener sa dépouille au pays.