Tout est pardonné

Par SHÂMSE
Notes de l’auteur : Même lorsque la maladie d'Alzheimer est sévère, le comportement peut nous faire passer un message.

Ce soir, je reçois une femme en colère. Déjà au téléphone, on pouvait sentir un certain désarroi dans sa voix. C’est avec un ton exaspéré mais courtois, qu’elle me demande un rendez-vous urgent.

J’ai senti son immense désespoir, raison pour laquelle j’ai accepté de la voir, le jour même, à la fin de mon service. Toutes les personnes que je reçois sont en détresse, et de ce fait en situation d’urgence. Malheureusement, la lenteur de la réponse administrative n’est pas toujours conforme à l’urgence sociale. Mais là, je ne sais pas pourquoi, une petite voix intérieure me pousse à agir vite. Lorsqu’on est assistante sociale, on finit par prendre de la distance vis-à-vis des histoires douloureuses qui nous sont exposées. C’est une obligation pour poursuivre ce métier. Et pour cause, les solutions apportées, sont rarement instantanées, et parfois, me font l’effet d’un pansement sur une jambe de bois. Il en faut dans ces cas, de la résilience, pour poursuivre une mission, qui ne permettra pas toujours d’avoir des réponses rapides et efficaces. Mais heureusement, notre expertise contribue à améliorer nettement un grand nombre de situations problématiques.

Avant de l’accueillir, j’observe cette dame, d’un âge mûr, élégante, avec une certaine noblesse dans sa posture. Seules ses mains trahissent son impatience. Elles sont posées sur ses cuisses, comme pour les soustraire au regard d’autrui. Les doigts enchevêtrés, les pouces sur le dessus, passant nerveusement tour à tour l’un sur l’autre. Je ne l’ai jamais vue auparavant, et son nom (Maryse K.) n’est associé à aucun dossier que je connaisse. Dès qu’elle me voit, elle se lève d’un bond, et s’avance vers moi, la main droite en avant pour me saluer. Elle serait presque prête à m’exposer la situation dans la salle d’attente, tellement elle est impatiente. Ses lèvres s’étirent en un joli sourire poli, son regard exprime une mystérieuse inquiétude. Je l’invite à prendre place en face de moi. Maryse, qui était si pressée de m’exposer son problème, semble tout à coup se raviser, hésiter, chercher ses mots. Elle se mord la lèvre inférieure, prend une grande inspiration, et le seul mot qui sort de sa bouche est : « Ange ».

D’abord surprise et déconcertée, pendant quelques secondes j’attends qu’elle m’en dise plus. Puis, je comprends de qui elle parle. Je ne connais qu’une seule dame dont j’ai suivi l’affaire, qui se prénomme ainsi. C’était il y a six mois. Je ne vois pas où est le problème, puisqu'il me semble que le dossier a été bouclé de la meilleure façon pour elle. J’ai rencontré Ange, après son hospitalisation. Une voisine avait alerté les pompiers, car depuis deux jours, les volets de son appartement étaient restés fermés. Elle n’était pas non plus sortie dans son jardin, elle qui chérissait tant ses fleurs. Les pompiers avaient dû utiliser un pied de biche pour fracturer la porte. Ils ont découvert une maison dans un état de saleté repoussant. Pourtant ce lieu avait dû être très beau, avec ses meubles anciens en merisier massif, de style Louis Philippe. L’odeur n’invitait pas à s’aventurer plus loin dans les pièces. Ils avaient retrouvé Ange, devant la porte de ses WC, frigorifiée, mais vivante. Elle était au sol, baignant dans ses urines, et gémissait de douleur. Impossible de savoir depuis quand elle était tombée. Elle portait bien un bracelet de téléalarme, mais n’a pas pensé à l’activer. Un rapide examen retrouvait au minimum, une fracture du poignet droit, une déshydratation certaine, ainsi qu’une hypothermie. Heureusement, les soins prodigués à l’hôpital, et son parfait état de santé physique, lui avaient permis de résister, et de vite récupérer. Seules les fractures de côtes et du poignet, mettront du temps à consolider. L’assistante sociale du service où était Ange, avait enquêté, et retrouvé un frère comme seule famille. Ange souffrait d’une maladie d’Alzheimer déjà évoluée, raison pour laquelle elle avait oublié la possibilité d’alerter un service d’urgence avec son bracelet. Elle ne savait plus comment se laver, elle ne s’exprimait plus que par quelques mots, qui mis bout à bout, ne signifiaient pas grand-chose. Elle semblait comprendre des phrases simples, auxquelles elle répondait par des hochements de têtes, qui selon leur direction, exprimaient semble-t-il, un oui ou un non. Chez elle, personne n’avait remarqué sa démence, car on la voyait sortir s’occuper de son jardin. Il faut dire que la mémoire émotionnelle persiste plus que toute autre mémoire. A peine rétablie malgré les douleurs, elle se levait sans cesse de son lit. Jour et nuit, elle faisait des va-et-vient dans les couloirs l’air hagard. On avait fini par lui mettre des barrières qu’elle secouait violemment en appelant sans cesse « madame, madame ». Quand l’infirmière de nuit l’a retrouvée au sol malgré la présence des barrières qu’elle avait enjambées, tout le système administratif s’est mis en branle, pour trouver une solution rapide de sortie. Il était en effet évident qu’elle ne pouvait plus retourner vivre seule chez elle. Une place en Ehpad était disponible, mais à deux cents kilomètres de là. Son frère à peine plus âgé qu’elle, et en très bonne santé, avait accepté de la prendre chez lui. De toute façon, il vivait seul et serait heureux de s’occuper de sa sœur, qu’il n’avait plus revu depuis une dispute, il y a quelques années. Chaque fois qu’il avait tenté de reprendre contact avec Ange, il se heurtait à une fin de non-recevoir. On lui avait expliqué, que probablement, la maladie neurologique débutante, l’avait rendue méfiante, raison pour laquelle elle s’était isolée. Pour lui tout était pardonné, il acceptait de la prendre en charge. L’assistante sociale de l’hôpital m’avait alors contactée pour que j’assure le suivi de la situation, après l’hospitalisation.

J’ai donc rencontré ce monsieur, afin de préparer la sortie de sa sœur. C’était un bel homme, mince, et encore bien musclé. Son sourire charmeur, révélait une dentition trop parfaite pour être naturelle. Connaissant l’état cognitif déjà bien altéré de Ange, je lui ai conseillé de verrouiller la porte et de prendre les clés, la nuit ou s’il s'absentait. Je lui ai fait livrer un lit médicalisé en attendant qu’une place se libère en EHPAD plus près de chez lui. Mais il m’a répondu, que lui avait le sens de la famille et qu’il s’occuperait d’elle, tant qu’il le pourra.  Je lui ai alors proposé de déposer un dossier de demande d’APA pour avoir des aides à domicile. Sachant que Ange avait beaucoup de biens et que lui-même n’était pas dans le besoin, il pensait ne pas avoir de difficultés à embaucher du personnel pour s’occuper d’elle. Nous avons donc ouvert un dossier de mise sous tutelle, et bien entendu, étant sa seule famille, il serait le tuteur tout désigné. J’ai ensuite convenu avec lui d’un rendez-vous à son domicile quand sa sœur serait sortie.

Quand je suis allée les visiter, j’ai bien vu que la cohabitation était difficile. Il l’avait installée dans une magnifique chambre, avec une grande baie vitrée, derrière laquelle se trouvaient de beaux lauriers roses, et un immense bougainvillier pourpre. Tristement, elle ne semblait pas le reconnaitre. Elle s’agitait et le frappait quand il s’approchait d’elle. J’ai tenté de le rassurer comme j’ai pu, lui conseillant de faire venir un médecin, pour voir s’il y avait un moyen de traiter cette agressivité probablement d'origine anxieuse. J’ai expliqué que ce type de trouble du comportement, était fréquent au stade où en était sa maladie. A l’évidence, Ange se sentait perdue dans cet endroit inconnu. Probablement qu'elle devait se demander qui était cet homme qui s’occupait d’elle. Tout ceci, générait certainement de l’angoisse et de la peur, qu’elle ne pouvait exprimer que par la défensive.

Maryse a enfin repris ses esprits et m’explique la situation. Maryse et Ange sont amies de longue date. Mais au moment de la chute de Ange, elle était partie en Chine soutenir sa fille qui venait d’accoucher.  Elles habitaient en face l’une de l’autre pendant leur enfance, et jusqu’au mariage de Maryse. Ange, elle, n’a jamais voulu se marier. Elle est restée chez ses parents jusqu’à leur mort. Ses parents lui ont légué la majorité de leurs biens, ne laissant à leur fils que la part minimale légale. S’ils avaient pu le déshériter, ils l’auraient certainement fait, rajoute Maryse avec colère. Ange s’était confiée à elle, un soir de grande détresse. Elle avait besoin de partager le lourd fardeau qu’elle portait depuis sa triste enfance.  Son frère, lui a-t-elle révélé, avait une personnalité perverse, qui a fini par la détruire. Enfant et jusqu’à l’âge adulte, il faisait mine de protéger sa sœur. En réalité il avait réussi à l’isoler et l’extraire de tous ses cercles d’amis. Il faisait croire qu’elle était déficiente intellectuellement, alors qu’elle était en réalité, complexée, craintive et timide. Ses parents avaient coupé les liens avec leur fils, pour la protéger. Il est même fort probable que celui-ci ait abusé sexuellement de sa sœur pendant plusieurs années. Mais ça, Ange, ne l’a fait que sous-entendre.

 Je réalisais avec effroi que j’avais fait rentrer le loup dans la bergerie.

 

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Lislee
Posté le 08/07/2023
Hello !

Je suis assez impressionnée par la façon que tu as de renouveler tes textes autour d'une même thématique. Et pourtant aucun ne se ressemble vraiment. Les personnages sont tous authentiques et décrits avec beaucoup d'humanité.
Le style est fluide et visuel. C'est triste, mais aussi réaliste...

A bientôt ! :)
SHÂMSE
Posté le 12/07/2023
MERCI LISLEE. TRES TOUCHEE PAR TON COMMENTAIRE.
Lou Santos
Posté le 12/06/2023
Qu'il est glaçant, ce texte ! Je trouve que ta plume partage très bien les événements, mais aussi ce qu'ils impliquent émotionnellement.
Au fil du récit, j'ai ressenti la même volonté de bien faire, l'impression de faire le bon choix, avant de virer à l'impuissance face au terrible dénouement. On comprend à quel point la mise à distance est nécessaire dans ce genre de métier. Bon courage et merci pour cette nouvelle.
SHÂMSE
Posté le 16/06/2023
Merci beaucoup Lou de continuer à me lire.
Au bout de 30 ans de carrière, je n'arrive toujours pas à trouver la bonne distance dans certaines situations. Je n'ai pas peur de trop m'éloigner, j'ai surtout peur de trop m'impliquer. Et quand on est trop proche, le risque est de ne pas vouloir inconsciemment voir ou évoquer des choses trop douloureuses. Comme un parent qui ne verrait pas la souffrance de son enfant parce que c'est inimaginable pour lui.
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