Mars - YUNGBLUD (interpété par Mrs Yéyé)

Par Pouiny
Notes de l’auteur : https://youtu.be/P7YsBAUpH-U

J’avais 20 ans, et j’étais dans les études de mes rêves. J’avais souffert pendant plus de huit ans au conservatoire, à tel point que j’avais tout jeté une fois le diplôme obtenu et m’étais promis de ne plus jamais faire de musique. Ma mère m’avait trouvé cette formation, m’assurant qu’elle correspondait bien plus à mes attentes et mes besoins. C’étaient des études pour devenir un musicien polyvalent, un musicien capable de jouer de tous les genres, de tous les styles, un musicien adaptable pour un public qui l’était tout autant. J’allais être musicien intervenant en milieu scolaire, hospitalier et carcéral.

 

Il y avait un examen d’entrée pour cette formation, je le passais haut la main. Dès lors, les études commencèrent et je fus très heureux. J’avais des traumatismes qui me bloquaient dans certains points de progression, notamment dans ma gestion du stress et ma prise d’initiative. J’étais tant habitué que l’on me dise quoi faire et que j’y obéisse sans avoir à me poser de question qu’il m’était difficile de devenir celui qui pense et qui a la responsabilité de penser. J’ai très vite parlé de mes handicaps psychologiques à mon directeur de formation, dont l’attitude compréhensive m’avait conforté dans mon bonheur. Au conservatoire, on m’avait refusé la justification d’une absence, car il n’était pas concevable pour eux que je puisse avoir une gastro-entérite. Ici, j’avais le droit d’être une personne qui avait été brisée pendant huit ans de sa jeune vie.

 

Puis est arrivé un projet imposé, que personne n’avait vu venir. Nous devions intervenir dans les écoles des quartiers nord de Marseille pour leur transmettre des chansons qui avaient été composées tout spécialement pour eux sur un sujet précis. C’était un projet qui avait eu lieu depuis des années sans accroc avec une autrice et un compositeur, pour des spectacles de grande envergure réunissant une bonne centaine de gamins sur scène. En plus de la musique, il y avait une pièce de théâtre qui allait être jouée et qui donnait le contexte et le lien pour tout le monde. J’aurais pu tomber sur le thème choisi l’année précédente, qui portait sur la malbouffe. Ou peut-être que cela aurait pu être n’importe quoi d’autre, j’avais juste envie d’intervenir dans les écoles. Mais nous avons eu comme sujet les maladies mentales.

 

Le spectacle s’appelait « La ballade des monstres perdus ». Il mettait en scène un cirque macabre, avec un Monsieur Loyal qui présentait avec cruauté, une par une, ses bêtes de foire. Sauf que ces bêtes étaient non pas des animaux, mais des malades. Le dépressif, l’insomniaque, la névrosée, l’hyperactif, l’addict… C’était eux, les monstres de la pièce. C’était eux, dont les enfants allaient interpréter les chansons et c’était d’eux, dont le public allait se moquer pour leurs répliques absurdes, ridiculisés même par le Monsieur Loyal.

 

Je ne me souviens que de trois lignes, les trois dernières lignes, que j’ai lues en tremblant alors qu’une professeure nous vendait le projet. « Que peut-on donc dire, finalement, de tous ces monstres? Qu’ils sont pathétiques! Mais qu’au moins, ils chantent. » J’avais mal au cœur, envie de vomir. Comment aurais-je pu ne pas le prendre pour moi ? J’étais directement visé par cette pièce. J’étais ce dépressif, cet insomniaque et peut-être même ce névrosé dont la pièce se moquait. Et j’allais pourtant devoir non seulement l’apprendre, mais aussi la transmettre à des enfants de sept ans qui vivaient dans des quartiers sensibles de Marseille.

 

Je me suis fait entendre immédiatement, même si ma voix tremblait. Je n’étais pas capable de croire ce que la formation était en train de me faire. J’avais l’impression que c’était une mauvaise blague. J’avais l’impression d’avoir été trahi. Beaucoup de mes collègues partageaient au moins un peu de mon choc et de mes doutes. Dans mon cœur, je me sentais piégé. La professeure refusait de m’entendre, m’assurant que le problème ne venait pas de l’œuvre. Je le savais, je l’avais bien compris, j’allais être obligé de porter durant des mois un projet qui m’insultait et que je rejetais de toute mon âme. Moi qui avais tant voulu intervenir dans les écoles, me faire le plus d’expérience possible, tout ceci devenait désormais mon pire cauchemar. Je n’avais plus envie d’être là.

 

Ce fut une pandémie mondiale, finalement, qui cassa le projet alors que l’on commençait à peine à le présenter. À l’époque, j’en ai honte aujourd’hui, mais j’en étais soulagé. Je ne pensais pas qu’une maladie pouvait prendre tant d’ampleur. Je ne m’attendais pas à des années de fixation, une pause aussi sévère. J’étais juste sauvé d’un devoir qui me donnait des cauchemars depuis des semaines. On nous demanda de nous enregistrer, de faire pour les enfants des tutoriels vidéo de ces chansons pour continuer de leur apprendre, au cas où le spectacle puisse quand même se faire. J’ai très vite fui. Elles étaient à l’image de la pièce de théâtre : morbides, dérangeantes. L’une d’entre elles disait mot pour mot « j’ai envie de me nuire ». Pour une période aussi noire, je pense que tout le monde avait besoin d’autre chose.

 

L’année d’après, je n’étais plus concerné, mais la création revint entre les mains de la nouvelle promotion. Le même scandale se fit entendre. Ils étaient tout autant outrés, et ils avaient plus de confiance en eux que moi, qui avais juste fini par me taire et prier pour que les choses s’arrêtent d’une manière ou d’une autre. Ils avaient appris que j’avais été révolté par le projet, alors ils me demandèrent mon aide, mon analyse. Je leur ai envoyé la critique écrite que j’en avais faite, j’en ai discuté avec eux, mais je ne me suis pas plus investi dans leur combat. Comme je leur avais dit, cela ne me concernait plus et cette pièce ne me rappelait pas de bons souvenirs. Puis, un matin, je reçus un message.

 

C’était un extrait audio d’une réunion virtuelle organisée avec les étudiants et les créateurs du projet. On pouvait y entendre ma professeure, celle qui m’avait affirmé que je m’inquiétais pour rien l’année précédente. On pouvait y trouver également l’autrice, que nous n’avions jamais vue auparavant et qui nous soutenait que l’on ne comprenait tout simplement rien à sa vision d’artiste. Puis, la personne qui m’avait envoyé cet audio me cibla un extrait précis. J’entendis alors ma professeure de l’année passée, déclarer devant tout le monde :

 

« Il n’y a qu’une seule étudiante — oh pardon, étudiant — qui s’est plainte de ce projet l’année dernière, et le souci vient de son vécu difficile qui l’empêche de faire la part des choses. » Je suis resté figé, à l’entente de ces mots. Comme d’habitude, le problème était de ma faute. C’était parce que j’étais concerné que je ne pouvais pas comprendre. Et elle avait dit ça, devant une promotion entière, d’autres professeurs et une autrice de Paris dont je ne connaissais même pas le nom. En faisant en sorte que tout le monde me reconnaisse, car pour que l’extrait me revienne, c’est que tous les gens présents avaient bien saisi qu’il s’agissait de moi. En sous-entendant que j’avais volontairement manipulé les autres étudiants pour interdire leur précieux spectacle. Je me sentais humilié. Ridiculisé. Nié. Elle utilisait contre moi, littéralement, une part de mon vécu dont je ne pouvais rien. Ce que j’avais voulu fuir, pendant huit ans au conservatoire, était toujours là, quelque part. C’était peut-être, aussi bien, le milieu tout entier de la musique qui était corrompu par ces personnes considérant les plus fragiles comme des moins que rien.

 

Je suis resté silencieux, le cœur battant. J’avais mal, mais je n’avais pas de mots. À qui donc allais-je pouvoir en parler ? Elle avait déclaré ça dans mon dos, après tout. C’était beaucoup plus simple, de dire du mal de moi quand je ne pouvais pas me défendre. La colère me prenait le ventre, j’avais envie de vomir. J’ai ouvert mon navigateur et cliqué sur le premier lien que je voyais. « Mars », de YUNGBLUD, interprété en français par Mrs Yéyé, résonnait sur mes enceintes.

 

« Elle avait seulement dix-sept ans, une des paires d’yeux les plus tristes de tous les temps, verts comme son maquillage, elle bravait le vent. Mais elle ne peut être elle-même et quelqu’un d’autre en même temps.» J’ai laissé tomber ma tête contre mon bureau. J’allais avoir très certainement une lettre ou deux de mon clavier qui allait s’incruster dans mon front. Ma jambe tremblait sous mon siège. J’eus juste le temps de monter le volume avant qu’une larme touche le sol. J’avais envie de cacher mes pleurs. J’avais envie d’être enveloppé par le son.

 

« Y a-t-il de la vie sur mars,

juste un peu de vie sur Mars… »

 

Ce n’était pas une question. C’était une prière. Comme un désespoir dissimulé ; est-ce que je peux m’enfuir d’ici ? Est-ce qu’il y a un monde, quelque part, ou je pourrais être accepté ? Plus Mrs Yéyé montait dans les aigus, et plus mes larmes se transformaient en cri, et plus j’augmentais le son pour le couvrir. « Y a-t-il de la vie sur mars » était désormais ma seule pensée, regroupant toute ma tristesse, ma haine, ma colère, mon sentiment d’injustice. C’était la façon la plus subtile et la plus directe d’exprimer toute l’horreur informe que je ressentais.

 

J’avais bien saisi que je n’étais qu’un monstre, à leurs yeux. Pourquoi un monstre mériterait-il de la considération, du respect ? Pour le comprendre, il suffit tout bêtement de le disséquer, c’est bien plus rapide. C’était déjà si difficile d’avancer, de m’accrocher, de progresser… Moi aussi, j’aurais pu choisir la facilité, à ce moment-là. Choisir que l’affront allait trop loin, et tout arrêter. Mais contrairement à eux, qui ne voyaient des monstres que de temps en temps quand leur route se faisait capricieuse, moi, mon chemin était semé d’embûches. Ma vie était si loin de mes rêves d’enfant. « Sens-tu que quelque chose ne va pas? Es-tu paralysé par la peur? » Même le son au maximum ne suffisait plus pour cacher mes cris. Je hurlais. Je hurlais à m’en briser la voix, espérant peut-être qu’elle se casse et se taise à jamais. Que je ne puisse plus jamais chanter, plus jamais jouer, que ma fausse carrière s’arrête que je le veuille ou non. J’en avais assez, d’être entendu de cette manière.

 

Mon colocataire entra en panique dans ma chambre. Il essaya de me consoler, en vain. Je laissais la musique tourner, se calmer sur quelques notes de désespoir. « J’en peux plus, c’est une histoire beaucoup trop entendue ». Puis, avec l’épuisement, mes cris se sont transformés en râles. Mon colocataire, désespéré, m’a posé mes deux lapins sur mes genoux tremblants. Ils me regardaient avec leurs yeux noirs inexpressifs. Ils étaient peut-être un peu vexés d’avoir été transportés sans que l’on ait demandé leur avis. C’est à eux que j’ai murmuré enfin quelques mots. « Y a-t-il de la vie sur Mars? » ma voix s’est brisée, juste après.

 

Quand je réécoute cette chanson, mon cœur remonte directement dans ma gorge. Je sais que les larmes ne sont pas loin. L’interprétation de Mrs Yéyé, avec ces paroles que je comprends naturellement mieux, renforce mon malaise. Et toujours, cette simple phrase répétée comme une litanie fait écho en moi. Ce qui importe, ce n’est pas la réponse, évidente, que l’on pourrait en donner. C’est l’état de la personne qui est obligée d’en venir à poser cette question naïve et cryptique en priant pour que quelqu’un comprenne, qui en libère tout le sens. Et cet état de désespoir, je l’ai ressenti bien assez de fois pour continuer de marcher en murmurant à demi-mot.

 

 

Y a-t-il de la vie sur Mars?

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