Traversée

Par Mart

Je suis immobile. Je n’aime pas l’immobilité, elle laisse le temps de penser. Mais le rouge ne me laissera pas avancer.

Je laisse l’observation prendre le dessus dans un effort pour fuir mes douloureuses pensées. Il est trop tard, inutile de revenir là-dessus.

Le flot de voitures est continu, son débit rapide tend à fondre ensemble la myriade de couleurs qui passent devant moi. C’est loin du calme bleu que j’ai pu connaître.

Vert. Le fleuve automobile tarit, le mien se remet en marche. Je me laisse emporter, le regard rivé au sol ; pauvre épave qui n’attend que de couler.

Paradoxalement, c’est le flot qui tend à m’avaler qui me tient debout. Je voudrais bien sombrer – le fond, je l’ai déjà atteint – mais il est plus facile de se laisser aller.

Blanc – Blanc – Blanc – … J’arrive sur l’autre rive. Il y a une certaine fatalité à cette traversée. Mais j’essaie de l’ignorer, de me concentrer sur le sol, les dalles du trottoir et leurs imperfections. Des autres, je ne vois que les pieds. Belles chaussures cirées, reluisantes de noirceur, mocassins d’un brun fade, bourbe de ce fleuve… et ces escarpins. Rouges. Leur texture me rappelle celle de lèvres. Ses lèvres.

Soudain, elle est partout. Son parfum m’enveloppe et repart alors qu’une autre paire de pieds croise mon chemin. Une veste qui me frôle me rappelle sa peau sombre, si douce au toucher.

Je relève la figure, cherche son visage, désespérément. J’ai besoin de la voir ! Cette idée m’obsède. Embrasser ses lèvres, sentir son parfum, caresser sa peau. Je viens à peine d’entamer ma fuite, flottant sur la foule, que déjà l’addiction reprend le dessus.

Et il est vain de la combattre…

Mais elle… Que dirait-elle si je revenais ? Pourrais-je… ? Peut-être que tout n’est pas perdu !

Il faut que j’y retourne. Cette pensée m’immobilise. On me bouscule, mais ce n’est rien à côté de la marée de sentiments qui engloutit mon cœur.

Je commence à jouer des coudes pour sortir du rang, rejoindre le courant opposé. Des remarques indignées s’élèvent autour de moi, je ne les écoute pas.

Je reviens sur mes pas, me rapproche d’elle, saumon revenant à sa source. Pas assez vite encore. Je ne peux pas me contenter d’avancer avec le reste. Ils semblent s’immobiliser autour de moi, comme pour m’empêcher de passer. Alors je les écarte. Je m’élance, gagne de la vitesse comme l’espoir me gagne.

Autour de moi, on s’indigne, on me crie dessus. Je n’en ai rien à faire. Je la rejoindrai !

Tout à coup, j’émerge de la foule. J’ai brisé le barrage ! En un clin d’œil, j’aperçois devant moi les lignes blanches, le signal rouge.

Le courant est fort, mais je dois tenter la traversée ! Toute rationalité m’a abandonné, assujetti par mon besoin de la revoir, de me faire pardonner.

Mais un bruit d’Enfer m’arrête. Un véritable rugissement.

L’ours arrêtera le saumon, c’est inévitable. Je le vois dans son regard, jaune.

On ne revient pas de l’autre rive du fleuve. Noir.

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Fy_
Posté le 17/05/2020
Coucou,
Quand j'ai commencé à lire ton texte, la première phrase m'a accroché. L'immobilité laisse le temps de penser. C'est bien vrai.
Et puis, au fur et à mesure que je lisais, j'ai été surprise par le soudain changement d'état. Tu es dans tes pensées, tu marches, descriptions des passants, et là, hop, soudainement elle te revient à l'esprit et tu te réveilles, tu t'affoles qu'il soit trop tard et tu fais soudainement demi tour...

Ça me rappelle un poème que j'ai écrit ("rencontre" dans "mots d'âme"). Le regard qui cherche cette personne dans la foule, qui la voit partout et qui, après un bref croisement de regard, est happé dans la foule et essaie désespérément d'aller à contre sens pour rattraper ce regard.

Pour ce qui est de la fin, je trouve juste dommage que cette volonté de fer de la rejoindre soit écrasée par la perspective du courant trop dangereux. Que se serait il passé si malgré cela tu avais traversé ? Si tu avais réussi à la rejoindre ?

C'est profond et très bien écrit.
Merci pour cet agréable moment de lecture,
Au plaisir de te lire,
Fy
Mart
Posté le 17/05/2020
Coucou !
Merci pour ton beau grand commentaire !
Encore une fois, j'aime bien la façon dont tu t'immerges dans le texte, qu'il fait écho en toi.
Par rapport à la fin,tu n'as peut-être pas bien capté mon intention.
Ce n'est pas un manque de volonté qui a arrêté le narrateur, mais quelque chose de plus lourd... Et qui a des roues.

Merci encore pour ton retour !
Au plaisir de te lire,
Mart
Fy_
Posté le 18/05/2020
Aah d'accoooord x)
J'avais vaguement deviné mais j'ai préféré imaginer une fin moins tragique xD
Fy
aslterxys
Posté le 27/08/2019
Salut !
J'aime beaucoup ton écriture, c'est super fluide et les mots se répondent parfaitement. J'ai trouvé le texte très beau, les couleurs qui se suivent c'est absolument génial. Je ne suis pas sûr néanmoins d'avoir compris la fin, ce qui n'enlève rien au charme de la nouvelle !
Mart
Posté le 27/08/2019
Salut!
Merci pour ce commentaire flatteur!
Pour la fin... Je pourrais t'expliquer ce que j'ai voulu écrire, mais tu peux aussi me dire ce que tu as compris, c'est sans doute plus intéressant ;)
aslterxys
Posté le 27/08/2019
De rien !
J'ai compris que ton narrateur se faisait renverser par une voiture ?
Mart
Posté le 27/08/2019
C'est tout à fait ça! (Enfin, je pensais plutôt à un bus ou un camion, mais c'est du détail ^^)
aslterxys
Posté le 27/08/2019
Alors tout est parfait !
Olek
Posté le 05/10/2018
Salut Mart !
J'aime beaucoup le jeu de couleur que tu nous offres dans cette nouvelle. 
Je voudrais seulement signaler quand filant ta métaphore du saumon, tu as aussi fait une répétition de ce mot. Certes, à plusieurs lignes d'intervalles, mais ça me chiffone un rien... Transformeras-tu ce saumon en poisson ? Après, c'est pas grand chose encore une fois. 
Je trouve aussi le passage sentimentique (et romantal) un peu trop trop. Après, je dis ça et je me rappellede certains poèmes que j'ai écrit au lycée, et je le dis que je n'ai aucun commentaire à faire... Enfin, voilà. 
J'aime cette idée de voir la rue en terme de couleurs, ça semble rendre tout moins oppressant. 
Bref, tu t'es manifestement plu à l'écrire et on se plait à la lire !
A bientôt,
Olek
Mart
Posté le 05/10/2018
Coucou Olek!
Merci pour ta lecture et ton commentaire!
Je vais changer le deuxième "saumon" en poisson comme tu le suggères, cela ne nuit en effet aucunement à la métaphore. Quant au passage... Je vais attendre de voir ce qu'en pensent d'autres personnes. S'il est en effet exagéré, mon protagoniste est loin d'être rationnel, et ce passage ne me dérange pas. Mais je comprends tout à fait ton opinion. (Je ne serai certainement pas celui qui te lancerai la première pierre pour poème mielleux ou foiré ;) )
Je me suis en effet bien amusé, content que ce petit texte t'ait plu aussi! 
À bientôt,
Mart 
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