Too fast et very furious

Par Bleiz

12 février :

—Allez, ne vous laissez pas abattre ! Vous êtes des Héros, que diable ! 

—Tristan a raison. Arrêtez de pleurnicher et voyez plutôt les choses du bon côté : la Quête est finie. Finie ! Adieu les attaques surprises et les dangers, on va bientôt rentrer à la maison. En plus, vous avez vraiment été héroïques : c’est grâce à vous que nous avons pu contrecarrer les plans de Vercran ! La seule chose qui nous reste à faire, conclus-je en levant ma grenadine avec satisfaction, c’est profiter de cette belle journée de repos avant de prendre le chemin du retour. 

Mes amis hochèrent la tête d’un air solennel et trinquèrent à leur tour. Si le trajet du retour avait été éreintant, raconter nos péripéties à Charlotte et Tristan l’avait été plus encore. 

Nous étions rentrés à la tombée de la nuit, à bout de nerfs et de souffle. En arrivant devant notre hôtel, nous avions vu Tristan et Charlotte, assis sur les marches de l’entrée. Mon agent nous avait aperçus la première. Elle avait bondi sur ses pieds et courut vers nous. Je l’avais serrée dans mes bras de toutes mes forces, avant de lui raconter brièvement ce qui c’était passé. Nous nous étions donné rendez-vous le lendemain, c’est-à-dire aujourd’hui, pour fêter la réussite de notre entreprise -je trouve que ça fait très professionnel, très mature comme expression, vous ne trouvez pas ? « La réussite de notre entreprise ». Ah là là, enfin nous touchions au but !

Ainsi, nous étions désormais installés à la terrasse d’un café juste devant l’hôtel, autour d’une charmante petite table en plastique blanc, enfoncés dans des chaises en osier. J’avais l’impression d’être en vacances. Notez, il y avait un peu de ça. Ah, quand les journalistes allaient apprendre qu’on avait vraiment sauvé le monde, ç’allait être quelque chose ! Avec les contrats que la Quête allait m’apporter, je n’aurais plus jamais de soucis à me faire, et mes Héros crouleront sous l’argent et la gloire. Le futur était brillant et riche en possibilités.

J’en étais donc là dans mes divagations, tendant une oreille distraite à Tristan qui nous expliquait avec flamme son nouveau projet littéraire. Apparemment, il avait l’idée de rédiger un recueil de poèmes relatant nos péripéties. N’y voyez pas un manque d’intérêt, lecteurs. Cela fait longtemps que je me suis habituée à ses explosions de passion de rat de bibliothèque. C’est juste que je ne comprends rien à ce qu’il raconte. Ces histoires de vers et de quatrains, ça me dépasse ! Je me contentais donc de sourire et de lâcher des onomatopées admiratives par-ci, par-là. Heureusement, Tristan avait trouvé deux interlocuteurs enthousiastes avec Gemma et Élias.

Je décidai donc de me rapprocher de mon professeur. Il me vit et me dit en souriant :

—Ingrid.

—M. Froitaut ! Je dois vous avouer que je meurs d’envie de vous poser une question. 

Il m’invita à poursuivre d’un geste de la main.

—Maintenant que la Quête est sur le point de se terminer, que vous avez survécu moult et moult dangers, comme dirait l’autre… Que pensez-vous de mon projet ? Pensez-vous que c’est toujours aussi fou ?

—Je pense que c’est pire encore que tout ce que j’avais pu imaginer ! s’écria-t-il en écarquillant les yeux de manière comique.

Il agita son verre, regardant les glaçons tourbillonner dans le liquide transparent et pétillant.

—Cela dit, je suis impressionné. Toi et tes amis avaient géré difficulté après difficulté avec une adresse étonnante. Et moi aussi, j’imagine…

Je lui offris un sourire rayonnant. Enfin, les compliments que je méritais ! J’attendais cependant l’inévitable « mais ». Qui ne tarda pas à venir, d’ailleurs :

—Mais je trouve ça dommage.

—Qu’est-ce que vous voulez-dire ? demandai-je, curieuse.

Qu’avait-il à reprocher à mon plan ? Outre les fois où nous avions manqué de mourir, bien sûr. Il avala une gorgée de sa boisson avant d’avouer :

—Je continue de penser que c’est du gâchis de ton talent. 

J’en restai bouche bée. Moi qui pensais recevoir un sermon sur mon manque de prudence ou mon égo soi-disant surdimensionné, je tombais des nues. Cela dût se voir sur mon visage car il poursuivit, avec plus d’insistance cette fois :

—Ingrid, tu es très jeune, et si douée. C’est une évidence. Cette formule qui te permet de prévoir le future est incroyable. C’est le fruit de ton travail et je suis fier de toi. Depuis le début. C’est pour ça que ça m’énerve de te voir cacher ton talent derrière un mensonge bidon.

—Je croyais que vous n’étiez pas content parce que… Je me creusai la tête. Mentir, c’est mal, quelque chose comme ça.

—Évidemment, soupira-t-il, il y a ça aussi. Mais ce n’est rien à côté de te regarder jeter ton potentiel pour courir après une vie de paillettes… Que tu laisses tomber les mathématiques comme ça, c’est rageant. Surtout quand on est un vieil homme comme moi, qui ne peut pas rêver d’avoir une fraction de ton génie malgré l’expérience et les efforts.

Je le dévisageai, muette. Il finit son verre d’un coup et dit :

—C’est bête, hein ? 

Ses yeux s’arrachèrent enfin du fond de son verre pour se planter dans les miens, et il chuchota d’une voix étranglée :

—Je suis désolée, Ingrid. De m’être comporté comme je l’ai fait au cours des derniers mois. Tu es trop jeune pour comprendre ce que ça fait, d’être face à un mur qu’on ne peut pas dépasser. Et j’espère que tu ne le comprendras jamais. Ça n’excuse pas ce que j’ai fait, mais…

Je hochai vivement la tête. Je parvins à chuchoter :

—C’est pas grave. Et moi aussi, je suis désolée. 

M. Froitaut me sourit. Il ouvrit la bouche pour ajouter quelque chose mais la sonnerie de son téléphone l’interrompit. Il soupira à nouveau puis se leva et décrocha en articulant silencieusement une excuse. Je l’observai s’éloigner et rentrer dans l’hôtel. Ma poitrine me pesait comme si elle était remplie de pierres.

Au prix d’un certain effort, je m’arrachai à mes réflexions pour me concentrer sur la conversation qui était née sans que je m’en aperçoive. Le malaise que je ressentais n’allait pas tarder à se dissiper ; au pire, je pourrais toujours discuter encore avec Froitaut quand il reviendrait.

Cela faisait bientôt une demi-heure et pas de professeur à l’horizon. Je me balançai légèrement sur ma chaise, cognant le bout de ma chaussure contre un pied de la table. Baptiste, me voyant aussi agitée, balaya notre assemblée du regard et sembla enfin remarquer l’absence du Mage. Il se redressa en faisant racler sa chaise et demanda à la cantonade :

—Hé, vous savez où est passé M. Froitaut ?

Une flopée de réponses négatives s’éleva. 

—Il a reçu un appel et il est parti pour y répondre. Je suppose qu’il est encore dans l’hôtel. Je sautai sur mes pieds et annonçai : Je vais voir ce qu’il fabrique.

—Tu veux que je vienne avec toi ? demanda Élias.

—Pas la peine, je ne serai pas longue ! dis-je, m’éloignant déjà.

Je toquai à la porte de sa chambre, deux petits coups sonores et secs. Pas de réponse. Je réessayai, sans succès. Je m’apprêtai à faire demi-tour, par peur de le déranger, quand la porte s’entrouvrit. Mon cœur s’arrêta. Du bout des doigts, je la poussai, hésitante.

—M. Froitaut ? Est-ce que tout va-

Ma voix s’éteignit. La chambre avait été mise à sac. 

Je pénétrai dans la chambre ravagée comme dans un rêve. Le matelas gisait au sol, éventré. Les tiroirs de l’armoire étaient ouverts et leur contenu avait été jeté aux quatre coins de la pièce. Surtout, pas la moindre trace de mon professeur.

Je retins un cri et dévalai les escalier. Je fonçai jusqu’à l’accueil et interpellai quelqu’un derrière le comptoir :

—Vous n’auriez pas vu un homme sortir d’ici ? À peu près cette taille, mal rasé, avec une chemise aux motifs complètement démodés.

—Si, dit le jeune homme en souriant. Il était accompagné de deux messieurs très grands. Je ne crois pas qu’ils soient des clients à nous, d’ailleurs. Ils avaient l’air pressés, conclut-il en pianotant sur son clavier d’ordinateur. Je peux vous aider avec quoi que ce soit ? 

—Ils sont partis depuis longtemps ?

—Oh, deux, trois minutes, dans ces eaux-là. Vous êtes sûre que je ne pas vous être utile ?

Je ne pris pas la peine de répondre et détalai. Charlotte fut la première à me voir arriver. Elle se leva et vint vers moi, si bien que je manquai de lui rentrer dedans.

—Qu’est-ce qui s’est passé ?

—Froitaut a été kidnappé, lâchai-je en reprenant ma respiration. Il y a pas cinq minutes ! Ce doit être Vercran, il doit vouloir récupérer sa clé USB et effacer les preuves…

—Bonne chance à lui, s’esclaffa Martin malgré son inquiétude. J’ai fait des copies de cette clé.

—Oui mais ça, il ne le sait pas ! m’écriai-je au bord de l’hystérie.

Gemma posa une main sur l’épaule de Baptiste et lui chuchota quelque chose, ce à quoi il hocha la tête en retour. Il frappa dans ses mains et dit :

—Ils ne peuvent pas être bien loin. Toutes les sorties passent par cette rue et s’ils étaient sortis par l’entrée principale, on les aurait vus. Ils sont sans doute en voiture ; reste à savoir laquelle.

—Un 4x4 blindé, noir et super suspect, ça vous va ? suggéra Tristan en pointant du doigt un véhicule qui s’éloignait à toute vitesse.

Gemma lâcha une bordée de jurons entre ses dents. Elle enfonça sa main dans la poche de sa veste et jeta à Baptiste ce qu’elle y avait trouvé :

—On y va ! lui ordonna-t-elle tandis que le jeune homme serrait dans le creux de sa main une clé. 

 

Comme si elle leur avait jeté un sort, Élias et Martin se levèrent à leur tour et coururent après le Chevalier. Gemma ne tarda pas à les rejoindre, si bien qu’en moins d’une minute, ils avaient tous disparus dans un éclair de Méhari bleue et Tristan, Charlotte et moi restions sur la terrasse de l’hôtel, les bras ballants.

—On ne peut pas leur reprocher leur manque de réactivité, au moins… remarqua Tristan en jouant avec la corde de sa capuche.

—J’imagine oui… dis-je d’une voix absente. 

Tout cela allait beaucoup trop vite pour moi. Même le génie que j’étais avait du mal à suivre le rythme déchaîné de nos aventures. Bon sang, nous étions sensés nous reposer ! Je m’apprêtai à dire cela à Charlotte, mais l’expression stupéfaite de mon amie m’en empêcha. Je me tournai dans la même direction, et ma mâchoire se décrocha. Car là, en bas de la rue, Froitaut et deux types que je reconnus aussitôt comme des hommes de Vercran se dirigeaient d’un pas vif vers une petite voiture vert sapin. 

—On s’est fait voir, réalisai-je à voix haute. La première voiture était un leurre. 

—Qu’est-ce qu’on fait ? s’exclama Tristan, horrifié.

La voiture verte commençait déjà s’éloigner. J’attrapai mon téléphone. Il fallait contacter les Héros, les prévenir qu’il faisait fausse route…

—Vous croyez au destin, ma bonne dame ? s’exclama Charlotte derrière moi.

Celle-ci, les mains sur une table de café, questionnait deux vieilles femmes que je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam. L’une d’entre elles répondit quelque chose d’inintelligible mais très enthousiaste. Alors, mon amie me pointa du doigt et annonça :

—Vous voyez cette fille ? C’est Ingrid Karlsen, la Pythie. Et elle vous ordonne de nous prêter votre véhicule. 

—Charlotte ! sifflai-je. 

—Merci bien, vous verrez, vous ne le regretterez pas ! s’écria-t-elle avec son plus beau sourire. On se taille, et rapidos, me dit-elle en murmurant.

J’échangeai un regard consterné avec Tristan. C’était de la folie furieuse, et je commençais à m’y connaitre ! Le jeune homme balbutia une fois ou deux, avant de parvenir à dire :

—C’est une idée complètement stupide.

—On sait ! dit Charlotte. C’est pas comme si t’avais pas l’habitude, maintenant ! En plus, on n’a pas le choix ! 

Elle ouvrit la portière avant d’une magnifique Porsche décapotable, rouge et brillante, dans un claquement. Je courus pour avoir le siège passager tandis que Tristan se jetait sur la banquette arrière.

—Est-ce que tu sais conduire, au moins ? demanda Tristan, le souffle court.

—C’doit pas être plus compliqué que GTA, grommela mon agent en enfonçant la clé.

Elle la tourna d’un coup sec et aussitôt, le moteur se mit à vrombir.

—On va tous mourir ! se lamenta Tristan en se cachant le visage entre ses mains.

Je reconnais qu’à ce stade, moi non plus, je n’en menais pas large. Mais puisque j’aurais préféré y passer plutôt que de le dire…

—Démarre ! m’écriais-je.

—C’est parti ! me répondit Charlotte en appuyant sur la pédale d’accélération.

La voiture fit un bond en avant à me décrocher le cœur.

—Arrêtez de brailler, s’énervait notre conductrice des Enfers alors qu’elle zigzaguait entre les piétons et les cyclistes. Tout va bien se passer ! 

—C’est ce que j’écrirai sur ta tombe ! répliqua Tristan avec hargne.

Pour ma part, je décidais de garder le silence et fermer les yeux. Bon sang, comment en était-on arrivé là ? 

—Attends ! La voilà, c’est cette voiture !

—T’es bien sûr ? insista mon associée.

—Certain !

Elle tourna violemment le volant. Notre véhicule fit une embardée de tous les diables avant de s’engager dans la rue adjacente.

—C’est un miracle qu’on ait tué personne, remarquai-je d’une voix chevrotante.

—Pour l’instant ! 

Charlotte foudroya Tristan du regard dans le rétroviseur, mais je ne suis pas sûre qu’il l’ait vu, étant donné que Charlotte était trop petite pour y apparaître complètement. Soudain, je rebondis sur mon siège une fois, deux fois. Charlotte se lança dans une bordée d’injures que je refuse de retranscrire.

—Foutues dalles, ils pouvaient pas mettre du béton comme partout ailleurs ? 

J’acquiesçai en silence. Entre l’état du sol et le style de conduite de ma manager, la nausée me pendait au nez. Plus jamais je n’entreprendrais une course-poursuite en plein centre-ville.

—Franchement, quelle idée ridicule de se faire kidnapper !

—Je suis convaincue que ça lui déplait autant qu’à toi, dis-je en m’éventant avec la main, l’autre fermement accrochée à mon siège.

Tristan renchérit :

—Pauvre M. Froitaut ! Depuis le début de la Quête, il en bave.

 

Je gémis intérieurement. Cette fois-ci, je n’avais aucune excuse. C’était une erreur de lui avoir confié cette clé USB. J’aurais dû savoir que ça tournerait mal. Comme disait Tristan, mon professeur avait la poisse depuis que je lui avais parlé de mon projet de prophéties. C’était presque sa faute, d’une certaine façon… Argh, pas le moment de distribuer les torts ! Je me frottai le visage à deux mains. Allons, Ingrid, un génie comme toi ne pouvait pas décemment perdre face à de petits joueurs pareils ! Je fronçai les sourcils et fermai les yeux pour ne plus voir le trajet délirant que prenait Charlotte. 

Rien, le blanc total. C’était à s’arracher les cheveux. Notre conductrice proposa tout à coup :

—Si j’accélère un bon coup, je peux peut-être les dépasser. Là, je freine en tournant d’un coup sec et BAM ! Je créée un accident. L’autre voiture sera bloquée, on pourra récupérer Froitaut. J’essaye ?

—Certainement pas ! m’offusquai-je dans un cri suraigu. Tu veux nous tuer ?

—Charlotte, si tu tentes quoique ce soit, je t’arrache le volant des mains ! menaça Tristan en passant sa tête entre nos deux sièges.

Elle claqua sa langue contre son palais en roulant des yeux, mais ne fit rien. Je soupirai et laissai ma tête tomber contre la vitre. Je finis par briser le silence :

—Les Héros sont au courant d’être sur la mauvaise piste ?

—J’ai envoyé un message à Élias, dit Tristan. Il l’a vu, mais je doute qu’ils arrivent bientôt. Ils sont partis à l’exact opposé !

—Quel bazar ! jurai-je entre mes dents. Je savais que j’aurais dû voler le taser de Gemma quand j’en avais l’occasion. On a rien, pas une arme ! Même pas un couteau-suisse, même pas un cure-dent ! On fait quoi s’ils décident de s’arrêter et de sauvagement nous attaquer ?

—On prie ? suggéra Tristan.

—On leur roule dessus ! lança Charlotte, les mains serrés autour du volant.

Tout ça ne nous avançait pas beaucoup. Charlotte appuya alors brutalement sur la pédale d’accélération. Je retins un cri de terreur en voyant les formes des passants sur les trottoirs devenir floues. 

—Mais ça va pas, non ? Qu’est-ce qu’on vient de dire ! protesta bruyamment Tristan en s’accrochant comme il le pouvait à mon siège.

—Je peux pas faire autrement, sinon je vais les perdre de vue. Regarde comme ils vont vite ! 

En effet, elle n’exagérait pas. Les kidnappeurs en avaient eu assez de notre petite course-poursuite et avaient décidé de nous semer. Je croisai les doigts pour que tous les piétons des environs évitent notre trajectoire. Je ne pouvais pas avoir un accident de la route ternir notre Quête !

C’est alors que j’entendis des sirènes. Je me tournais du mieux que je puisse et passais ma tête par la fenêtre. Pas de doute : nous étions suivis par la police. Nous formions désormais un drôle de cortège : trois voitures, se poursuivant les unes les autres ! Comme si on avait besoin de ça ! Quoique…

—Charlotte, dis-je tout à trac, si tu accélères encore, penses-tu que ceux devant vont aussi accélérer ?

—J’pense bien, oui, dit-elle en me jetant un coup d’œil. En revanche, ça va être un poil dangereux.

—Au point où on est, grommela Tristan à l’arrière, avant d’ajouter : Ingrid, je sais pas ce que tu as en tête, mais ça a intérêt à fonctionner ! 

 

En moins de trois minutes, mon agent grilla deux feux rouges, manqua de renverser quantité de piétons innocents… Je fermai les yeux définitivement après qu’une mamie indignée nous balance son cadis sur le capot. Charlotte, elle, était folle de joie. La vitesse du véhicule la ravissait. Tristan, beaucoup moins. Entre ses hurlements extatiques et les nôtres effrayés, on ne s’entendait plus. 

Vivement que la police nous arrête. 

À force d’ignorer avec application chacune des règles du code de la route, la moitié du commissariat du coin rappliqua. Nous étions à un carrefour, presqu’à la limite de la ville, quand trois voitures de police vinrent nous bloquer le chemin. Leurs sirènes hurlaient et clignotaient en bleu et rouge. Je sortis de la voiture avec une joie non dissimulée.

—Mademoiselle, vous voulez bien nous expliquer ce qui se passe ? demanda un policier de derrière sa moustache drue.

Je le regardai des pieds à la tête. Il devait avoir passé l’âge de la retraite et de toute évidence, cette course-poursuite l’avait épuisé. Il suait à grosses gouttes dans son uniforme et sa moustache frémissait d’indignation. Un collègue, un peu plus jeune, se tenait derrière lui. Je m’éclaircis la gorge. 

—Monsieur l’agent ! Enfin vous êtes là ! s’écria Tristan avec un soulagement réel. Oh, j’ai cru mourir dix fois. Il faut que vous nous aidiez !

—Voilà, acquiesçai-je en le montrant du pouce. Je ne sais pas si vous me connaissez… Si ? Au cas où, je me présente : je suis Ingrid Karlsen, mieux connue sous le nom de Pythie.

J’esquissai une petite révérence. Le policier leva un sourcil. Bon, visiblement, le numéro de charme ne prenait pas. Je continuai malgré tout :

—Il se trouve que moi et ma troupe de Héros sont en Quête…

—En quête de quoi ? m’interrompit-il tandis que le jeune homme derrière lui grattait quelque chose dans son bloc-notes.

—Non, une Quête, répétai-je en insistant sur la majuscule. Bref, peu importe. Le nœud du problème est que l’un de mes Héros s’est fait kidnapper par un de nos ennemis. Si vous ne me croyez pas, demandez-lui, il doit être dans l’autre voiture.

—D’accord… Mais vous avez conscience que vous êtes en excès de vitesse ? Vous étiez quarante… Il vérifia sur les notes de son collègue. Quatre-vingt kilomètre-heure au-delà de la limite obligatoire !

—C’était une urgence, m’sieur l’agent ! se défendit Charlotte en sortant à son tour de la voiture. Puisqu’on vous dit que notre ami s’est fait capturer par les autres fous !

—C’est vous qui conduisiez ? Mais quel âge avez-vous, mademoiselle ? demanda le jeune agent, les yeux ronds comme des soucoupes.

Heureusement, la voiture verte avait elle aussi été stoppée. Je serais bien allée voir comment allait Froitaut, mais je craignais de froisser nos deux nouveaux compagnons. Je voyais bien un homme, dont la tenue me rappelait beaucoup celle que portaient les sbires de Vercran. Il gesticulait face à un autre policier. Il ne paraissait pas avoir plus de succès que moi. Ça voulait dire qu’il me restait une chance ! Je devais les prendre de vitesse. Je lançai un sourire éclatant à l’agent de police. Il eut un reniflement blasé. Ça, c’est les personnes âgées, incapables de laisser la jeunesse faire quoi que ce soit ! Je ravalais mon venin malgré tout. 

—Monsieur l’agent, dis-je, aussi calme que possible, je suis capable de tout vous expliquer. J’irai même plus loin : j’ai besoin de votre aide. Car non seulement je sais qui est à l’origine du kidnapping de M. Froitaut -professeur très respecté, si je puis dire, mais aussi je peux affirmer que cette même personne a tenté de nous tuer à l’aéroport, à Paris, et au Nicaragua. 

L’agent fronça les sourcils et remua sa moustache. Enfin, j’étais parvenue à piquer son intérêt.

—J’ai entendu parler de la tentative d’assassinat. C’était il y quelques temps déjà… Pas de suspect non plus.

—Non, pour la bonne raison que l’instigateur de ces attaques est puissant. Il s’agit de M. Vercran, directeur de l’entreprise d’électronique All Star.

Le jeune agent releva le nez de son calepin pour mieux échanger un regard avec son collègue. Celui-ci se retourna vers moi et dit d’un ton qui ne présageait rien de bon :

—Ce sont de graves accusations, jeune fille.

—Ah, peu importe que vous me croyiez ou non ! explosai-je, levant les bras au ciel. Demandez-leur s’ils travaillent pour Vercran, et vous verrez bien que je dis vrai. Et pour l’amour du ciel, faites-les relâcher mon prof ! 

Ma colère leur donna un coup de fouet. Ils nous laissèrent seuls un instant, probablement pour vérifier si Froitaut était bel et bien dans la voiture, et que je ne mentais pas. Ils étaient trop loin pour qu’on entende clairement ce qui se dise, mais au bout d’une conversation animée, l’un des agents ouvrit la portière arrière de la petite voiture verte. Froitaut en sortit. Je soupirais de soulagement. Pendant une seconde, je m’étais imaginée le pire ! Il nous rejoint en quelques enjambées, le front plissé par l’inquiétude :

—Les enfants ! Est-ce que tout va bien ? Son visage devint plus pâle encore. Je rêve ou vous avez volé une voiture ?

—C’est pas ma faute cette fois, c’est Charlotte qui a eu l’idée ! m’empressai-je de dire.

—Judas, grogna celle-ci. 

Un agent de police- encore un- passa près de nous et offrit à M. Froitaut une petite couverture, en cas de choc. Il ne faisait pas particulièrement froid, pourtant il l’accepta de bon cœur et s’en recouvrit les épaules. On aurait dit une grand-mère de conte de fées, avec cette espèce de châle à carreaux. Il la serra contre lui et déclara :

—Bon. J’imagine que, compte tenu des circonstances, je peux difficilement vous faire la morale. Par ailleurs… 

Il plongea une main dans la poche de son pantalon et tendit la clé USB à Tristan.

—Gardez ça avec vous, et n’en parlez à personne. Ils ne sont pas au courant de son existence. En revanche, ils ont compris que nous étions responsables de l’explosion dans leur QG.

—Mouais, je m’y attendais un peu, dis-je. Du coup… qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?

—Là, mes petits, nous ne faisons rien. Nous attendons qu’un des policiers nous ramène à l’hôtel pour prendre nos dépositions. Avec un peu de chance, les preuves que nous avons serons suffisantes pour mettre des bâtons dans les roues de Vercran. Et si ce n’est pas assez… eh bien, j’imagine que ton père se chargera du reste, conclut mon professeur.

C’est ce que nous fîmes. Le processus fût long et ennuyeux, et entre temps plusieurs coups de fil furent passés. En effet, j’en avais oublié les Héros. Autant vous dire qu’ils étaient morts d’inquiétude, et ils insistèrent pour entendre la voix de Froitaut au téléphone, tandis qu’ils se dépêchaient de revenir eux aussi à l’hôtel.

Cette nuit-là, nous dormîmes tous dans une seule chambre. Martin et Élias nous avaient dégotés des duvets. Nous eûmes un peu de mal à nous endormir : l’adrénaline, je suppose. Cependant, savoir que nous étions tous ensemble et hors de danger finit par nous calmer. Charlotte me confia plus tard qu’apparemment, je m’étais endormie le sourire aux lèvres.

13 février : Je ne suis pas une enfant ingrate. Enfin, pas plus que la moyenne. Qui pourrait me blâmer d’avoir du mal à comprendre ce que je ressentais face à mon père, à ce moment précis ? Malgré ses manipulations, il restait mon père. J’avais du mal à croire qu’il ait pu sciemment tenter de me faire du mal.

Gemma n’avait pas ce genre de difficultés.

—Rappelez-moi ce qu’il fiche là, ce sale…

—Il vient récupérer ses documents, d’un, et voir sa fille, répéta pour la millième fois Baptiste, adossé au mur de la cantine de l’hôtel.

—On devrait pas rester plantés là, les bras ballants, rétorqua-t-elle, furibonde. Ce type a failli nous coûter la vie, avec ses machinations grotesques ! Tout ça pour ses maudits papelards !

—Je suis bien d’accord, dit Élias à côté d’elle. Hélas, Ingrid a été claire : pas de vengeance… 

L’Assassin frotta gentiment le bras du Barde, pas apaisée. J’étais contente de les voir s’inquiéter pour moi, vraiment. Cependant, c’était un peu gênant de les entendre alors que mon père et moi étions à dix pas d’eux.

—Nous pourrions peut-être aller discuter ailleurs, proposa mon père.

—Même pas en rêve ! s’offusqua Martin, assis sur une chaise à l’envers, avec les autres héros.

—Il a raison, le soutint Froitaut. Ne poussez pas le bouchon trop loin. Compte tenu des circonstances, soyez content qu’on n’appelle pas la police. 

Hormis les Héros, Charlotte, Tristan, mon père et moi, la pièce était vide. La cantine de l’hôtel avait des murs beiges, un peu défraichis. Les tables et les chaises me rappelaient celles de l’école. Il y avait même un pichet qui trainait, oublié du dîner de la veille. J’étais prête à me lancer dans des descriptions dignes de Balzac pour échapper à la conversation qui m’attendait. Je n’avais pas la moindre envie de penser aux motivations de mon père, d’entendre ses excuses- s’il s’excusait ! il l’avait fait une fois, pas dit qu’il le refasse.

Néanmoins, je savais que repousser le moment fatidique ne changerait rien. C’est pourquoi j’inspirai à fond et me lançai :

—Papa.

—Ingrid…

Je glissai sur la table la clé USB. Il la fit tourner entre ses doigts et demanda :

—Il y a tout, dedans ?

—Oui, confirmai-je. Et nous avons détruit tous les autres exemplaires. Enfin, tous ceux qui se trouvaient dans le laboratoire souterrain.

—Incroyable. Ingrid, tu as dépassé toutes mes espérances. 

Je sentis la tension s’élever de mes amis dans mon dos. Je préférais me mordre la langue et continuer :

—Papa… Je… 

Pourquoi ma gorge se serrait-elle autant ? Je savais ce qu’il avait fait et pourquoi et comment. C’étaient des faits que je devais accepter. Être triste ou en colère n’allait rien changer. Je devais aller de l’avant. J’en avais pleinement conscience. Alors pourquoi ne pouvais-je articuler un seul mot ? Soudain, sa main se posa sur la mienne. Je faillis l’enlever.

—Je suis désolé que tu aies vécu ça, ma chérie. Sincèrement. 

Je reniflai un peu, mais m’essuyais rapidement avec ma manche. C’était dommage car c’était un chouette pull, jaune avec des fleurs bleues dessus, mais bon. Je finis par lâcher :

—Comment vont maman et François ?

—Ils vont bien. Ils sont très inquiets pour toi, ils ont hâte que tu rentres. D’ailleurs, je pourrais te ramener à Paris. Je suis venu en voiture. Bien sûr, il y a de la place pour Charlotte et Tristan, s’ils le veulent. 

Tristan grimaça le sourire le plus faux que j’avais jamais vu, sans un mot. Charlotte se contenta de tourner la tête en jurant dans sa barbe. Étrangement, j’eus envie de rire. Je secouais la tête et dis :

—Ça ira, papa. Je pense que je vais plutôt attendre de prendre le train avec tout le monde.

J’aurais juré que Martin avait lâché un soupir soulagé, mais je n’en eus jamais la confirmation. Mon père fronça les sourcils, et sa main eut un minuscule sursaut nerveux.

—Tu es sûre ?

—Certaine. 

Il me fixa un instant, avant de baisser les yeux. Il se leva de sa chaise et déposa un léger baiser sur mon front en murmurant :

—Je comprends. Je te reverrai à la maison, dans ce cas.

—Mmm, fis-je en le serrant brièvement dans mes bras. Embrasse maman et François pour moi.

Il hésita, je crois, mais finit par s’en aller. La porte s’était à peine fermée derrière lui que Gemma se jeta sur moi. Elle me prit le visage entre les mains et s’exclama :

—Surtout, ne sois pas triste. Tu t’en es sortie comme une chef. OK ?

—OK, marmonnai-je. 

Difficile d’articuler quand on a la bouche d’un poisson-lune. J’entendis Baptiste souffler quelque chose à Martin, mais ne compris pas quoi. Il n’avait pas l’air content, lui non plus. Cependant, il perdit sa mine maussade en croisant mon regard et vint à son tour à côté de moi.

—Elle a raison, tu sais. Tu t’es bien débrouillée.

—Oh, vous savez, c’est rien. Je reste un génie, tout de même. Je me balançai sur ma chaise, avant de demander : Du coup, on repart quand ?

—Demain ! Je viens de prendre nos billets, déclara Charlotte en pianotant sur son téléphone. J’ai vérifié trois fois la destination, cette fois. Histoire qu’on débarque pas à Poitiers ou Perpignan ou je-ne-sais où. Par contre, je crois qu’on va pas pouvoir couper aux festivités.

—Festivités ? répétai-je. Qu’est-ce que tu me chantes ?

—Ben, il se pourrait que la nouvelle se soit répandue. Que les Héros ait mis fin à la Quête, que vous avez sauvé le monde, tout ça. On ne parle que de ça sur Twitter, par exemple. Cela dit, faut voir les choses du bon côté : qui dit fête, dit buffet ! 

Mes Héros n’avaient pas l’air trop choqués par la nouvelle. Voilà au moins une bonne nouvelle. Je me laissai glisser dans ma chaise, pensive. Une partie de moi ne rêvait que d’une cérémonie glorieuse où mon nom rentrerait dans la légende à jamais, ne serait-ce que pour me changer les idées. De l’autre, une sieste d’une bonne douzaine d’années me tentait aussi. 

Toutefois, mon instinct me souffla que je n’allais pas y couper. Autant se jeter dedans le cœur joyeux, donc !

—J’espère que vous êtes prêts, alors, dis-je à mes Héros. Parce qu’il est temps de rentrer chez nous ! 

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Fractale
Posté le 28/05/2024
J'ai bien aimé la discussion entre Froitaut et Ingrid au début ! Même si j'ai du mal à voir ce qu'il se reproche, au fond (les remarques qu'il faisait à Ingrid étaient fondées, après tout…), j'ai apprécié de le voir s'ouvrir à Ingrid, leur discussion m'a intriguée… Dommage qu'elle n'ait pas duré plus longtemps !

Je dois dire que j'ai beaucoup aimé la scène de course-poursuite aussi, je l'ai trouvée très fluide, et j'ai adoré le rôle qu'y a joué Charlotte. Roublarde et fonceuse (au sens propre !), de ce que j'ai vu c'est tout elle !

La confrontation entre Ingrid et son père était bien gérée, je trouve, on sentait son déchirement entre sa colère (plutôt légitime…) et le fait qu'il soit son père. C'était bien aussi de voir le soutien discret de ses amis.

Je vois que c'était l'avant-dernier chapitre, je me réserve le dernier pour une prochaine fois !
Bleiz
Posté le 05/06/2024
Re Fractale, pour moi, Froitaut sait que même s'il avait raison, ses motivations en elles-mêmes n'étaient pas 100% pures. Il y avait un peu de jalousie et pas mal de frustration vis-à-vis de son élève et il se le reproche - justement parce qu'au fond, c'est quelqu'un de bien. La scène de la course-poursuite est une de mes préférées, je suis ravie que tu l'aimes !
À bientôt :)
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