DES PASSÉS

Par SHÂMSE
Notes de l’auteur : Personne ne détient la vérité, car la vérité est plurielle et personnelle. L'absence de vérité n'est pas forcément mensonge.

Longtemps j’ai travaillé comme aide-ménagère chez des personnes âgées. Je leur faisais le ménage, bien sûr, mais aussi les courses, les repas, ou tout simplement je leur tenais compagnie. Le problème est que l’association qui m’avait engagée, m’en demandait toujours un peu plus, surtout pendant l’été. Comme mon salaire ne me suffisait pas, j’acceptais les nombreuses heures supplémentaires qu’on me proposait. Je courrais de maison en maison, je remplaçais des collègues malades, ou parties déçues par la profession. Moi aussi j’ai fini par partir pour aller faire le ménage dans les bureaux. On n’a pas tous ces déplacements à effectuer et je suis sûre de pouvoir prendre mes jours de repos hebdomadaires, ainsi que mes vacances. Surtout, chose non négligeable, je suis un peu mieux payée. Ce qu’il me manque, c’est ce lien que j’avais avec ces femmes et ces hommes âgés, qui se confiaient facilement à moi. J’ai toujours pensé que si j’avais été soutenue par mes parents, au cours de mes études, j’aurais peut-être pu devenir psychologue. Même si une fois, il faut bien l’avouer, j’ai très mal analysé ce que m’avait raconté une personne âgée.

En effet, je travaillais chez une vieille dame que j’appellerai Yvette. Je lui faisais le ménage, l’accompagnais dans ses sorties, et lui tenais compagnie. Elle vivait seule dans un petit appartement, et se sentait délaissée, abandonnée même. Ses deux fils ne vivaient pas très loin de chez elle, et ses petits-enfants adultes, habitaient tous la région. Toute sa vie, elle avait me disait-elle, multiplié ce qu’on appelle des petits boulots, qui n’avaient en réalité de petit que le salaire, tant ils étaient pénibles et fatigants. Elle n’avait pas le choix, élevant seule ses enfants.  Elle se plaignaient souvent de ne pas avoir de leur part, une petite visite ou un coup de fil. Elle aurait aimé passer un ou deux week-ends, chez l’un ou l’autre. Elle ressassait qu’elle avait tout fait pour ses fils, qui précisait-elle, ne sortaient jamais mal habillés quand ils étaient petits et encore moins le ventre vide. Elle ne regrettait pas d’avoir œuvré à leur rendre la vie plus agréable. Mais elle se désolait simplement de voir la façon dont ils manifestaient leur reconnaissance. Je n’avais rencontré qu’un seul des fils. Il était venu lui faire signer des papiers. Yvette me demandait à chacune de mes visites, pourquoi ses enfants l’abandonnaient. Elle avait pourtant vécu pour eux, une vie de sacrifices, et maintenant ils l’ont privée de tout, même de ses amis. Il semblerait que ses fils géraient sur internet ses comptes, ses factures et même ses courses qu’ils lui faisaient livrer alors qu’Yvette adorait faire les magasins. De plus, ils lui interdisaient de faire rentrer qui que ce soit chez elle.

Yvette était très amoureuse d’un monsieur qu’elle avait rencontré dans le parc du quartier. Il comblait le vide laissé par l’éloignement de ses garçons, mais elle ne pouvait, ni le voir, ni le recevoir à sa guise. Chaque fois que je venais travailler, elle avait besoin de se confier, d’alléger son cœur assombris par le chagrin. Elle me faisait promettre de ne rien dire tant ses fils lui faisaient peur. Ils n’avaient pas accepté que leur mère demande le divorce, les privant ainsi de la présence d’un père alors qu’ils n’étaient encore que des adolescents. Ils n’ont pas cherché non plus à connaitre ses motivations. S’ils avaient été à l’écoute de leur mère, ils auraient appris qu’elle avait été violée par son beau-père, que sa mère ne l’avait jamais crue, ni soutenue, et qu’elle avait dû fuir pour aller vivre chez sa grand-mère. Quand on l’a mariée, elle avait refusé la consommation du mariage, terrorisée à l’idée de revivre le traumatisme causé par son beau-père. Son mari l’avait prise de force, et ce chaque fois qu’il le désirait. Elle n’avait jamais osé lui expliquer son refus de relation sexuelle. Tout cela s’était déroulé quelques soixante années auparavant, et pourtant elle en parlait comme si ces évènements dataient de la veille. J’étais surprise qu’elle se sente envahie par la honte au lieu d’exprimer de la colère. Elle aurait pu être en colère envers son beau-père, envers sa mère, envers son mari. Mais non, elle me parlait comme si les murs avaient des oreilles, chuchotant à peine, la tête rentrée dans les épaules, le regard fuyant, craignant que quelqu’un n’entende notre conversation. Ses yeux exprimaient encore la peur et l’humiliation qu’elle avait dû vivre dans ces moments douloureux.                                                                              

Yvette était d’une extrême gentillesse. Elle m’accueillait invariablement, avec un grand sourire, me prenant dans ses bras comme si j’étais de sa famille. Je pense que d’avoir partagé avec moi son terrible secret, l’avait tellement soulagée, qu’elle m’en était reconnaissante. Elle souffrait énormément du manque de compassion de ses fils. Pire encore, de leur propension à la traiter comme une petite fille puisqu’elle n’avait même pas le droit de fréquenter qui elle voulait.

Un matin, je l’ai trouvée en larme. La nuit avait dû être longue, à en croire les poches qu’elle avait sous ses yeux de chien battu. La veille, elle avait invité son amoureux à partager le repas. Son fils avait débarqué sans prévenir, comme par hasard ce soir-là. Il avait crié sur sa maman et pris le monsieur par le bras pour le mettre dehors, manquant de le faire tomber. Yvette, sous le choc, ne se souvenait même plus de ce qu’avait vociféré son fils, ni de comment avait réagi son ami. Une fois de plus, elle était envahie par la honte, elle qui n’était pas responsable de la façon dont on avait traité son ami. Je ne comprenais pas qu’on puisse être si dur envers sa mère, et s’immiscer ainsi dans son intimité. A partir de cet épisode, c’est comme si on avait apposé un éteignoir sur le chandelier de sa joie de vivre. Elle ne m’accueillait plus avec son charmant sourire, ne parlait plus beaucoup. Elle qui adorait sortir, ne quittait plus son canapé. Je la voyais maigrir de jour en jour, à m’en faire mal au cœur. Elle en perdait même la tête, ne se souvenant plus de choses simples qu’elle venait de voir, entendre, ou de faire. Elle ne faisait que répéter qu’elle devenait folle. Elle se rendait compte qu’elle oubliait beaucoup de chose, et la crainte de perdre la mémoire comme sa grand-mère, la mettait dans un état d’angoisse à la limite de la panique.  J’ai tenté de la rassurer, expliquant que la dépression était à coup sûr, responsable de ses oublis. J’ai fini par lui proposer de reprendre contact avec son ami, quoiqu’en disent ses fils. J’acceptais de faire l’intermédiaire et d’aller porter des explications et des excuses auprès de ce monsieur. Mais, tellement affectée, elle était incapable de me donner son nom de famille, ni même son adresse. Nous avons donc décider d’aller régulièrement nous promener dans ce parc, et avons fini par le rencontrer. Quand ils se sont vus, Yvette a lâché mon bras pour se diriger vers son amoureux, qui lui, a lâché sa canne, pour tendre vers elle des mains tremblantes. L’amour vous fait retrouver l’équilibre. Comme c’était émouvant de les voir s’approcher timidement l’un de l’autre, en bafouillant comme des adolescents. C’est ainsi qu’il a recommencé à venir chez elle en cachette, permettant à Yvette de redevenir souriante, le visage illuminé de bonheur.

Un jour j’ai sonné chez elle, mais la porte est restée close. L’inquiétude a progressivement inondé mon cerveau. J’ai d’abord pensé que la sonnette ne fonctionnait plus. J’ai donc ouvert l’immeuble avec mon badge. Par respect pour elle, je ne l’utilisais jamais, j’annonçais ainsi ma venue et lui permettais d’accepter de me recevoir. C’est important pour quelqu’un qui avait perdu le droit de décision (j’avais lu ça dans un livre de psychologie). En montant les marches de l’étage de son appartement, j’ai tenté de me convaincre qu’étant dans sa salle de bain, elle n’avait peut-être pas entendu la sonnette. Ou alors, qu’ayant mal dormi elle prolongeait encore un peu sa nuit. Au moment de frapper chez elle, j’ai un instant imaginé Yvette, au sol, le col du fémur cassé, épuisée et douloureuse. Personne n’a répondu. Tremblante et morte d’inquiétude, je me suis reprise à plusieurs fois pour faire le code du boitier où se trouvait sa clé. Comme par hasard elle ne voulait pas rentrer dans la serrure, comme si la clé n’était pas la bonne. La porte s’est finalement ouverte. Les volets étaient fermés. J’ai appelé plusieurs fois sans réponse, scrutant les coins de chaque pièce comme si elle pouvait y être cachée. J’ai téléphoné à un de ses fils, espérant sans trop y croire, qu’il l’ait emmené chez lui. Il semblait affolé au téléphone, m’a demandé de refermer soigneusement l’appartement. Il me rappellerait quand il aurait de ses nouvelles. Il prévenait tout de suite la gendarmerie.

J’ai appris avec stupéfaction qu’Yvette avait été hospitalisée en Espagne, car elle avait été retrouvée errant dans les rues de Tarragone, perdue, apeurée, sans papier. Il faisait une chaleur étouffante en ce mois d’aout caniculaire. Elle était complètement déshydratée et souffrait d’une infection rénale sévère qui aurait pu l’emporter.  Après enquête de voisinage, la Guardia civil ayant retrouvé la maison et les informations nécessaires, s’étaient empressés de contacter ses fils. Ceux-ci avaient aussitôt pris l’avion pour aller la chercher. Yvette ne se souvenait plus de rien. L’ainé de ses fils m’a informée qu’elle souffrait d’une démence vasculaire jusque-là bien équilibrée. Personne n’a jamais su comment elle avait pu se débrouiller pour aller à Tarragone, malgré ses troubles cognitifs. Là-bas, son état neurologique a été déstabilisée par le changement brutal du lieu de vie, et de ses habitudes, mais aussi par la déshydratation.

Nous avons repris nos rituels, et sommes retournées au parc où elle a pu revoir son ami. Celui-ci s’est empressé de lui demander si elle avait pu vendre la maison qu’elle possédait près de Tarragone, et si elle avait fait transférer l’argent sur le compte qu’il lui avait indiqué. Yvette ne se souvenait plus de Tarragone et répétait qu’elle ne comprenait pas de quoi il parlait. J’ai dû intervenir pour demander à ce monsieur d’arrêter, car plus il s’énervait, plus Yvette semblait affolée et perdue. J’ai compris un peu tard, à quel point ce monsieur était intéressé. J’en ai eu mal au cœur pour Yvette. Je m’en voulais d’avoir mal considéré les fils, qui en réalité protégeaient leur mère de personnes mal intentionnées comme ce monsieur. Quand je pense que j’ai failli porter plainte contre eux pour mauvais traitement envers une personne âgée ! Comment ai-je pu me tromper à ce point ? J’ai tellement voulu croire à l’histoire troublante qu’Yvette me racontait, que j’en ai oublié tout discernement.

Je ne saurai jamais qu’elle était la part de vérité dans ses confidences.

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