SACERDOCE

Par SHÂMSE
Notes de l’auteur : La vie peut parfois nous jouer des tours, il faut savoir faire les bons choix et apprendre à rebondir.

Je suis infirmière, métier dont je rêvais depuis mes 6 ans, depuis que ma mère m’a offert à Noël la panoplie de la parfaite infirmière. En troisième année, j’ai été bouleversée par mon stage de gériatrie. J’ai donc pris la décision de suivre cette spécialisation. Bien sûr, tout au long de mes études, je soignais des personnes du troisième et même du quatrième âge, mais le plus souvent c’était dans des conditions d’urgence ou en post-opératoire, c’est-à-dire dans des situations où il fallait aller vite. Le sujet âgé, dans ces services, est alors considéré comme un élément pour ainsi dire perturbateur, qui ralentit les soignants dans leur travail. Personne ne l’écoute. Son monde à lui, tourne trop au ralenti quand il ne passe pas carrément sur le mode arrêt sur image. Ce qui a le don d’agacer les pauvres infirmières, pressées par la nécessaire rentabilité d’un service, où la durée moyenne de séjour doit être la plus courte possible. Il faut que ça tourne comme on dit dans le jargon hospitalier.  

J’ai effectué mon dernier stage dans un Ehpad. J’ai tissé des liens avec des résidents. J’ai perçu derrière les visages ridés, les corps osseux et fragiles, ou charnus, couverts de peau flasque, toute la sensibilité attachante de ces personnes. J’ai découvert des histoires de vie parfois troublantes, souvent riches et fascinantes. Je passais de la technicité à l’humain comme on passe du distanciel au présentiel. Certains préfèrent se cacher derrière un écran, moi je veux voir à la lumière du jour, la richesse de la vie, qu’elle soit agréable ou effrayante. J’avais trouvé ma vocation. Le diplôme en poche, un poste m’attendait déjà dans ce même Ehpad. Est-ce parce que je n’ai jamais connu mes grands-parents, les résidents étaient un peu comme des membres de ma famille ? Je faisais fi de la nécessaire distance à maintenir avec le patient.  Entre les pansements, la commande et la distribution des médicaments, les rendez-vous à prendre, je regrettais de ne pas avoir assez de temps pour discuter avec eux.  Souvent je faisais plus d’heures que prévu, pour pouvoir échanger tranquillement avec mes chouchous, mais je ne lésais personne sur mon temps de travail.

En 2019, un nouveau virus est apparu, on ne sait comment. Il a pris l’avion clandestinement et s’est infiltré dans tous les pays. Ce n’était pas un simple réfugié politique ou économique. Il s’agissait bien d’un envahisseur mortel qui a fini par s’installer, malgré toutes les armes chimiques, inventées par tous les scientifiques de la terre. Nous étions tous inquiets à propos de ce que risquaient nos protégés. A la télé, à la radio, un seul sujet tournait en boucle : La covid et le décompte des morts surtout dans la tranche d’âge des personnes dont nous nous occupions. Quand le premier cas a été découvert dans l’établissement, nous nous demandions tous qui avait bien pu faire rentrer le virus, puisque les visites extérieures étaient interdites. Nous vivions dans un climat de suspicion, de peur et de culpabilité. Nous nous sentions coupables de ne pas avoir pris suffisamment de précautions, et désemparés face à notre manque de connaissance concernant cette maladie. Finalement, l’accablement s’emparait de nous tous. Les hôpitaux submergés, refusaient nos patients trop âgés. Nous n’avions pas assez de matériel pour les soigner. Nous ne savions même pas comment les soulager. Nous passions un temps fou à la désinfection. Malgré cela, tout le monde tombait malade en même temps. Souvent, nos résidents finissaient leur vie seuls dans leur chambre, tellement nous étions submergés. Nous ne faisions que constater le triste dénouement de cette bataille menée contre un ennemi invisible dont nous ne connaissions ni la stratégie ni les armes.  Ce n’était pas le métier que j’avais choisi d’exercer, il s’était transformé en un véritable sacerdoce en terre inconnue et hostile. Il fallait multiplier les heures supplémentaires, car les collègues aussi tombaient malades.

Quand je rentrais chez moi, je n’allais plus comme avant directement me détendre sur le canapé et profiter du soutien de mon mari. Non, à peine sur le palier, je commençais à me déshabiller, je rentrais directement sous la douche me désinfecter. Je nettoyais les poignets des portes, les interrupteurs, c’en était devenue une obsession. Je mettais tout mon linge à la machine, et enfilais un nouveau masque pour ne pas contaminer mon conjoint. Je vivais sous masque au travail, à la maison, je ne l’enlevais que pour manger et dormir. Naturellement, nous faisions chambre à part, et ça a duré des mois. Je craignais que mon mari asthmatique ne meure à cause de moi. Je ne me débarrassais jamais de l’uniforme d’inquiétude que j’avais enfilé dès l’apparition de ce virus mortel. J’ai tenté de m’adapter comme j’ai pu, malgré les changements perpétuels de protocoles, le manque de matériel, l’absence d’appui des services hospitaliers, la non-assistance de la direction qui soi-disant ne trouvait pas de personnel pour remplacer les absents. J’ai même accepté de me faire vacciner, alors que nous ne connaissions rien de ce nouveau vaccin. Les médias et réseaux sociaux nous matraquaient de nouvelles, toutes plus terrifiantes les unes que les autres. D’un côté des vieux qui mourraient de l’infection, de l’autre des jeunes soignants décédés juste après une injection. Certains n’ont pas hésité à quitter la profession. La situation s’est dégradée malgré la vaccination, malgré les meilleures connaissances de prise en charge, malgré l’immunothérapie, mais dont nos résidents trop vieux ne bénéficiaient pas. Nous avions l’impression qu’en Ehpad nous étions dans l’antichambre de la mort. Il n’y avait plus d’activité, ni kiné ni visite, seul le souffle de la faucheuse rodant dans les couloirs. Le peu de considération de mes supérieurs, la fatigue, les désillusions m’ont poussée hors de l’établissement.

 J’ai fait quelques remplacements d’infirmières libérales. En ville, ce n’était pas mieux. Le manque cruel d’auxiliaires de vie, nous obligeait à élargir les soins à domicile, sans compensation financière. Quand découvrant un patient âgé encore au lit dans ses urines, n’ayant rien mangé depuis la veille, je téléphonais à la société d’auxiliaires de vie, qui répondait invariablement ; « La personne qui devait intervenir est malade, les recherches sont en cours afin de tenter de trouver une solution le plus rapidement possible. Nous vous tiendrons informés dès que nous aurons des retours. » Impossible alors de tourner les talons et poursuivre la tournée comme si de rien n’était.

Pendant ce temps, plus personne n’applaudi les soignants. D’autres événements tous plus graves les uns que les autres, ont étouffé le dernier résultat sur l’espérance de vie. Pour la première fois depuis 50 ans, il a diminué dans des pays dits développés. La guerre a refait son apparition, les catastrophes naturelles se multiplient, on s’inquiète pour les générations futures à qui on laisse une dette jamais inégalée et une écologie terrestre déplorable. La COP27 s’achève sur un accord d'indemnisation des pays les plus vulnérables aux catastrophes climatiques, justement ceux qui contribuent peu ou pas à la crise climatique.  Mais aucun plan d’action pour réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre. La population a bien compris que leurs dirigeants ne prendront pas les mesures nécessaires à la réduction du réchauffement climatique. Alors individuellement, chacun à son niveau prend conscience qu’il peut agir, en recyclant, en diminuant sa consommation ou en se tournant vers les produits reconditionnés. Et ce d’autant que le pouvoir d’achat ne cesse de diminuer. Pendant la Covid, le commerce en ligne s’est multiplié. Mais très vite, on réalise que le service après-vente des achats en ligne de produits reconditionnés est un vrai parcours du combattant, souvent perdu d’avance. Tout cela fait germer en moi une idée.

A la maison, j’ai craqué et enlevé le masque. Chaque fois que mon conjoint renifle ou tousse, j’ai peur de lui avoir refilé quelque chose. Le virus de la Covid a eu raison de ma vocation. Je vais changer de métier. Je choisi de poursuivre des remplacements d’infirmières la nuit, et parallèlement, je décide de suivre la formation de technicien Maintenance en Appareils Électroménagers. Je parie sur le reconditionné, mais avec un plus sur l’achat en ligne : Le service de proximité qui va rassurer le client. Je me crée un compte Tik Tok et Instagram. Je me filme entrain de réparer, reconditionner les produits électroménagers. Je reçois mes premiers clients, tout en poursuivant mes remplacements nocturnes.

Ceux qui décident de ne pas reprendre leur appareil parce que la pièce de rechange coûte trop cher, me signent une décharge me permettant de le garder. Je le récupère, le répare et le vends sur le marché de l’occasion. Ça leur évite de devoir aller le déposer en déchetterie. J’élargis mes compétences à la réparation de trottinettes, de vélos électriques. Plus mes clients sont contents, plus ils likent mes sites et y déposent de bons commentaires. J’y crois maintenant, je vais pouvoir bien gagner ma vie avec ce nouveau métier, tout en protégeant mon mari. Et puis réparer des objets c’est moins stressant que de s’occuper de vieux patients qu’on ne peut plus reconditionner.

Je raccompagne un client jusqu’à sa voiture, son lave- linge sur mon chariot de manutention. Il me serre la main, me remercie, et promet de me ramener tout ce qui est réparable chez lui. Rassurée d’avoir pris la bonne décision, j’appelle les infirmières que je remplace habituellement, pour leur annoncer ma décision de quitter complètement la profession de soignante. Ce soir, je finis plus tôt, je vais enfin passer du bon temps avec mon homme. Sans sa maladie je serai encore infirmière en Ehpad. Je réserve un bon restau avant de rentrer lui faire la surprise.

Sur le pas de la porte, je reste figée. J’entends les gloussements d’une femme. Je revois à toute vitesse ma vie défiler depuis la Covid, comme si elle allait s’arrêter bientôt. Je me retiens à la façade de la maison manquant de tomber. Les heures supplémentaires en ehpad, la nécessaire distance pour protéger mon mari, ma transition professionnelle, je réalise que la Covid a eu raison de ma vie de couple.

 

 

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