... ("traîne ou traînée")

Par Liné

Qu’une autre main que la mienne empoigne les conserves, trie les légumes, déverse le tout dans un sac – est un immense soulagement. J’observe distraitement Émilie faire les courses, choisir les produits, commenter les prix, et je la suis en trottinant. Mes pieds glissent sur le carrelage de la supérette, un maigre couinement nous accompagne tandis que les néons clignotent au-dessus de nos têtes.

— Le pesto, tu le préfères rouge ou vert ?

Je m’en moque. Je réponds une couleur, au hasard, qui m’amène à celles de ma pieuvre éphémère. Hier soir, et ce matin, j’ai dessiné comme pas permis. Mes mains ont fureté sur les feuilles, mélangé les teintes, les contours des personnages se sont précisés, tantôt vaporeux, tantôt plus définis – selon ce qui me plait d’extraire d’eux. Une chance, que ma cousine se soit portée volontaire pour participer à la vie quotidienne de la bicoque.

Au détour d’une allée, mes muscles se tendent. Face à nous, le profil ciselé de Jonathan se détache du rayon yahourts. Il discute avec quelqu’un que je ne vois pas. Émilie perçoit mon malaise, mon arrêt sur images, et chuchote :

— Bordel, on avait pas besoin de lui. S’il te saoule, tu m’envoies et je lui casse les dents.

Sa colère m’amuse, je me détends. La supérette est petite, et évidemment, Jonathan se tourne vers nous et finit par nous voir. Il arrête sa discussion en plein élan et me regarde, incertain de la marche à suivre. J’esquisse un signe de main, lointain, histoire d’être polie. Émilie ne tente rien. Au terme d’une longue seconde, il s’approche de nous. Le visage de la personne avec qui il discutait remplace le sien, se calque à son tour par-dessus les rangées de pots immaculés. Je reconnais Hadrien à son air surpris puis goguenard.

— Salut Victoire, ça va ?

Jonathan se penche pour me faire la bise. La sensation de ses lèvres sur les miennes revient picoter l’arrière de ma nuque. Il fait la bise à Émilie, qui tend la joue dans une économie de gestes réfléchie.

— Alors, tu racontes quoi ?

Il lance la conversation mais aucune bouée à laquelle me raccrocher. Comment réagir à l’énoncé de cette question banale, trop ouverte, jetée par politesse et qui, souvent, manque d’authenticité ? Je ne le connais pas assez pour lui fournir une réponse qui aurait du sens, une couleur et une forme à agripper. J’inspire, des tas de solutions s’agglutinent dans mon esprit, raconter la matinée, la BD ? Raconter la grand-mère ? Ou s’arrêter sur la banalité affligeante de ce moment-ci, on est venues acheter des pâtes et du riz ? En attendant, je ne dis rien. Les néons grésillent, les traits de Jonathan se décomposent.

— Tu pourrais lui répondre, au moins.

La voix nasillarde d’Hadrien se marie à merveille avec le bourdonnement intempestif des néons. Face au silence qui s’ensuit, il se sent encouragé de poursuivre :

— C’est la chose à faire quand on te parle. Ça vaut pour le téléphone, aussi.

Je fronce les sourcils.

— Mec, lâche l’affaire, intervient Jonathan.

À mes côtés, Émilie se crispe. Ses doigts s’enroulent un peu plus fort autour de l’anse de son panier.

— T’as vu comment elle te traite ? continue Hadrien, occultant complètement notre présence à toutes deux. Ça fait des plombes que je te le dis, elle fait n’importe quoi avec toi, elle te balade. C’est qu’une…

Il s’arrête pile à temps. Le sang me monte aux joues, les battements de mon cœur éclatent dans ma gorge. Tout le monde connait le genre de mots qui complète cette phrase.

— C’est qu’une quoi ?

Émilie pose son panier au sol et fait un pas vers Hadrien.

— Vas-y. Une quoi ?

Ils se toisent. Émilie est sensiblement plus petite que lui. Je n’ose pas baisser les yeux, regarder si elle se juche sur la pointe de ses pieds. Mais elle pousse vers le plafond, paraît s’étirer, grandir, prendre bien plus de place que les deux garçons l’imaginaient. Hadrien perd contenance, ça se voit. Il doit sans doute se triturer les méninges, va-t-il renchérir, proposer une escalade ? Ou dégonfler la poitrine ?

— Une pute. Une salope. Je te laisse choisir.

Il prononce ces mots avec, dans les yeux, un éclair de méchanceté. Mais sa voix est tout de suite moins affirmée, un brin bancale. Comme s’il forçait les choses pour ne pas perdre la face. J’en reste sidérée. Je connais ces insultes, pute, salope, entendues un million de fois, résonner dans les rues ou dans les films. Je sais les tentacules qui grossissent, qui glissent dans la tête et s’y lovent, grattant les parois du crâne, répétant et répétant encore pute, salope, pute, salope, des jours, des années plus tard. À ma mort on me dissèquera, et on trouvera sur mes os ces salissures tatouées jusque dans ma moelle. Demain, Hadrien n'y pensera même plus.  

— On laisse pas un mec en plan comme ça, continue-t-il. Jonathan a été super gentil avec toi, vous êtes sortis quelques fois, il arrête pas de t’écrire et toi tu l’envoies chier. Ça se fait pas. Même avec ta grand-mère et toutes les excuses que tu peux avoir, ça se fait pas.

Je ne maîtrise pas la main qui s’envole puis fends les airs, atterrit sur la joue d’Hadrien en un claquement qui fait sursauter tout le monde.

— Je t’interdis de parler de ma grand-mère.

L’idée que Nellie existe pour Hadrien, qu’il puisse penser à elle, l’évoquer, me met hors de moi. Il n’a pas le droit de dire son nom, pas le droit de la mettre en scène. Elle n’est pas une marionnette à sa disposition, pas une carte qu’il peut se permettre de jouer pour se sortir d’affaire.

Jonathan tire sur la manche de son ami.

— Viens, on sort.

Hadrien se dégage d’un rapide coup de bras. Il a les yeux rivetés sur les miens.  

— Ta grand-mère, tout le monde en parle. Depuis longtemps. Tu finiras sans doute comme elle, à tuer des bébés. Si ça se trouve, tu l’as déjà fait. Ta grand-mère a fait ça quand c’était illégal, et elle le savait. Elle a fait ça sur elle et elle a fait ça sur les autres. Des tas d’autres. À ce qui paraît, c’était une vraie usine. Heureusement qu’il y a encore la clause de conscience. Ça fait depuis que je suis gamin que j’entends parler de ta grand-mère, mon père m’a prévenu. On a toute une liste d’avorteuses. Il y en a qui sont encore en vie. C’est en prison qu’elle devrait crever, ta grand-mère, pas à l’EHPAD.

Jonathan empoigne le bras d’Hadrien, le secoue. Mais Hadrien reste de marbre, les yeux descendus sur moi, creusant le sol sous mes pieds et tachant de m’y enterrer. Il se plante à l’intérieur de moi, fait durer son petit effet et savoure sa semence.

Je suis sonnée. Émilie aussi.

— Vous deux ! Oui, vous deux !

Seul Jonathan se tourne vers la gérante de la supérette, que je devine penchée par-dessus sa caisse.

— Jeunes hommes, je vous demande de sortir du magasin. Maintenant.

Jonathan argumente maladroitement, ils ont des courses à faire, pourquoi sont-ils chassés ? La gérante insiste. Leur échange me traverse comme un fantôme un mur. Émilie s’écarte. Jonathan et Hadrien effleurent nos épaules et quittent la supérette, laissant derrière eux le tintement de la clochette et la confusion dans mes pensées.

Déjà, je ressasse. À toutes berzingues. Il a parlé de prison et d’EHPAD. Et, avant ça, il a posé les mots avorteuses. Illégal. Usine. Je remonte le fil, navigue à contre-courant, qu’est-ce que ces histoires viennent faire là ? Comment voyage-t-on du rayon yaourts à la jeunesse de ma grand-mère, quelle est cette nausée qui me saisit l’estomac comme si je descendais d’un bateau-pirate – et pourquoi s’impose à moi l’image, atroce, grotesque, d’un fœtus dans une boîte de conserve ?

Émilie reprend son panier, jette un regard à gauche, puis à droite. Un peu perdue.

— Ça va ?

Je répondis oui, je me sens vagues. Mes pensées clapotent d’une sensation à une autre. Je tends un bras, je saisis un paquet de riz et le place dans le panier, mécanique. Chacun de mes mouvements grince, la rouille gagne mes os. À croire que je n’ai pas bougé depuis une éternité, me laissant gagner par les flots de paroles non désirés, venus lécher ma peau, mes membres, pour mieux m’éroder.

— Et toi ?

Ma cousine prend une profonde inspiration.

— Tu savais, pour mamie ? me demande-t-elle.

— Non. Et toi ?

— Non plus.

— Si ça se trouve, il ment.

— Peut-être.

Je considère la possibilité du mensonge. Hadrien qui, dépassé par une situation qui ne le concerne pas – une romance qui n’a jamais existé – décide de heurter là où ça pourrait faire mal. Selon lui. Hadrien qui va chercher dans un recoin obtus de son imagination des photographies improbables. Et pourtant, plausibles. Ses rouages me sautent soudain aux yeux : il a parlé de ma grand-mère parce que je lui ai demandé de ne pas le faire. Quoi que je dise, quelle que soit ma réaction, il aurait choisi le contre-pied.

La rage revient toquer à ma porte, je serre les poings. Me dirige vers la sortie, fais tonner la clochette. Les deux garçons sont encore devant la supérette, à vérifier quelque chose sur leur téléphone. Ils ont l’air d’aller très bien. Je m’élance vers eux tandis qu’ils lèvent la tête et me voient, surpris. J’ignore ostensiblement Hadrien et me plante face à Jonathan.

— Je te dois rien. On s’est vus quelque fois, mais on se connait pas tant que ça. J’ai pas de place pour toi. J’ai pas envie de toi. J’aime pas ta présence. T’es juste là, à… à rien. Tu comprends pas que ma vie est occupée par ma grand-mère. Tu comprends pas non plus que ton pote est un connard, tu lui laisses tout passer sans rien dire. Tu détournes le regard quand ça t’arrange.  

Il baisse les yeux.

— Je veux pas que tu m’écrives. J’ai pas demandé à ce que tu m’embrasses. T’es juste un mec sympa que j’ai rencontré un soir dans un bar. Je vois pas pourquoi tout le monde voudrait qu’on file le parfait amour. La prochaine fois qu’on se croise, on se dit bonjour poliment et ça s’arrête là.

Je me vois rouge. Une longue tenue rouge qui prend naissance sur mes épaules, descend le long de mon corps et glisse loin, loin derrière moi en une traîne impeccable. Traîne ou traînée, je m’en fous, tout est toujours si arbitraire, faussé. Défini par les autres. Avec une traîne en point d’arrimage, ma traîne comme ancre, j’arrêterai sans doute de courir partout. De m’échiner à contenter tout le monde.

Je lance un regard noir à Hadrien. Romance avortée, je pense, voilà ce sur quoi il fallait mettre le doigt. Je tourne les talons et rejoins Émilie, qui a suivi la scène depuis la caisse de la supérette – un sourire en coin. Un sourire de feu : elle est fière de moi.

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