J’avais 13 ans. Nous étions en vacances d’été chez ma grand-mère, qui nous faisait découvrir la plupart des abbayes, musées et autres églises de la Sarthe. Je ne doute pas une seconde que tout ceci relève d’un intérêt et d’un patrimoine essentiel, qu’il faut continuer d’entretenir et de visiter. Mais j’avais treize ans, il faisait chaud en ces vacances d’été et après des jours de tourisme avec l’impression de me faire ballotter par monts et par vaux au bon vouloir de ma famille, je n’accordais plus aucune attention aux bâtiments des moines. Je n’avais plus qu’une seule envie : celle de rentrer à la maison.
D’ordinaire, mon avis et mes sentiments, d’autant plus à cette époque, n’étaient qu’assez peu pris en considération. Les adultes savaient mieux que moi ce qui était juste et ce qu’il fallait que je fasse : ainsi, malgré mes pleurs, malgré ma douleur aux pieds de marcher depuis le début de la matinée, j’étais obligé d’avancer en traînant la patte et avec l’envie de disparaître, ailleurs, loin des monuments christiques. Mais alors que je m’asseyais en silence, évitant ceux que j’accompagnais, en boudant et ravalant mes larmes, mon père eut un mouvement qui me prit par surprise. Il attrapa ma main et me dit avec un sourire désolé : « Je rentre avec toi, si tu veux, on va laisser les autres terminer leur visite ».
Trop heureux, je n’ai pas hésité une seule seconde. Ainsi nous sommes partis, tous les deux, en milieu d’après-midi de juillet caniculaire. Nous sommes entrés dans sa voiture et enfin, soulagé, je laissai ma tête tomber contre la vitre en profitant avec satisfaction du paysage qui s’éloignait de ce lieu des enfers. J’allais rentrer chez moi, j’allais me reposer, j’allais être tranquille. Mon père, tout aussi silencieux que moi, avait distraitement allumé la radio, branchée sur France Musique. Et alors que nous étions dans nos pensées, la voix d’un chroniqueur nous attrapâmes tous les deux avec la même stupeur incroyable, qui fait qu’aujourd’hui, je vous parle de tout ceci dans une Capsule. Car, « Contrairement à ce que l’on croit, cette chanson ne s’appelle pas mon cul sur la commode, mais sur la commode ». Une chanson signée Jeanne Aubert.
Stupéfié, je me redressai aussitôt. Mon père, lui, éclata de rire. Il augmenta le volume de la radio sans hésiter. Moi qui étais si loin, dans des sentiments de fatigue, d’injustice, de tristesse et de frustration, je me retrouvais catapulté dans la réalité ; celle où j’étais seul avec mon père, en plein milieu des vacances d’été, en train d’écouter avec lui une chanson surréaliste, dont l’enregistrement ancien et les enceintes de la voiture crachouillaient difficilement les paroles.
« Pour éviter les frais tout en suivant la mode, chez moi je prends le frais, le cul sur la commode ». C’était si gros, si inattendu, que nous écoutions sans un mot, bouches ouvertes, la chronique qui racontait avec un sérieux parfait l’histoire de la musique ainsi que de son interprète. Très vite, l’absurde de la situation nous fit rire. Ainsi, quand le chroniqueur nous laissa entendre à nouveau cette merveille, nous chantâmes tous les deux ce refrain qui n’avait rien à envier aux classiques de la chanson française.
Même après la fin de ces vacances, même des années plus tard, il arrivait à mon père d’entrer dans ma chambre pour aucune autre raison que celle d’entonner encore une fois cette chanson avec un grand sourire. Et même si j’étais en proie au doute, à des exercices difficiles ou une angoisse existentielle, ces interventions impromptues me faisaient toujours rire. Et bien que cette chanson ne donne pas l’impression de mériter au départ ni une chronique sur France Musique ni une humble Musique Capsule, en vérité elle y a toute sa place. Car une telle surprise et bonne humeur, même dans les heures les plus sombres, alors que je n’étais aucunement dans l’envie de m’amuser, c’est un tour de force et un art dont peu sont capables.
"Couplet Patriotique". Je ne connais pas exactement la valeur des abbayes de la Sarthe. Je sais que ce sont des bâtiments historiques et uniques qui méritent l’entretien tout comme une visite attentive. Néanmoins, si jamais on me demande s’il valait mieux que je me force à observer ces merveilles plutôt que de découvrir la commode de Jeanne Aubert aux pieds républicains, je n’hésiterai pas. Car cette chanson d’apparence anodine a marqué l’histoire du vingtième siècle, avec une prise de position politique qui désormais nous échappe. Et en plus d’avoir une importance non négligeable dans l’histoire de la chanson à texte, elle n’a pas son pareil pour faire rire le peuple depuis plus de soixante-dix ans, ce qui est un exploit indispensable à connaître. Et si je n’ai que peu retenu ce que disait ce chroniqueur de France Musique, Sur la commode fait à présent partie de mon histoire et de ma culture. Elle reflète le début de ces congés d’été qui m’ont permis, un jour, de découvrir cette chanson sur la radio rouillée de la voiture de mon père, perdu en plein mois de juillet.