Il restait tout à faire.
Handal le brûleur, fixait le fond de son verre. La glace tournait dans le liquide doré désalcoolisé. Plié sur le contoire, son menton reposait dans sa paume. Le manque de progrès l’écrasait un peu plus chaque jour depuis un an. Il sentait les regards et les rancœurs autour de lui. Rien ne changeait, ou pas assez pour être remarqué. L’humain était lent. Pourtant Handal persistait à venir au village. Il y passait quelques heures entre deux expéditions contre la forêt, prenait des nouvelles puis repartait. Il se persuadait que l’espoir ferait son chemin et l’emporterait sur le regret. Mais c’était sans doute une tâche impossible. Chaque regard vers une fenêtre rappelait les choix qu’il les avait incités à faire. La fougue qu’il portait comme un étendard avait séduit les habitants à un instant décisif. De paria, il était devenu héros, puis paria à nouveau. On l’avait écouté un court instant, puis la crainte et la méfiance étaient revenues en volte-face. Maintenant, la dureté du quotidien les rendait amers, ils ressassaient tous un passé plus simple, tissé de rêves indolents. Handal n’avait pas besoin de leur demander, il ressentait autour de lui l’amertume distillée dans le temps.
Gagner les esprits, après avoir volé les illusions venues d’une facilité trompeuse, voilà un objectif sans fin. On ne pouvait pas proposer aux villageois de vivre indéfiniment avec les difficultés, pas après l’époque révolutionnaire des biotech de T.A.L.I.S.
Les habitants avaient vécu l’exaltation du progrès comme une ronde trop rapide, quand tout s'arrêta soudainement le village n’arrivait plus à tenir debout, tout avait changé trop vite. On lui reprochait d’avoir éventé la tromperie — car s’en était bien une — même s’il fallait tout refaire, il recommencerait. Il ne cherchait pas la gloire, pas plus qu’à l’époque. Après cinq ans qui lui avaient semblé une éternité, les progrès étaient inexistants dans les esprits. Sans parler de la forêt qui continuait d’étendre ses racines vers la ville et ses habitants tels des doigts de spectre vengeurs.
La rumeur indistincte du bar l'enfonçait dans ses idées noires. Le vrombissement des purificateurs d’air l’emportait presque sur la musique grésillante. Cela n’avait pas d’importance, les discussions l'emportaient sur les fonctions mécaniques défaillantes.
La rumeur de la taverne diminua et lui apprit que Gerhild avait franchi la porte. Son pas restait lourd sur le plancher bien qu’elle ait raccroché son armure biotech depuis la révolte.
– Capitaine, salua le patron. Je vous sers quoi ?
– Comme d’habitude Grimm. dit-elle, sans chaleur.
Pas besoin d’en rajouter, la chaleur avait quitté les habitants de ce bourg crasseux. Il n’y avait jamais d'accueil amical pour Gerhild Talion. trop de souvenirs, et trop récents, il fallait laisser le temps aux gens. Beaucoup de temps. Mais le temps en avaient-ils ? Elle s’efforçait de réparer les événements passés, alors ils n'étaient jamais ouvertement hostiles. On ne pouvait pas en dire autant pour d'autres éminences issues de la corporation de T.A.L.I.S. Le traitement semblable qu’on réservait à Handal et Gerhild faisait d’eux des voisins de circonstances sur le zinc.
Handal avait bien envie de rester seul aujourd'hui mais il tenait à montrer l’exemple. Il aurait pu faire comme tous les autres mais il la salua brièvement comme à son habitude.
La balafre dessinait une boursouflure sur sa joue, la guérison aurait pu être plus rapide si elle avait pris soin de rester loin de la Faille et du village. Les spores encore présents ralentissaient le processus de régénération. Il ne détourna pas le regard de ce sillon rouge qu’il lui avait lui-même infligé, seule cicatrice visible. Il savait qu’il y en avait d’autres bien plus étendues sous la tunique molletonnée.
Le souvenir le fit tressaillir, il attrapa son verre pour empêcher sa main de trembler. La rage du combat et sa folie, jamais il ne voudrait revivre ça. Ce n’était pas la vie qu’il avait choisie. Il n’était pas soldat. Gerhild ne tremblait pas, jamais. Peut être qu’une fois seul dans le silence de la nuit, des remords lui volaient le sommeil et lui creusaient les yeux au matin. Mais il n’avait que des hypothèses, rien ne perçait son armure.
– Handal, t’arrive encore à traîner ta carcasse morne.
Elle s’asseya sur le tabouret. Une légère tension étirait sa bouche par soubresaut, le frottement devait être encore sensible sur les blessures.
– Et toi moins laide de jour en jour. Ce séjour t’as plutôt réussi, vraiment. Ton visage ne semble plus sur le point de s’ouvrir en deux. C’est bien que tu prennes un peu de distance avec cet endroit.
Il se rembrunit. Il n’avait vraiment rien d’autre ? Handal, essayait d’être amical. Il essayait vraiment. Elle n’était pas tenue de réparer les conséquences des autres et encore moins dans un endroit aussi paumé qui n’était pas le sien, mais elle s’y tenait. Handal n’aimait pas non plus qu’on lui agite la merde sous le nez. Ils étaient eux-mêmes les conséquences réciproques de l’un et de l’autre. Pourtant une fragile camaraderie grandissait sous l’objectif commun, enfin, Handal le supposait et cela diminuait la solitude. Foutu optimisme. Il aurait souhaité avoir plus de soutien, mais les jours s’assombrissaient et l’aide tardait à venir. Le fatalisme s'abattait lentement sur lui. Seul, Il doutait pouvoir continuer encore longtemps, perdant le peu qu’il avait gagné dans sa lutte. Les créatures solitaires ne faisaient pas long feu, il restait à la merci des frimas et du coup du sort.
– Le cadet de mes affaires. Elle vida son verre d’une traite, et le rabattu sur le comptoir.
Gerhild avait toujours une ombre de défi dans le regard. Leur combat l’avait laissée meurtri dans sa chair, et bien qu’elle lui assurait qu’elle n’y pensait plus, il émanait d’elle comme une vibration farouche.
– Du nouveau dans la forêt, Brûleur ?
Handal saisit par réflexe son bras bandé, la douleur irradiait sous le manteau. Lorsqu’il remuait, ses bottes déposaient un peu plus de poudre blanche à ses pieds. Quelques pointes de sang séché maculaient ses manches au milieu de celle de terre et de cendre, invisible sous le manteau sombre. Dans le brouillard du matin, la bête l’avait prise par surprise.
– Des traces, quelques préjudiciés rodent, le lot habituel… La faille régresse.
C’était un euphémisme, le même qu’il servait depuis, diable, il avait l’impression qu’il le récitait depuis toujours maintenant. Il se frotta le visage de la main libre, son dernier passage à proximité de la forêt n’avait pas été une balade, loin de là. Il en gardait un souvenir cuisant.
Les marques de pas s'effaçaient progressivement derrière lui. La forêt Morte portait bien son nom. Tout autour de lui s’élevaient des silhouettes blafardes aux branches dénudées. Aucune feuille ne poussait sur ces arbres depuis des années. Handal y mettait un soin particulier. Une poudre blanche tapissait le sol et les troncs. Certaines parties de la forêt étaient dangereuses, mais pas celle-là. Les champignons persistaient bien après le départ de T.A.L.I.S. Une espèce invasive résistante, difficile à purger.
Tout dans la vallée rappelait le départ de la corporation. L’activité de la corporation avait laissé des cicatrices impossible de guérir dans la terre. Le sol suppurait et rejetait le poisson, devenant lui-même émetteur de dangereuses substances. Certains endroits étaient si malade que personne n’y mettait les pieds. Et pourtant Handal traversait ce cimetière, un masque filtrant à deux buses sur le visage. Il traquait les évolutions de l’infection. L’espoir le faisait toujours attendre une récession. Si nécessaire, il éliminait les proliférations par le feu et maintenait ainsi un cordon de sécurité. On l’appelait Handal le Brûleur. Il n’y en avait pas d’autre.
Son manque d’attention lui couta cher.
La bête avait surgi d’une souche renversée, les crocs s'étaient enfoncés dans la chair de son bras qu’il portrait devant lui pour se protéger. La bête fauve ruait, ses pattes noires griffaient le cuir épais.. Il se saisit du couteau de chasse qu’il portait à la ceinture et l'abattit sur l’animal infecté, se fiant à la douleur. Handal haletait. De la buée envahissait sa visière et le rendait à moitié aveugle.
La folie s’emparait de la plupart des être vivants dans la forêt. La bête avait dû être un renard, difficile à dire après les mutations due à l’infection. Le trancha glissa sur une surface lisse, chitineuse. Elle émit un jappement de surprise et se dégagea furtivement pour s’enfuir aussi vite qu’elle apparu. La lame avait du entaillé la carapace d’une manière ou d’une autre ou glisser entre ses écailles.
Handal, resta là, sans bouger, reprenant son souffle. Le sang battait dans ses oreilles, il nettoya sa lame légèrement rougie, puis la rangea dans son fourreau. La blessure infligée à la bête n’avait sûrement rien de fatal, le coup était trop hasardeux. Handal s’ébroua, des spasmes parcouraient son bras blessé. Il ne remettrait pas les pieds entre les arbres avant au moins une semaine.
Gerhild commanda un deuxième verre, qu’elle avala plus lentement. Elle s'arrêtait toujours après le deuxième.
– Des preuves ?
– … .
Putain, mais ne pouvait-elle pas le lâcher avec ses reflexions de limier.
–hum, fit-elle, faisant tinter les glaçons dans le liquide doré de son verre. C’est l’espoir qui parle.
– Va te faire f** Gerhild.
Sa brusquerie ne l’effleura même pas. Il avait même cru voir un pli mesquin sur ses lèvres, mais non cette femme ne souriait jamais. Cela lui arrivait d’étirer ses traits, mais il n’y avait jamais d’expression joyeuse de celle que l’on partage spontanément. Quand cela arrivait, on souhaitait plutôt être très loin ou invisible.
Gerhild se détendit en profitant de son verre.
– Eh bien, on peut se féliciter que la corrosion ne progresse pas plus.
– Humff, fit-il, cela se passait de commentaire.
La guérison n’allait vraiment pas assez vite à son goût, rien n’allait assez vite à son goût. Mener ce combat seul n'avait ni sens, ni fin. Handal n’était pas de première jeunesse. Pourrait-il continuer encore longtemps ? Il n’en avait pas la moindre idée.
Un autre homme entra, suivit de deux maquignons aux mines patibulaires. La Taverne était particulièrement populaire aujourd’hui. Tout comme Handal mais à sa manière, le juge qui se tenait au centre n’avait pas le vent en poupe, la faute à de mauvaises décisions prises au mauvais moment. L’homme soignait son allure, et ses jolis mots de politicien avaient réussi à le sortir d'affaires.
Les gens se retrouvaient et se croisaient ici, mais l’on voyait rarement le juge devant le bar. Cependant, cela n’avait rien d’étonnant qu’il y mette les pieds pour soigner l'opinion publique. Il distribua des signes de reconnaissances aux personnes présentes qui lui répondirent avec plus ou moins d’empressement. Rien de tapageur, l’homme était sobre et efficace dans sa politique qui s'adaptait à la vie reculée, loin des exaltations des métropoles.
Quand les trois hommes s’approchèrent d’Handal, on plongea dans l'inhabituel. Le juge prit l’autre tabouret à sa gauche et il se retrouva cerné par les trois hommes d’un côté et Gerhild de l’autre. Il s’assit sur son beau manteau bleu de citadin, ses chiens de garde se tenaient à distance derrière lui. N'étant pas le centre de l’attention, Gerhild les ignora et continua son verre. De son côté, Handal regretta de ne pas avoir pris d’alcool pour lui faciliter cette entrevue non désirée. On venait rarement le voir par politesse pour prendre des nouvelles. Ca, sa femme s’en occupait très bien mais sa femme était morte.
– Handal, le meunier, sourit le juge.
Il n’y avait plus de meunier.
L’homme tenta une main amicale sur les épaules poussiéreuses d’Handal mais se ravisa quand celui-ci tourna la tête vers lui. Il devait vraiment avoir l’air d’un chien errant affamé aujourd’hui. De tout façon, il le trouvait un peu trop poli, dans le genre forcé, ce qui le fit regretter la face morne de Gerhild dans son dos.
– Comment se passe la… purge ?
– Ça avance. Doucement.
– Bien, bien, répondit-il. Il retira ses gants et ne cessait de les palper entre ses doigts.
Des mains blanches et délicates d’orateur. L’homme semblait attendre quelque chose, une réponse. Handal soupira avant de prendre part au rituel social, mais pas plus que nécessaire.
– Que voulez-vous, monsieur le juge ?
Autant aller droit au but. Ce qui fit un déclic chez son interlocuteur, il quitta volontiers cette mascarade et regarda Handal droit dans les yeux, ce qui le surprit. Les gens avaient tendance à l’insulter ou l'ignorer quand ils ne le fuyaient pas.
– Monter une expédition est-il possible ?
Handal se figea, personne ne voulait aller dans la forêt, pas depuis l’accident. Le tavernier astiquait les verres à l’autre extrémité du bar. Il fit mine de s’approcher, mais le juge le renvoya d’un geste.
– Non. Je n'emmène personne.
– Je vous payerais.
– Trop de logistique. Trop bruyant. Trop d’inconnus.
Il insistait, le bougre d’homme. Quelle mouche l’avait piqué ? Il n’y avait jamais eu de mouche contaminée, c’était un mythe, une information erronée qui avait enflammé les peurs et s’était répandue comme une trainée de poudre.
– Non, répéta-t-il plus fermement. Mêlez-vous de ce qui vous regarde. Continuez à veiller sur votre enfant et les habitants, c'est votre job.
Chacun son fardeau.
Le juge passa la main dans ses cheveux ras. Cet homme était toujours rasé de près, propre, présentable. Handal remarqua ses cernes et ses traits tirés, le nœud froissé au col de sa chemise.
Gerhild ne faisait plus aucun bruit dans son dos, elle l’écoutait certainement. Était-elle au courant de la manœuvre ?
– Ma fille a disparu. Depuis deux nuits, déjà, dit-il la gorge serrée.
Sacrebleu. La gamine avait quoi, dix ans ?
– Je lui ai suggéré d’attendre ton retour.
Il avait vu juste, Gerhild savait depuis le début. Elle avait pris les devant dans le bar. Handal attrapa son front. on ne courrait pas en forêt à chaque fugue de gamin. Il y avait des consignes, les enfants étaient au courant aussi bien que les adultes des risques encourus à trop s’en approcher.
– Et vous pensez la trouver dans la forêt ? Que lui avez-vous raconté à cette gamine ?
– Handal, ce n’est pas la seule enfant disparue, intervient Gerhild.
Handal encaissa l’information. Non, la forêt n’enlevait pas les gens et encore moins d’enfant. C’était un putain de tas de bois. Des arbres solidement enracinés dans le sol empoisonné. Depuis plusieurs années on se protégeait des spores, le seul danger qui en sortait.
– Vous connaissez le mieux la forêt, Brûleur.
Handal marmonna. Qu’il aille dire ça à la bestiole qui a essayé de le bouffer le matin même. Ces types-là vivaient bien au chaud dans leur maison sans jamais mettre le nez dehors. Sous les cîmes des arbres, on chantait une autre chanson, les bêtes rôdaient. Là où autrefois il y avait des chevreuils farouches sautant dans les frondaisons, il y avait désormais des bestioles enragées nourris de la putréfaction laissée par T.A.L.I.S. La gangrène remontait la faille comme l’eau dans une éponge et s’étendait dans les bois. Elle voyageait par les fongiques et le maillage des racines.
– Je crame des trucs, j’endigue. Je surveille. Y’a pas de guide touristique qui tienne, grogna-t-il.
– Un groupe de cinq, toi, moi, et des hommes parfaitement informés sur les risques encourus, continua-t-elle. Gerhild considérait apparemment l’affaire comme entendue.
Les deux hommes encore debout devaient en faire partie. La fine fleur des malabars.
Pouvait-il les laisser y aller seul ? Ah, ça oui.. Est-ce qu’il allait le faire ? Non, elle le savait et ça l'emmerdait au plus haut point. Alors il s’adressa autant au juge qu’à ces gardes.
– Que vos gars soient aux portes de la ville à l’aube, équipés pour une virée. Masque à gaz, bouteille si vous avez et que vous y tenez, mais je ne vous le conseille pas, manteau épais et résistant, couteaux et marteaux. Pas d’arme à feu, on privilégie le silence. Une réserve d’eau suffisante pour chacun, il n’y a rien que vous pourrez consommer. Rien de valeur, sentimental ou autre, si ça tourne aigre, on lâche tout et on retourne au village.
Voilà, abandonnez les superstitions et les croyances ineptes et reposez-vous uniquement sur vos capacités.
– Et aujourd’hui ? osa le juge. Tout est près et la journée est à peine entamée. On aura plus de chance de la trouver en…
Handal se leva sans le laisser finir, déplaçant un léger nuage blanc. Il avait fini son verre, et le goût de s’attarder lui était passé.
– Demain. Une seule virée. Départ à l’aube, rentrée avant la nuit.
Le juge s'affaissa et accepta la décision.
– Nous retrouverons votre fille, répondit Gerhild, rassurante.
Si la gamine était encore en vie. Maudite soit sa quête de repentance à celle-là.