Au centre de soin de vie surnaturelle, les princesses Constance, Bertrade et Gabrielle disputaient mollement une partie de petites licornes. Elles étaient de permanence, au cas où un paysan trouve une vouivre blessée dans son champ, ou bien qu'un pêcheur leur amène une sirène qui s'était malencontreusement prise dans son filet. Mais, heureusement pour les animaux et malheureusement pour leur ennui, il semblait n'y avoir ce jour-là aucun incident à déplorer.
Mais alors que Bertrade mangeait pour la quatrième fois la licorne de Constance sur le point de gagner les box d'arrivée, la boule de cristal sonna.
« Centre de soin de vie surnaturelle, bonjour ?
- Princesses ! Ici Dame Adélaïde. C'est terrible : on me signale un dragon maintenu en captivité dans la forteresse d'Opale.
- Ce n'est pas possible ! s'écria Gabrielle. Sire Hugues a encore fait des siennes ! Ne vous en faites pas, ma Dame, nous nous en occupons. »
Les trois princesses se précipitèrent dans leur citrouille. Elles laissaient le centre sous la surveillance du petit page Martin : elles ne seraient pas trop de trois pour se confronter au chevalier et emmener le dragon. C'est qu'elles avaient déjà eu affaire à Sire Hugues : une première fois, pour maltraitance sur hippogriffes. Les pauvres bêtes étaient enfermées dans les écuries toute la journée, sans voir la lumière du jour, et ne pouvaient se dégourdir les ailes que lorsque Sire Hugues décidait de les monter. Puis, deux ans plus tard, on avait signalé un trafic illégal de plumes de phénix. En remontant la piste des contrebandiers, la princesse Emma avait découvert, dans le pigeonnier du château d'Opale, trois phénix à moitié déplumés. Mais Sire Hugues avait juré ses grands dieux n'y être pour rien et ignorer ce que ces phénix faisaient chez lui ; il avait été impossible de prouver quoi que ce soit, et il avait échappé à la condamnation. Enfin, à peine six mois plus tôt, il avait été surpris à chasser des cerfs volants alors que c'était une espèce protégée. La partie civile avait demandé qu'on lui retire son titre de noblesse, mais il avait gagné en raison d'un stupide vice de procédure.
Cette fois-ci, les princesses espéraient bien le coincer.
Finalement, la citrouille arriva au bourg. Les trois protectrices des animaux en descendirent et commencèrent à interroger les villageois. Il ne leur fallut pas longtemps avant d'obtenir des réponses.
« Il le garde dans son donjon, les informa un forgeron. Si on veut le regarder, il faut payer cinq sequins d'argent. J'ai moi-même économisé pour offrir cette expérience à ma fille, pour son anniversaire. Maintenant elle s'en vante à toutes ses amies.
- J'aimerais bien le voir, moi aussi.
- Pas de souci ! Il suffit de le demander à notre seigneur, après la messe, le dimanche. »
Mais on était lundi, et il était hors de question pour les princesses d'attendre une semaine. Elles décidèrent donc d'appliquer le plan 3-B-vii. Constance invoqua sa fée marraine ; en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, elle se retrouva vêtue d'une robe rose bonbon clichée à souhait avec des dentelles et une tiare assortie. Elle remplaça tout de même les souliers de verre réglementaires par une bonne paire de baskets, qui étaient de toute façon cachées sous ses monceaux de jupons.
De leur côté, Gabrielle et Bertrade revêtirent leurs tenues de princesses-ninja souples et solides, avec des chaussons d'escalade et des ceintures chargées de matériel.
Quelques minutes plus tard, le pont-levis s'abaissa. Constance s'engagea dignement sur le chemin, escortée par les gardes de Sire Hugues, tandis que ses deux complices se glissaient par en-dessous. Elles fixèrent leurs crochets entre les planches de bois et progressèrent à quatre pattes, à la manière d'une araignée au plafond, sous le pont au-dessus des douves. Personne ne pouvait les voir depuis l'extérieur. Gabrielle ne put s'empêcher de jeter un œil pour vérifier que les crocodiles des douves étaient en bonne santé. Apparemment, c'était le cas, et elles purent poursuivre leur traversée périlleuse.
Pendant ce temps, Constance se présentait comme la Princesse de Saphir. Sire Hugues lui baisa la main avec galanterie. Constance était de loin la plus belle des trois. D'accord, elle n'avait pas de seins, mais il suffisait de rembourrer son bustier pour faire illusion. Alors que Bertrade, petite, grosse et musclée, ne correspondait pas du tout à l'idéal longiligne de la princesse-dryade fragile ; quant à Gabrielle, elle était noire, et ça ne plaisait pas vraiment aux chevaliers idiots. Il lui arrivait parfois de jouer à la beauté exotique, mais la plupart du temps, c'était Constance qui se chargeait du sale boulot.
Enfin bon, c'était pour la cause.
Alors elle minauda auprès de Sire Hugues tant et si bien que celui-ci finit par se vanter de sa dernière acquisition.
Bertrade et Gabrielle, de leur côté, s'étaient faufilées par les égoûts -- c'était quand même dingue, les failles de sécurité qui existaient dans cette forteresse ; enfin quoi, tout le monde savait que les égoûts étaient le cliché du cliché pour s'introduire dans un château fort, et Hugues n'avait même pas pris la peine d'y mettre une grille -- et à présent, cachées dans l'ombre des remparts, elles attendaient que le chemin soit libre.
Lorsque la lavandière eut amené sa brouette de linge à la buanderie, les deux princesses traversèrent la cour en un éclair et s'aplatirent contre le mur du donjon. Silhouettes grises sur fond gris, elles étaient difficiles à remarquer, mais il fallait tout de même faire vite. Les pierres de la haute tour ronde étaient bien ajustées, il serait compliqué de les escalader. Heureusement, la chapelle, non loin de là, constituait un excellent marchepieds. Bertrade fit la courte échelle à Gabrielle, qui réussit à saisir la main tendue d'un ange de pierre et se hissa sur le rebord du toit. Puis, prenant garde à ne pas tomber, elle rampa sur les ardoises jusqu'à atteindre le faîte. Elle accrocha solidement sa corde au petit clocher et la lança à sa coéquipière, qui grimpa à son tour avec habileté.
À ce moment, la boule de cristal portable de Gabrielle clignota, émettant trois fois une lumière verte. C'était un message de Constance : tout allait bien de son côté, il n'y avait pas d'imprévu, le dragon était bel et bien dans le donjon, elles pouvaient continuer.
Après avoir encore une fois vérifié qu'il n'y avait personne, Bertrade se jucha sur le sommet du clocher, fit tournoyer son grappin pour lui donner de la vitesse et le lança en direction du donjon. Le crochet se ficha dans la pierre de la cheminée. Elle tira sur la corde pour vérifier qu'il ne bougeait pas... Parfait. Alors la princesse accrocha la corde à sa ceinture, visa la meurtrière et se laissa tomber dans le vide. Elle décrivit un arc de cercle parfait avant de se réceptionner contre le mur. La meurtrière était là, au niveau de sa tête. Glissant ses deux mains de part et d'autre de l'ouverture, elle se hissa et parvint finalement à poser son pied à l'intérieur.
Son objectif n'était évidemment pas d'entrer par là. Même la plus anorexique des princesses ne pourrait pas y passer. Mais de là où elle était, elle pouvait observer.
Le donjon avait été débarrassé de toutes ses cloisons, de tous ses planchers, de toutes ses poutres et de toute autre forme d'aménagement. Bertrade se trouvait là, à regarder l'intérieur d'un immense tube de pierres, au fond duquel se trouvait...
Le dragon.
Enchaîné, muselé, l'animal gisait sur le sol, faible et visiblement épuisé. Ses écailles, normalement d'un vert émeraude, n'étaient plus que de tristes plaques ternies et mal jointes. Ses ailes tombaient, froissées, trop large pour pouvoir être dépliées dans cet endroit clos. Pour un peu, Bertrade l'aurait cru mort. Mais quelque chose cliqueta, alors il poussa un faible gémissement et ouvrit un œil.
Le cliquetis était celui de la clé dans la serrure. La porte s'ouvrit, et Constance, au bras de Sire Hugues, fit son entrée. Elle fit semblant de s'esbaudir devant cette pauvre créature, demanda à son chevalier de lui raconter comment il s'y était pris pour la capturer, tout ça, tout ça. C'était au moins la quatorzième fois qu'elle jouait les princesses un peu niaises, elle était rompue à ce type d'exercice et ne laissa pas entrevoir une seconde qu'elle était répugnée face au traitement que subissait le dragon. Sire Hugues tomba dans le panneau, et se lança dans un long discours à sa propre gloire dans lequel il avouait tous ses crimes, sans se douter une seule seconde que le collier de Constance dissimulait une boule de cristal enregistreuse.
De son côté, Bertrade prit quelques clichés de la bête et du geôlier à ses côtés. Elle essayait d'être discrète ; hélas ! tout au récit de son aventure, Sire Hugues leva, d'un geste théâtral, les yeux au plafond. Et il remarqua l'ombre de Bertrade sur la meurtrière.
« Qu'est-ce que... Un espion ? Ou alors... » Il se retourna vers Constance. « Tu n'es pas la princesse de Saphir ! Tu es une de ces emmerdeuses de la protection de la vie surnaturelle ! »
Sire Hugues cessa immédiatement de jouer les jolis cœurs. Il poussa Constance vers le dragon et se précipita vers la porte. Du moins essaya-t-il, car Constance, bien à l'aise dans ses baskets, n'était pas tombée. Elle lui attrapa le bras, lui frappa la cheville et, d'un coup d'épaule, le jeta à terre. Puis elle se rua dans le couloir, claqua la porte et tourna la clé dans la serrure. Ouf ! Ces années d'arts martiaux n'avaient pas servi à rien. Certes, elle n'aurait pas pesé bien lourd dans un combat traditionnel, mais l'effet de surprise avait joué en sa faveur.
Hélas, les cris de Sire Hugues rameutaient déjà les gardes. Il restait à Constance trente secondes à peine avant d'être arrêtée. Alors, elle enleva son collier et le jeta par la meurtrière de droite. Et elle lança la clé du donjon par celle de gauche.
Moins de cinq minutes plus tard, Constance et Bertrade se trouvaient toutes les deux ligotées dans la grande salle du château.
Bon, c'étaient des choses qui arrivaient. Constance était quand même satisfaite : les grands coups qui résonaient dans tout le château, laissaient entendre que les gardes étaient toujours en train d'essayer de défoncer la porte du donjon. La stratégie de la princesse était non seulement très satisfaisante, mais en plus, elle permettait de gagner du temps. Ils finiraient bien par enfoncer cette porte ; mais pendant qu'ils étaient occupés à faire boum boum dans le donjon, ils ne surveillaient pas la cour.
Finalement, un grand CRAC se fit entendre ; et peu après, Sire Hugues entra dans la pièce, passablement énervé.
« Que fait-on d'elles, Messire ? lui demanda le garde avec un plumet sur le casque. On leur donne la question ? On les enferme aux oubliettes ? Ou bien on les pend haut et court ?
- Certainement pas ! Ça se ferait remarquer, et nous aurons encore des ennuis. Non, vous allez tout simplement les fouiller, leur prendre les preuves qu'elles pourraient avoir collecté, puis les relâcher. Cette nuit, on bougera le dragon. Si elles contactent les autorités, ce sera parole contre parole. »
Le chevalier donna quelques ordres, et six femmes de chambre arrivèrent. Trois d'entre elles saisirent Constance, une par les mains, deux par les pieds, et la traînèrent jusque dans une chambre. On la débarrassa de ses vêtements, on défit son chignon, on lui retira tout ce qu'elle avait sur elle, et on jeta tout cela à la cheminée. Après quoi, les servantes lui donnèrent un bain parfumé ; elles frottèrent sa peau avec une vigueur telle que Constance se demanda si Sire Hugues n'avait pas finalement décidé de lui donner la question. Mais elle serra les dents et n'avoua rien. Finalement, elle se retrouva vêtue d'une robe de taffetas vert, coiffée à la dernière mode et chaussée de fins escarpins brodés.
Bertrade, dans la pièce voisine, avait subi un sort similaire ; et elle ressortit propre, habillée de velours mauve, ses cheveux retenus par un peigne d'écaille de tortue. Il n'était tout de même pas très futé, Sire Hugues : il jetait leurs vêtements au feu pour les débarrasser de toute forme de preuve qu'elles pourraient avoir récolté, mais il mettait sur la tête de Bertrade une preuve formelle qu'il achetait des objets issus du trafic illégal d'une espèce protégée...
Mais dans tous les cas, les preuves de capture du dragon n'avaient pas été détruites. En effet, Constance et Bertrade avaient été prudentes. Constance, juste avant de se faire prendre, avait jeté son collier enregistreur par la fenêtre ; quant à Bertrade, elle avait simplement laissé tomber son appareil photo au pied du donjon. Les preuves étaient intactes, et une princesse était toujours en jeu.
Pendant que ses complices se faisaient arrêter, Gabrielle était restée plaquée contre le toit de la chapelle. Elle avait profité de la diversion de Constance pour se laisser tomber silencieusement au sol. L'appareil photo n'avait pas été compliqué à récupérer, il était un peu cabossé, mais fonctionnait toujours. Elle avait mis un peu plus de temps avant de retrouver le collier, mais elle y était parvenue. La toilette de Constance et Bertrade lui avait laissé le temps de regagner les canalisations ; et à présent, tapie dans la bouche d'égoûts, elle attendait patiemment que l'on abaisse le pont-levis.
En début de soirée, les trois princesses se présentèrent au poste de police. Il y eut un petit moment d'incompréhension : l'officier accueillit Bertrade et Constance avec les honneurs correspondant à leur rang, leur offrit des fauteuils, mais n'eut pas un regard pour Gabrielle. Présumait-il qu'elle n'était que leur servante ? Toutefois, si elle avait des vêtements dégueulasses, c'était parce qu'elle ne s'était pas fait prendre et qu'elle avait sauvé la situation ; et certes, elle était noire, et alors, c'est pas ça qui l'empêche d'être une princesse, si ? L'officier dut s'excuser et lui offrit une chaise à elle aussi.
La suite des événements se passe de détails. Les preuves étaient formelles, la police perquisitionna immédiatement, le chevalier n'avait pas eu le temps de dissimuler les traces de son forfait, et il fut placé en détention provisoire. Le dragon fut secouru et emmené au centre de soins. On nettoya ses écailles, on le nourrit convenablement, on le laissa prendre l'air dans un enclos sécurisé. Il se remettrait de sa captivité.
Trois mois plus tard, à la fin de l'instruction, Sire Hugues fut enfin jugé. Il n'y eut aucun vice de procédure, et il fut condamné à trois ans de prison ferme. D'ailleurs, "Sire Hugues" n'est pas tout-à-fait exact, car en raison de ses trop nombreux méfaits, le bonhomme fut déchu de son titre et devint tout simplement Hugues. À ce propos, Sa Majesté décida de confier la forteresse d'Opale... à la princesse Gabrielle. Celle-ci avait en effet agi de façon tout-à-fait remarquable et méritait d'être récompensée. Bertrade et Constance ne furent évidemment pas en reste, se voyant offrir une maison au bord de la mer (pour Constance) et un chalet à la montagne (pour Bertrade), d'où elles pourraient observer les dahus et les serpents de mer.
Lorsque le dragon fut en état de reprendre son envol, Gabrielle organisa une grande fête au château. Tous les enfants de la ville purent admirer la beauté de cet animal, et la fille du forgeron dut admettre qu'il était bien plus majestueux dans les airs qu'enchaîné au fond d'un donjon. Après cela, il y eut des fêtes, des danses et des festins à s'en étourdir l'esprit. Je le sais, j'y étais ! Et croyez bien que j'y serais resté si la princesse Gabrielle ne m'avait pas ordonné d'aller plutôt vous partager cette histoire.