The Thrill is Gone

Par Bruns

Chicago, Crossroads Guitar Festival 

 

Le pire pour un musicien n’est pas la mort.  

C’est l’oubli.  

Vous avez déjà vaincu l’oubli ? 

Je vous aiderai à vaincre la mort. 

Le Dieu Serpent 

 

 

Le concert avait été mémorable. Boby King avait invité de nombreux guitaristes, tous des guitar heroes qui avaient depuis le début du blues et du rock, enflammé des foules et créé des riffs et des mélodies qui allaient rester gravées dans nos histoires. 

Tous vénéraient Boby. Il jouait déjà quand Elvis démarrait et il jouait encore quand beaucoup d’autres légendes avaient déjà disparu. 

Ce soir, le son avait été unique, fort et les spectateurs se souviendraient de ce moment. Tous les musiciens, ce soir, avaient tenté d’approcher la légende, laissant vibrer leurs talents et prenant garde à laisser la place à Boby King. 

Quand Boby avait chanté sur la dernière chanson, alors que toutes les guitares criaient sur le même riff, le son de sa voix, grave, posée, caverneuse avait surpassé tous les instruments. Avec son râle il força chacun des spectateurs et des musiciens, à aller chercher des émotions jusque dans les recoins les plus profonds de leur âme. 

Les musiciens, pourtant aguerris, furent impressionnés par cette explosion vocale, énorme, lâchée sans effort. Ils se jetèrent des regards amusés. Ils savaient qui était le maître. 

Boby et sa voix, ce soir, avaient rempli l’espace, les cerveaux, les cœurs, les tripes et les âmes. Alors que les musiciens avaient assuré, le public s’était tu, se laissant envoûté par le blues, avec comme seul guide la voix du King, avec comme seule lumière la vie de Boby. 

Quand la musique s’arrêta, la voix de Boby vibrait encore dans la salle. Le temps s’arrêta pour laisser le son et l’émotion descendre lentement. Chacun voulait profiter de ce moment pour se souvenir et garder en eux toute l’énergie partagée ce soir. 

Et puis doucement, un homme se leva et affronta le silence en tapant dans ses mains. Puis un autre, et puis toute la salle se leva et entonna un brouhaha assourdissant, tapant dans les mains, criant, sifflant. Le plaisir continuait ! 

Les musiciens reprirent leurs esprits. Ils se levèrent également et s’étreignirent les uns les autres avant d’aller féliciter Boby qui était resté assis sur sa chaise, imposant, amusé de voir ce tumulte qu’il avait provoqué. Il accepta les hommages et les acclamations, humblement, un peu gêné. Il ne chantait plus pour la gloire, mais parce qu’il en avait besoin. Il chantait pour lui-même. Il chantait en se livrant tout entier. 

Quand il fut temps, Boby salua une dernière fois la salle, qui l’acclamait encore et ses musiciens, stars ou anonymes. Puis, ses assistants le raccompagnèrent jusqu’à sa loge et le laissèrent seul. 

La loge était sombre, mal éclairée. Elle sentait le vieux tissu, odeur habituelle dans ce genre d’endroit. La porte se referma derrière lui et subitement, toute l’énergie qu’il avait pu donner ce soir, disparut. La fatigue et l’usure réapparurent avec la solitude. Son regard fut attiré par une ombre, sur le canapé de la loge. Boby chercha l’interrupteur près de la porte et alluma. Il sursauta et fut surpris de voir un vieil homme assis au fond du canapé. Le vieil homme le fixait avec un sourire malicieux. Il croisait les jambes ce qui faisait remonter son pantalon et laissait une vue imprenable sur ses chaussettes noires, imprimées d’étoiles blanches. Il portait un Homburg et un costard trop grand pour ses vieilles épaules.  

– Salut Jaha Lenna ! Qu’est-ce que tu fais dans ma loge ? Ça fait des années que je ne t’ai pas vu ! 

L’invité, sans se démonter, prit le temps de sortir un paquet de cigarettes de sa poche intérieure, en sortit une nonchalamment et l’alluma. 

– Salut Boby, effectivement ça fait un bail, Boby. Ça fait un bail ! C’est un beau concert que tu as donné ce soir. J’ai senti les vibrations jusqu’ici. Il y a un paquet de gamins qui se souviendront de ce moment. 

– Ouaip, c’était un bon moment.  

– Et comment tu te sens Boby, comment tu te sens ? 

– Comment crois-tu que je me sente, Jaha. Je suis vieux, trop gros. Je suis fatigué, hum oui beaucoup trop fatigué. J’ai adoré cette soirée, mais je n’ai plus la force de continuer. 

– Je le sais bien Boby, oui je le sais bien. Et c’est pour cela que je suis ici ce soir. C’est pour cela que je t’attendais dans ta loge. 

Il est fort dommage que les échanges de ces deux légendes du blues n’aient pas été enregistrés. Les deux hommes discutaient et répliquaient en rythme, enchaînant leurs proses comme des vers de leurs chansons. 

– Boby, tu sais ce qu’il y a de pire pour un musicien ? C’est l’oubli et la mort. Tu as déjà vaincu l’oubli, seul. Je vais t’aider à vaincre la mort. 

Boby King fut surpris de cette proposition. Il connaissait les légendes du blues et du bayou. Il connaissait le pouvoir de la musique et les cœurs et l’âme des hommes et des femmes. Mais jamais il n’avait entendu dire qu’on pouvait vaincre la mort. 

– Tu sais bien Jaha Lenna qu’il est impossible de vaincre la mort. Tout le monde fini par mourir ! 

– Tu as raison Boby, tout le monde doit mourir un jour. Mais quand on peut jouer avec le temps, alors on peut éviter de vivre le jour de sa mort. Oui BOBY, on peut éviter le jour de sa mort et je sais comment faire. 

Boby King était effaré de ce discours.  

– Jaha Lenna, pourquoi voudrais-tu que ne je meure pas. Je suis fatigué, vieux et la passion est terminée pour moi. Terminée ! 

– Boby, si tu viens avec moi ce soir. Je te promets une vie éternelle et si je te fais cette proposition c’est parce que j’ai besoin de toi. Je veux passer un accord avec toi BOBY. Tu m’accompagnes sur les routes et dans le temps et tu vas m’aider à créer les légendes dont ce monde a besoin. Seul toi est capable de m’accompagner sur ce chemin, oui, seul toi ! 

– Et si je viens avec toi, Jaha Lenna, est ce que nous allons continuer à vivre de musique, à boire du whisky et à tracer la route, pour l’éternité ? 

– Ca je peux te le promettre Boby, ça oui je peux te le promettre. 

 

Quelques minutes après cette discussion, la porte de l’entrée des artistes claqua et les 325 bourrins d’une Cadillac Sedan Deville modèle 1959, arrachèrent le bitume du parking avec à son bord, un vieil homme au Homburg et à la cravate étoilée, accompagné de ses deux blacks mastards, Boby et King. 

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