J’avais 21 ans. L’été arrivait par ma fenêtre sale, sous les bruits de travaux de mon voisin. En réponse, je fermai les volets. Je n’avais plus le droit de sortir.
Le monde entier semblait comme en stase, comme ces petits personnages sur l’écran d’une télévision stoppés dans leur élan par un bouton pause. Je suivais des études musicales, je faisais des stages dans les écoles pour devenir un musicien intervenant, parfois je sortais le soir avec des collègues de ma formation pour me détendre et jouer de la musique autour d’une bière. Tout ça, en une soirée, s’était arrêté. Il était impossible de s’en remettre.
Tous les jours, ma boite aux lettres virtuelle se bondait de mails en panique. Nos professeurs, la responsable, les secrétaires, le directeur de formation… Personne ne savait quoi faire. Tous ceux qui le pouvaient devaient assurer la continuité des études en utilisant films et enregistrements vidéo… Mais pour moi, qui n’avais ni le matériel ni des voisins coopératifs, c’était impensable. L’un d’entre eux avait décidé de faire des trous dans un mur porteur toute la sainte journée. Il était déjà impossible de s’entendre parler, et ce durant des heures. Quand le supplice arrêtait, je n’avais juste envie que de silence. Je ne pouvais rien faire.
Puis, un matin, je reçus le mail d’un de nos professeurs d’analyse musicale active. C’était le genre de professeur qui nous faisait rêver en cours par ses connaissances et ses capacités. Il était de ceux qui pouvaient aisément passer de Joseph Haydn à Rage Against the Machine. Il avait été de ceux qui réalisaient des exploits absurdes dans l’art, juste pour la performance. Il nous avait expliqué, un jour, qu’il avait joué une pièce au piano d’Erik Satie pendant vingt heures sans s’arrêter. Avec lui, je m’éloignais de tout ce que j’avais pu connaître des professeurs. Avec lui, j’étais émerveillé et fasciné de l’entendre parler, comme s’il avait pu tout connaître, tout étudier, sans aucun jugement ni a priori. Avec lui, j’étais fier d’étudier la musique.
Son cours avait une structure simple, en trois heures. Dans le premier temps, il nous donnait le contexte historique et les éléments de réflexion d’une œuvre de son choix, dans le thème de son choix. Ensuite, il nous faisait écouter la pièce. Et enfin, nous faisions avec lui l’analyse de l’œuvre, dans le prisme décidé en amont. C’était clair, dense, précis, et l’on finissait très régulièrement avec un mal de crâne en sortant. Son mail nous expliquait que pour notre évaluation, il nous proposait un exercice plutôt périlleux : celui de constituer nous-mêmes notre analyse sur les sujets qu’il n’avait pas pu aborder en cours, afin de rattraper notre retard involontaire. Assez dubitatif, j’avais ouvert le fichier pour voir les titres que l’on devait étudier. Mon cœur s’est arrêté sur une ligne, découvrant un nom que je n’aurai jamais espéré voir un jour dans mes études. Mon choix s’est fait en une seconde. Mon travail durant le confinement général aura été de disséquer « The Call of Ktulu » de Metallica.
Des années que j’écoutais l’œuvre avec admiration. Des années que je participais à une table de jeu de rôles sur le réveil de Cthulhu. Bien plus d’années encore que je lisais Lovecraft sous les conseils d’un ami qui se promenait au lycée avec un exemplaire du Necronomicon sous le bras. Une telle conjonction me paraissait impromptue. Tout ce que j’avais à faire était d’écouter la pièce, relever le moindre thème, la moindre note qui me semblait avoir du sens et la comparer à sa version orchestrale interprétée par Metallica et l’orchestre de San Francisco en concert en 1999. Ça m’était lunaire. Jamais je n’avais eu autant envie de faire un travail, même s’il s’annonçait titanesque. Il y a tant à dire sur le groupe, tant à dire sur l’univers de Lovecraft et son influence culturelle, et il y a tant à dire sur la musique « The Call of Ktulu ». C’était un rêve éveillé, qui se promettait très vite de devenir une torture.
J’ai écouté la pièce, une fois, deux fois, trois fois, dix fois, cent fois. Je notais tous les éléments de la structure narrative à la seconde près. Elle tournait en boucle pendant que j’écrivais, priant pour ne rien oublier, espérant rendre honneur à une œuvre de son calibre. Pendant des jours, elle fit concurrence à la perceuse du voisin. Elle imprégnait de son aura menaçante l’air de tout l’immeuble. Comme si, à la six cents soixante-sixième écoute, le Dieu très ancien allait se réveiller de par une invocation fortuite de ma part. J’étais possédé.
J’y passais des heures, tous les jours, pendant plus de deux semaines. Quand je n’en pouvais plus de l’entendre, j’écoutais sa version orchestrale, relevant les différences, à nouveau à la seconde près, quitte à réécouter le même passage de quinze secondes pour être sûr. Je ne vous ferai pas l’affront ici de vous envoyer le devoir d’analyse comparée sorti de ces semaines folles. Mais si vous ne le savez pas, sachez que « The Call of Ktulu » raconte tout un récit sans un mot, et qu’il suffit de tendre un peu l’oreille pour reconnaître un bateau sur les eaux froides à son introduction, un bateau qui se fera lentement menacer puis détruire de part en part par une créature monstrueuse. Une histoire qui, en cette période troublée, me faisait penser à un autre monstre invisible, qui s’attaquait cruellement au bateau sur lequel nous étions tous.
J’ai tant écouté « The Call of Ktulu » que le logiciel que j’utilisais n’arrive plus à m’afficher le nombre de lectures total. C’était sûrement trop dur à supporter pour lui. Et pourtant, aujourd’hui encore, je n’ai pas réussi à me lasser de cette œuvre. Je l’aime toujours autant, je suis toujours transporté par son intensité qui détruit l’introduction en arpège doux d’une guitare qui n’ose plus se présenter. Je continue encore de l’écouter, et peut-être même que je l’apprécie d’autant plus maintenant que je connais toutes ses subtilités, toutes ses mécaniques, tous ses enjeux. Ce travail a été ma bouée de sauvetage dans une période où je commençais à me noyer. J’ai pu me plonger à corps perdu dans une analyse qui me passionnait, qui sans grande surprise récolta la meilleure note de la promotion. Ce fut le seul instant de fierté et moment de gloire de cette période. Alors aujourd’hui, je l’écoute avec un petit sourire aux lèvres. Le Grand Cthulhu a peut-être noyé tout le monde, mais moi, pour les amis qu’il m’a permis de connaître, pour les heures de jeux qu’il m’a donnés, et pour ce bol d’air au milieu de l’asphyxie qu’il m’a offert, je peux dire qu’il m’a très probablement sauvé la vie.