— Ça fait longtemps que vous attendez ?
— Attendre, attendre, je ne fais que ça...
— Depuis longtemps ?
— Depuis que je suis arrivé. Quoi faire d'autre dans une salle d'attente ?
— Des mots croisés, du tricot, des ragots, de l'introspection...
— De l'introspection ? C'est possible dans la salle d'attente d'un psy, ça ?
— Vous savez, quand on ignore son propre nom, on introspecte sur tout et n'importe quoi.
— Comme quoi ?
— Ça ne vous étonne pas plus que ça que je ne me souvienne pas de mon nom ?
— Pas vraiment, j'ai vu pire...
— D'accord.
— Sur quoi introspectez-vous donc ?
— En ce moment, sur le choix plus que douteux de notre psy en matière de tapisseries.
— Qu'auriez-vous choisi comme tapisserie pour une telle salle d'attente ?
— Certainement pas des petits canards aux couleurs arc-en-ciel, flottants sur des nuages de barbe à papa...
— Tout sauf ça, en effet.
— C'est visuellement...
— Dégueulasse ?
— J'allais dire ignoble mais dégueulasse, ça marche aussi.
— Je crois que vous êtes la première personne à dire tout haut comme moi ce que vous pensez tout bas de cette tapisserie.
— Ne dites pas ça trop fort ! Les autres patients risqueraient de nous dévisager...
— Et alors ! Qu'ils le fassent !
— Ne vous rebellez pas pour si peu, je vous prie.
— Vous savez qu'on ne m'a jamais dit de me calmer auparavant ? M'emmener chez le psy, oui. Me bourrer de médicaments, aussi. Me considérer comme un fou, j'y ai droit tous les jours. Mais qu'on me dise simplement de me calmer, jamais...
— Pourtant, ce n'est pas compliqué.
— Vous savez, on vit dans un monde où les médicaments sont la solution à tout.
— Il existe un médicament pour retrouver la mémoire, à votre avis ?
— Pas en pharmacie, je pense.
— Si ce n'est pas en pharmacie, je vais trouver ça où ?
— Sur le marché noir, peut-être. Mais je vous le déconseille fortement...
— Ah bon ? Pourquoi ?
— Un jour, mon cousin a voulu s'acheter des somnifères comme ça, et il s'est retrouvé avec la tourista pendant une vingtaine de jours. Et je peux vous assurer qu'il était bien éveillé pendant tout ce temps !
— Oh ! Le pauvre...
— Heureusement que ça va mieux depuis. Mais c'est pour dire ! Méfiez-vous !
— Je n'irais pas sur le marché noir, tant pis.
— Sinon, vous êtes plutôt thé ou café ?
— Comment ça ?
— Vous préférez boire du thé ou du café ? Il y a un distributeur pas loin, j'allais me prendre quelque chose.
— Je crois que je préfère le thé mais je n'en suis pas certaine...
— Vous saviez que certaines feuilles de thé sont connues pour exercer une influence sur l'esprit et la mémoire ?
— Ah bon ?
— J'ai cru entendre ça à la télévision un jour mais je dormais d'un œil...
— Vous arrivez à dormir d'un seul œil ?
— Vous ne connaissez pas l'expression ? C'est une façon de parler.
— Ah ! D'accord ! Excusez-moi.
— Ce n'est pas grave... Donc, oui, je disais ? Ah oui ! Je dormais à moitié donc je ne sais pas si l'information est fiable mais si ça peut vous aider, on sait jamais...
— Merci beaucoup ! Je prendrais bien un thé, pour la peine !
— Un thé pour la demoiselle, c'est noté !
— Et vous ? Qu'allez-vous prendre ?
— C'est une bonne question...
— Si bonne que ça ?
— Excellente, même !
— Ah...
— Je n'y avais pas réfléchi jusque là.
— Le choix est si difficile ?
— Si vous saviez...
— Mais ce n'est qu'un thé ou qu'un café.
— En apparence, oui. Mais le moindre choix peut déterminer le reste de nos vies.
— Dit comme ça, c'est assez inquiétant...
— C'est ce que tout le monde me dit juste avant de me noyer dans les médicaments.
— C'est pour cela qu'on vous soigne ?
— On peut dire ça. Même si j'appellerais pas ça du soin.
— Je ne sais pas comment vous demander ça... euh... vous avez des tendances paranoïaques en fait ?
— Bien pire que ça, et bien plus compliqué à traiter.
— Sans indiscrétions, je pourrais en savoir plus ?
— Bien sûr, mademoiselle. Je ne sais pas pourquoi mais je vous fais confiance.
— Je ne répéterais rien si c'est ce que vous craignez.
— Je suis atteint de dilemmite aiguë...
— De quoi ?
— Je supporte très mal les dilemmes, les questions à choix multiples, les devinettes.
— Votre vie n'a pas dû être des plus faciles.
— Effectivement ! Enfin une personne qui le reconnaît !
— Et pourquoi pensez-vous qu'un thé ou un café va révolutionner votre vie ?
— Parce que je crois en une entité supérieure qui détermine tout à notre place, à l'avance. Et, vicieusement, cette entité nous laisse du choix mais... et si on se plantait ? Et si je prenais un thé vert alors que l'Univers voulait que je savoure un café frappé ?
— Et si c'était le cas, il se passerait quoi à votre avis ?
— Je n'en ai pas la moindre idée et c'est bien ça qui m'angoisse... Contrarier l'Univers, ce n'est pas rien ! Pour autant que je sache, je pourrais être rayé de la surface de la Terre !
— Pour une histoire de boisson chaude ?
— Boisson chaude ou autre chose. L'Univers n'a besoin que d'un prétexte pour faire le ménage sur Terre. Je le dis, je le dis mais personne ne me croit.
— Ça peut vous sembler fou mais vous pensez que l'Univers a pu tenter de m'éliminer en me rendant totalement amnésique ?
— Ce ne serait pas étonnant... Même si tout le monde vous dira le contraire mais tous, tous sont dans le déni ! Le dé-ni !
— Vous n'allez donc pas choisir de thé ou de café, si je comprends bien ?
— Sauf illumination divine devant la machine, je ne pense pas...
— Je peux quand même avoir mon thé ou je dois le chercher moi-même ?
— Non, non, pas de soucis, je vais aller vous le chercher.
— Merci bien, vous êtes gentil.
— On se comprend, vous et moi. Et c'est plutôt cool, ça me change des autres gens que je côtoie !
— La seule personne que je côtoie tous les jours, c'est l'homme qui affirme être mon mari. Je vous comprends un petit peu.
— Au fait, je ne me suis pas présenté mais je m'appelle Adrien. Et vous ?
— J'ai oublié mon nom, vous vous rappelez ?
— Oh ! Oui, excusez-moi, où avais-je la tête... Je ne suis pas habitué à parler à des...
— Des amnésiques ? Ce n'est pas un gros mot, vous savez.
— On peut se tutoyer, chère Jane Doe ?
— Jane, j'aime bien comme prénom. Donc, permission de tutoiement accordée !