Handal s’élança à sa suite, imité par les trois autres. Les racines grasses de terre glissaient entre ses mains gantées. Avec une poussée, Handal réussit à se hisser sur le tronc renversé. Le juge se trouvait déjà à l’autre extrémité. Il longea le pont de fortune avec précaution, les genoux légèrement fléchis, l’écorce pourrie s'effritait sous lui. Quand il retrouva la terre meuble, ses pieds se dérobèrent dans la boue. Il se rattrapa in extremis pour s’élancer de plus belle à la poursuite du fuyard.
Il entendit Gerhild atterrir souplement loin de la zone glissante. Elle le talonnait, son souffle maîtrisé n’était pas loin, son entraînement la propulsait en avant. Puis elle bifurqua sur un sentier parallèle. Une explosion d’eau retentit derrière lui. L’un des malabars avait glissé sur l'écorce. Il s'extirpait à grands remous de la mare puante. Pas le temps. Ils étaient deux, ils s’en sortiraient. Il ne pouvait pas en dire autant du juge en plein crise. Handal fixait sur le dos du fuyard. Bien qu’il marquait des arrêts pour écouter des fantômes, il gardait son avance. La situation était improbable, l'homme fluet distançait un trio rompu à l’exercice mais sans jamais vraiment disparaître. C’était comme si…
La Forêt se jouait d’eux. Les mirages que le juge suivait brouillaient son avancée le temps que ses poursuivants le rattrapent mais sans jamais leur permettre de mettre la main sur lui. Handal pestait, il aurait dû les mettre en garde sur les mirages.
Le Brûleur glissait entre des broussailles épineuses à l’implantation anarchique. Le chemin déviait dans un virage brutal. Il sautait un fossé, prenait appui sur un tumulus poudreux, évitait des racines traîtresses. Le vent s’était levé et les craquements du bois formaient une symphonie étrange.
Le souffle entre les arbres lui jouait des tours. Il crut entendre des carillons de rire, une voix familière de femme qui l'appelait. Des volutes plus danse de brume s'agglutinent à la frontière de sa vision, telle une silhouette exhumée du passé. S’il tentait un coup d'œil, le spectre disparaissait comme certaines étoiles un peu plus joueuses que les autres dans le ciel nocturne. Il les ignora au prix d’un effort mental et se concentra sur sa cadence et son souffle.
Les jumeaux fatigués de la poursuite passaient à travers les broussailles à grands coups de machette. Ils brisaient frénétiquement les branchages. Le visage congestionné par l’humiliation de la mare, l’homme propulsait autant de gouttes d’eau que d’échardes. Ou bien ils combattaient eux aussi leurs fantômes.
Handal n’avait pas le temps de regarder où il mettait les pieds. Des heurtes et des jurons fusaient derrière lui. Les pieds se tordaient entre les racines noueuses mais aucun bruit sourd, personne ne tomba. Un peu plus loin, la densité des arbres diminuait. Il poussa encore un peu. Le manteau de laine pesait sur ses épaules, il rendait ses pieds lourds, entravait ses mouvements. S’élançant en avant, il avait l’impression de forcer, mais Il maintient seulement l’allure. Soudain, le juge s'arrêta, éperdu.
Au plus haut des arbres un feuillage noircis subsistaient. Les quelques points lumineux qu’ils percevaient semblaient ne jamais toucher le sol. Ils progressaient dans une obscurité déroutante comme enfoncé au plus profond de l’océan. La ruée des flammes avait dû perdre en intensité à cet endroit. Le Brûleur franchit la limite obscure des arbres, comme on crève la surface de l’eau pour rejoindre la surface. Il accrocha goulument la lumière. Respirer.
Une clairière aux couleurs chatoyantes s’ouvrait devant eux, plus vivante que jamais. Ils avaient quitté la couronne grise pour s'enfoncer plus profondément dans les sous-bois. Des fleurs aux couleurs chaudes et à la texture velouté des pétales de roses. Elles vous invitaient à vous approcher, à fermer les yeux pour mieux humer leur parfum. Venimeuses. Des spores s’en échappaient, emplissant l’air de minuscules pompons dorés. La substance recouvrait les troncs qui touchaient la clairière d’un jaune malade et poudreux.
Gerhilde s'autorisa un moment d’émerveillement. Il aurait tout autant admiré cette résilience fertile et magnifique si elle n’essayait pas constamment de le tuer. Il scruta la clairière inconnue. Tout semblait paisible.
Si la forêt était un organisme, en était-ce le cœur ? Alors l’entrée épineuse et blanche n’était qu’une couche de peau morte. Une simple pellicule terne, et Handal lui faisait un humble récurage. Bordel, son acharnement avait-il seulement inquiété cette chose ? Il n’était qu’un gamin qui jouait avec des alumettes sous la pluie.
Les deux loubards pénétraient brusquement dans la clairière. Malabar sec ralenti et s’approcha d’un hêtre pour en essuyer une infime partie sur un tronc, qu’il fit glisser entre ses doigts.
– Des spores hautement combustibles, énonça Handal qui peinait à retrouver son souffle. Bien plus que le polypore.
Il y en avait ici bien plus qu’il n’en avait encore jamais vu. Le juge était revenu à lui. A ces mots, il essaya frénétiquement d'essuyer les particules qui s’agglutinaient à son manteau et son masque. En pure perte.
– C’est ce que j’emploie pour contenir l'expansion. On en connaît l’origine maintenant.
Gerhild s’approcha, elle était fichtrement silencieuse pour un soldat.
– On a quitté la piste. L’endroit semble moins hostile, pourtant.
Elle hésita avant de continuer. Les voix.. toi aussi tu les entends ?
Il ignora sa question.
– Jamais été aussi loin, Il réajusta son équipement. Garde les deux yeux ouverts, ça vaudra mieux.
Elle le fixait sans ciller, évaluant la situation.
Est-ce qu’elle doutait de lui ? Qu’il soit lui-même fou n’était pas exclu. Il avait passé bien trop de temps dans cet endroit.
L’homme trempé renifla pendant que l’autre évaluait l’état de son masque et le reste de son équipement.
– Au point ou l’on en est, autant prendre la direction de la centrale, fit le malabar trempé.
La proposition alluma une certaine méfiance chez Handal.
– Non, fut sa seule réponse.
Il reprit son chemin, et poussa le juge devant lui pour appuyer son propos.
– Vous pouvez pas nous foutre dans la merde sans rien nous dire, objecta l’homme trempé.
Il repoussait son acolyte et s’avançait sur Handal les poings crispés, et crachait presque sur sa visière. Le casque peinait à absorber toute la buée qu’il produisait.
– C’est quoi qui rôde ici ?
Il était temps qu’ils s’en inquiètent, en effet.
Il tendit une main pour le retenir. Mais Handal par réflexe dévia son bras et frappa la paume ouverte la naissance des clavicules. Handal se maudit, sa réaction n’allait pas arranger les choses. L’autre recula et la colère remplaça très vite la surprise.
– Pas le temps pour ça.
Mais l’autre se jeta sur Handal en une poussée, et le força à lever le bras pour faire barrière. Le mauvais bras. Le choc lui fit un mal de chien, un éclair de douleur remonta jusqu’à l’épaule. Cette histoire ne commençait pas très bien. Il se prépara à riposter en grognant mais quand un nouveau choc les déséquilibra tous les deux. Gerhild s’était interposée, elle lui tordait le poignet et faucha les appuis de son assaillant.
Son frère, à l'écart, en rajouta une couche :
– Vous avez aucune fichue idée d’où on se trouve, non ? La centrale est juste là, derrière les bosquets.
Il pointait les antennes verdies qui perçaient le ciel, s’élevant au-dessus des cîmes.
– Ecoutez, on n'est pas obligé d’aller jusqu’au site, continua-il. Avec de la chance on trouvera la rivière avant, et on pourra revenir sur nos pas.
Gerhild concéda en sa faveur.
– Ils n’ont pas tort Handal. Le chemin sera plus long, mais nous aurons un point de repère fit-elle alors qu’il s’obstinait.
Il pris un peu de distance avec son assaillant, dont le regard restait crispé. Il se calma en quelques enjambées. Des tâches fleurissaient sur sa manche, substance visqueuse équivoque. Les agrafes devaient être dans un pitoyable état.
Il accepta l’idée et ils traversèrent la clairière et pénétrèrent de nouveau sous le couverts des arbres. De ce côté, le changement sautait aux yeux.
Un tapis de feuille avait remplacé la poudre grise et collante. Des arbrisseau tentaient de gagner leur part entre leur aînées qui absorbaient toute la lumière. Une couleur verdâtre feutrée baignait l’endroit, bien plus saine que le gris morne du début.
Gerhild pris un peu de distance avec le trio et lui parla à mi-voix, pour ne pas être entendu.
– Handal, ces deux hommes, je connais leur armes. Je ne les ai pas reconnues immédiatement, Ils en ont effacé les seaux et le design a changé. Mais il y a peu de doute possible, ils sont équipés par T.A.L.I.S. Ils portent des coupeurs haute pression. Ça te découpe n’importe quoi.
Handal fronça les sourcil, voilà qui confirmait son intuition.
– Henri est de mèche. Il croit encore à leur mensonge.
– C’est certain.
Son regard glissa sur son bras, celui qu’elle avait tordu sans ménagement. Des motifs abstraits avaient fleuri sur sa manche.
– Handal, fit-elle hébétée. Tu es parti dans cet état ?
– Pas vraiment eu le choix, répliqua-t-il entre ses dents pour ne pas être entendu. Et puis je ne suis pas parti “dans cet état”, j’avais suturé.
Elle lui coula un regard entendu, l’air de le défier à lui reprocher son intervention.
Le juge et les deux loustics étaient une toute autre affaire. Et s'ils venaient bien de la part de T.A.L.I.S, alors que voulait-elle récupérer ? La zone entière ? Elle oserait ? Et Handal les menait tout droit à leur objectif.
Bon sang, Henri avait subi tout autant qu’eux les conséquences de l’installation de l’usine. Sa propre fille avait fait partie des victimes des miasmes qu’elle projetait. Voyant son espérance de vie réduite à peau de chagrin, il la protégeait dans un cocon doré. Douillet mais une cage tout de même qui la privait de son enfance. Pourtant, dès que T.A.L.I.S pointait le museau, il sautait sur l'occasion et entraînait Handal dans la manœuvre, alors que ce dernier avait été l’un des opposants les plus critiques. Il avait tout de même réussi à retourner le village, même Gerhild avait rompu son contrat pour le soutenir.
Handal n’avait pas la rhétorique pour soulever les foules. Loin de là, il avait seulement appuyé là où ça clochait. Les indices ne manquaient pas, on pouvait même dire qu’il était trop tard d’une certaine façon. En tout cas tel était le cas pour Handal qui venait de perdre sa femme. Une insuffisance respiratoire due à une malformation des poumons, qu’ils disaient. Une bien étrange pathologies qui serait survenue à l’âge adulte. Handal avait beau être un meunier traditionnel, il n’en était pas plus stupide ou instruit. La goutte de trop pour son esprit méfiant, cela avait enflammé sa désapprobation et son rejet vis-à-vis de la corporation. Comme par hasard, un mal identique frappait la gamine. Sauf que le juge était bien plus prompt à croire des chimères.
À cause du ciel bas qui s’obstinait, la nuit approchait bien plus vite, et ils se trouvaient toujours sous les frondaisons, perdus. Il arrivèrent au pied d’un promontoire tout proche qui leur offrirait la position dégagée dont ils avaient besoin. La rivière à sa base n’était guère plus qu’un large ruban d’eau qui roulait sur les cailloux. La profondeur presque inexistante leur permettait de traverser et d’atteindre les hauteurs dont ils avaient besoin pour s'orienter.
De l’autre côté, un monticule lunaire semé de rochers de granites, un arbre solitaire à demi couché, trônait en son centre. Des pompons de campanules violettes entouraient le tronc, seule couleur sur la collines grise. La mousse qui envahissait son tronc ainsi que son unique branche dépouillée de rameaux laissaient peu de doute : le chêne était en fin de vie. Pourtant de belles feuilles s'élevaient encore vers le ciel de son unique branche, ainsi que de petits rameaux à la base du tronc. L’arbre résistait devant une fin inéluctable. De jeunes arbres s’élançaient déjà vers le ciel autour de lui.
Trop proches au goût de Handal, les ruines hideuses de T.A.L.I.S dominaient encore les arbres. Les nuages rasants flottaient la vision mais on devinait tout de même la végétation qui l’envahissait. Des lianes et des arbres dignes d’une forêt tropicale l’engloutissaient comme une cité millénaire, oubliée. Depuis ces hauteurs, c’était une excroissance végétale monstrueuse. L’infection s’étendait depuis les ruines avec tant de couleur qu’elle auait pu être belle. Elle était écœurante. La terre digérait cette abjection en panaches colorés et douloureux. Plus on s’éloignait de T.A.L.I.S plus les couleurs s’unifiaient, s’harmonisaient en intelligence. Le cœur du désastre se transformait lentement et palpitait de vie, aussi généreux que dangereux.
La gamine se tenait là, à demi allongée, auréolée de la lueur blafarde qui perçait difficilement le ciel, fragile poupée de chair. Ses cheveux dorés n'avaient pas perdu de leur éclat malgré les petites branches qui s’y emmêlaient. Elle reposait inerte. Handal détourna le regard quand son père se précipita sur elle. Cela lui rappelait un souvenir trop douloureux. Henri s’élançait malgré les entraves qu’Handal lui avait infligées. Trouvant de bon ton de lui maintenir la bride pour éviter un autre faux-filant. La fatigue perçait dans ses gestes, il peinait à lever les genoux aussi vite qu’il le souhaitait entre les cailloux et haletait fortement. Les autres se déplaçaient en arc de cercle dans un même élan professionnel pour sécuriser la motte. Le juge gémit avant même de l'atteindre et émit un hoquet étranglé. À une longueur de bras, il pouvait la toucher mais il n’en fit rien.
En grimpant avec réticence, Handal vit les yeux de l’enfant grands ouverts, ils brillaient d’une couleur surnaturelle. Elle respirait. Elle ne cilla pas, ni ne détourna son attention des ruines de T.A.L.I.S. Après une hésitation, son père la prit dans ses bras, au moment de son contact elle cligna enfin des yeux et leur accorda son attention. Elle les regarda un à un, ce n’était pas l’expression d’une enfant perdue et affamée. Ses doigts en disaient long, bleuis des baies toxiques qu’elle avait consommées. La gamine était sous psychotrope, ou autre influence de la forêt.
Mais ce regard, ni hagard, ni fou, quelque chose le traversait et rendait perplexe Handal. Il plissa des paupières sous une méfiance instinctive. Une transcendance palpitait chez l’enfant, étrange et inhumaine. Son sang se glaçait inexplicablement. Il chercha la cause de son malaise autour de lui, mais revenait toujours vers la gamine. Elle s’était arrêté sur lui, et ne cessait de le fixer.
Au loin des branches craquaient sous l’influence du vent... et se rapprochaient ? Sauf qu’il n’y avait aucun vent, pas un souffle. Et pourtant un concert de craquement gonflait, devenant difficile à soutenir pour leur oreilles humaines.
Et les arbres, n’étaient-ils pas moins avancés sur la petite colline ? L’enfant se figea, elle semblait écouter, comprendre. Sa tête se secouait de faible tressaillement. Les arbres se parlaient. Ils se répondaient.
– Brûleur, l’appela-t-elle, avec une immobilité qui ne collait pas à une enfant.
Elle descendit de l’arbre, corps frêle, minuscule sa robe accrochait l’écorce. Des racines sortaient du sol et battaient la terre comme obéissant à une danse au schémas inconnue.
Handal eut un mouvement de recul irrépressible. Entre le large tronc moussu et la des rochers du sol tout aussi vert de mousse un museau noir resortait. Masqué par le vert qui envahissait son pelage, un ours titanesque dormait. Des écailles pointues dont une rainure enflait le centre parcouraient son dos et son crâne. Leur forme évoquait les écailles des pommes de pin, envahies de mousse épaisse. Un étrange mélange d’animal et de végétal qui lui offrait un camouflage parfait. Seul son museau et le souffle lent trahissait sa présence.
– Il ne vous fera rien, il est seulement malade.
La panique voulait prendre le dessus. Le cœur d’Handal battait brutalement, comme s’il voulait se frayer un chemin hors de sa poitrine. Des tambours résonnaient dans ses tympans, le rendant à demi sourd. Il déglutit difficilement une salive sèche. Il n’était pas le seul.
Du coin de l'œil, à la limite de sa vision, il aperçut un des malabars, celui qui portait les bouteilles de compression, s'emparer de son arme à haute pression et viser l’enfant. D’un instant à l’autre elle serait morte, affreusement mutilée.
Les racines s’affolèrent muées par une volonté propre. elles surgissaient en gerbe de terre, labouraient et fouettaient la terre comme prises de paniques. Le frère le couvrait à coup de machette à travers la ruée d’écorces, un maillage de plus en plus dense les cernait. Handal ne percevait que des fractions de leur résistance. Avec Gerhild, il tenta de pénétrer de force à travers la barrière mouvante. Elle les rejeta brutalement en arrière. Il heurta brutalement le sol. Le masque d’Handal se fendit sous l’impact. Des pierres aux trajectoires chaotiques roulaient autour d’eux. Elles menaçaient de leur rouler dessus s’ils ne se remettaient pas sur pied.
Une marre de brume éclata, avalant définitivement les deux soldats à sa vue. Elle se dissipa en même temps que les racines.
Les deux silhouettes se tenaient immobiles dans des positions étranges aux angles impossibles. Pris en tenaille par les racines, l’un d’eux avait un bras tendu vers le ciel. Un trou béant ouvrait les bouteilles de compression, d’où s’était échappée la vapeur. En un rien de temps plus rien ne subsistait hormis un cumulus noir de terre fumante. Que pouvaient-ils faire contre cette entité ?
Derrière l’enfant, son gardien végétal dormait encore, sourd au vacarme de l’affrontement.
Des gargouillis étranges et glaçants émanaient des deux belliqueux. Leur peau rougissait et gonflait de manière grotesque sous la pression des cordes ligneuses. Leurs membres se tordaient sous une force effroyable. Et puis soudain, des tiges sortaient de leur gorges boursouflées, trouvant le chemin vers la lumière à travers eux. Leurs yeux bourgeonnaient comme des tumeurs pour éclater et glisser en filament rouge sur leur joues violettes, ne laissant que des crevasses ternes.
– Nous, ne vous voulons aucun mal. murmura-t-elle.
Malgré tout, Handal le brûleur paniqua. Ce n’était pas un soldat. Il ne voulait pas finir les yeux comme des bourgeons terreux. Sauf que des racines lui enfermaient les chevilles, le maintenant en place. Autour de lui, ça dansait comme des serpents.
La voix fluette de petite fille avec en plus une vibration nouvelle, l'écho d’une multitude voilées. Les bruissements dans l’air n'empêchaient pas de la comprendre, au contraire, ils portaient ses mots, comme une vague un navire.
Les brindilles dans ses cheveux ne s’y étaient pas accrochées, elles y poussaient, de même que de petites lianes aux bourgeons vert clair. La racine de ses cheveux dessinaient des entrelât blanc qui rapelaient les petites racines des plantes d’ornement sur son front, de celles qui dépassent des pôts lorsqu’elles ont trop grandit. Entre les morceaux déchirés de ses manches et de ses robes, on devinait des articulations ligneuses comme de l’écorce. L’enfant n’était plus tout à fait humaine, elle était quelque chose de plus.
– Au début, ce n’était pas le cas. Mais cette petite graine nous a beaucoup appris, fit-elle, elle penchait légèrement la tête d’un côté puis de l’autre, comme si elle hésitait sous quel angle regarder. C’était une bonne chose de la faire germer.
– Qu’avez vous fait à ma fille ?, s'exclama le juge. La terreur tordait ses mots en intonations discordantes.
Il la saisit par les deux bras. L’enfant resta de marbre, indifférent au traitement qu’il lui infligeait et aux secousses. Ses yeux fixes dérangeaient toujours Handal. Elle semblait incapable de dormir et ses cernes se coloraient de motifs iridescents.
– Une coquille, que vous nous avez envoyée. Nous l’avons remplie. répondit-elle lointaine, perdue dans ses pensées nées des profondeurs terrestres.
Son père gémit. Regrettait-il ses différents marchés avec T.A.L.I.S ? Si c’était le cas pourquoi avoir recommencé avec les deux émissaires ? Handal se désintéressa du juge piteusement prostré au pied du chêne.
– Vous les avez tués.
– Ils souhaitaient nous détruire. Cesser de nous brûler, Brûleur. Nous ne sommes pas votre ennemi.
Cela fleurait la menace. Finir en tuteur ne faisait pas partie de ces intentions. La forêt pouvait-elle se montrer belliqueuse ou était un simple fait ? Il s’humecta les lèvres, elles étaient sèches depuis un moment. Plus assez d’eau.
– Je ne peux pas. Les spores se répendraient d’autant plus, menaçant le village et les gens.
Elle se mordit les lèvres, et hocha la tête. La première attitude humaine qui lui échappa.
– Tout cela touche à sa fin.
– La fin de quoi ?
– Le poison que vous craignez se décompose et disparaît, brisé par les fongiques vivant dans nos racines. Après, nous… l’ignorons. Toutes nos racines ne sont pas d'accord entre elles. Cela dépendra de vous. Ce qui est fait, restera là. Nous resterons.
– Qu’est ce que vous êtes ?
– Nous sommes Talis.
– T.A.L.I.S ? s’écria-t-il.
Elle grimaça.
– Oui et non. Notre origine, notre éveil. Nous sommes tout ce qu’il y a autour de vous.
Elle s’approcha de l’ours endormi et effleura le front casqué d’écailles. L’animal ouvrit des paupières lourdes et s’ébroua. Elle continua en caressant le pelage mi-poil-écaille-mousse de la bête.
– Un message court parmi les spores et les champignons, d'autres forêts subissent les mêmes sévices dans leur sommeil. Trop jeunes, sans vénérables pour les guider, leur sol est léthargique par l’exploitation, elles parlent à peine. Notre cas ne doit pas être unique. Elles doivent s’éveiller.
Un ensemble pensant qui annonçait le règne des ligneux et des fongiques. Voilà qui ne lui hérissait le poil.
Il cherchait depuis des années une union, quelque chose pour se venger de cette maudite corporation, mais personne ne l’écoutait. Et bien, cela valait le coup, une union avec la terre – ou presque – contre la corporation T.A.L.I.S elle-même.
Une buée commençait à envahir sa visière, de dépit il retira son masque. De tout façon la fissure le rendait inutile.
Handal gratta la naissance de barbe qui lui mordait les joues et jeta un œil à Gerhild. Elle n’avait pas été épargnée par les racines et souffrait de multiples écorchures. Une partie de son rétro-éclairage clignotait. Elle lui adressa un hochement de tête si ténu qu’il aurait pu l’imaginer, mais sa posture confiante lui transmit ce qu’il cherchait.
– C’est tordu, fit-il, un frisson résolu lui parcourait l’échine et lui étira un sourire.
Il avait hâte de répandre de nouvelles cendres.