J’allais sur mes 19 ans. J’avais rompu l’été dernier avec ce garçon et nous étions désormais en automne. Sous antidépresseur, sous anxiolytiques à prendre matin, midi et soir, je fus jeté sans trop comprendre pour une semaine, seul en compagnie d’inconnus, dans un stage de musique perdu dans les montagnes de l’Ariège.
Je reparlerai de ce stage. Car même s’il a été d’une durée assez courte, il a coïncidé avec les premiers mois d’un lourd traitement qui, avouons-le, méritait quelques ajustements sur les doses. Il m’a rendu particulièrement sensible dans tout ce que j’ai pu ressentir. C’était une période étrange où je dormais plus de dix heures par nuit, où les sentiments de désespoirs intenses se remplaçaient par une sensation de vague et d’oubli, et où le moindre stimulus positif devenait une décharge dans l’aorte. Une semaine, mais émotionnellement, ce stage équivalait à des années de sentience.
Je partageai ma chambre avec une autre personne qui ne savait rien ; ni de qui j’étais, ni de mon état moral. Je prenais mon traitement en cachette chaque jour, honteusement. Et cette chambre était très vide : deux lits de camp de chaque côté de la pièce, une armoire en fer, une table de chevet, une fenêtre sur les montagnes et un ciel gris. En posant ma valise, j’eus l’impression d’entrer dans une prison ou une cure de désintoxication. Pour me réveiller à l'heure à huit heures précises avant un échauffement musical, j’avais programmé machinalement une sonnerie qui est désormais ma Musique Capsule : Ton heure viendra, de Mrs Yéyé.
J’étais peut-être dépressif, mais j’avais décidé tant bien que mal de me battre. De faire de mon mieux, pour rester en vie, même si j’étais seul dans cette lutte. Et ce choix-là, cette musique-là, ne fut pas anodin dans ma tête. Mon compagnon de cellule ignorait tout de moi, mais tous les matins il se réveilla sans un mot avec les arpèges d’une guitare électrique et une voix douce, pure, naturelle. « Éveille-toi, ouvre les yeux, tu vas arriver en retard. Oui je sais, tu aimerais mieux rester couché au pays des rêves, ne plus revoir la solitude, ne plus la vivre, ne plus être seul… »
Je ne réussissais jamais à m’éveiller avant que le chant ne commence. Et quand je reprenais conscience, la tête cachée sous la couverture, je prenais discrètement mon téléphone et au lieu d’éteindre le réveil, je branchais les écouteurs pour profiter de la suite sans déranger. Ainsi, j’appréciais la voix de Yéléna dans un silence absolu, immobile dans mon lit, perdu dans une chambre où le soleil ennuagé essayait de passer par un trou des volets. Je fixais le plafond, respirant à peine, laissant ma main trembler sur le portable qui continuait de sonner pour me réveiller, affichant l’heure avec un dessin d’horloge comme si j’étais encore endormi.
« Tu es jeune, accroche-toi, ça va aller, je te le promets. Ça va aller, je te le promets ». En écoutant cette voix, douce et rauque, me répéter au début du jour ces paroles pour moi seul, je réalisai alors que le vide était un sentiment à part entière. La chanson résonnait en moi en faisant miroiter des émotions que je n’arrivais plus à appréhender, qu’il m’était impossible de retenir. Je comprenais les mots, je comprenais le sens que j’essayais de me graver, chaque matin, dans un coin de mon crâne. Mais une essence, dans le flou de mon cerveau, continuait de m’échapper. Je me laissais plonger, protégé de l’autre par une simple couverture et un oreiller, aux pires doutes tout comme aux pires espoirs. Je suivais la voix brisée qui forçait, se modulant par l’intensité du message. Quand je pensais tomber, je me rattrapais aux arpèges, toujours identiques, toujours aussi doux. Je reprenais confiance, sans le vouloir.
« C’est l’heure de la métamorphose, alors souris, ton avenir est beau. Vas-y souris, ouais… » Je voyais mon camarade forcé se lever, chercher des vêtements, rompre l’immobilité tranquille de la pièce et du moment. Je finissais donc, obligé par le temps, par éteindre ce réveil et me mettre en mouvement, sans jamais oublier de le reprogrammer pour le lendemain. Comme si c’était, au fond, la seule chose que j’attendais.
Si je n’aimais pas cette chambre froide et blanche et cette cohabitation subie, cette musique désormais me la rappelle avec douceur. Ces moments d’éveils, où le cerveau engourdi par la nuit sombre ou agitée n’avait pas la possibilité de réfléchir à l’angoisse. Ces instants où il m’était imaginable de toucher du doigt ce que je cherchais à atteindre par le traitement. Et ces mots, remplis de compassion me parlant comme s’ils me connaissaient, furent peut-être plus efficaces que celui-ci.